jeudi 28 mars 2024
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Violences faites aux femmes – Robert Gelli : « On va vers une répression accrue »

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Face aux violences contre les femmes, le secrétaire d’État à la justice, Robert Gelli, prône une tolérance zéro. Il explique les contours de sa politique pénale à Monaco Hebdo.

Longtemps qualifiés de « crimes passionnels », on parle désormais essentiellement de « féminicides »  (1) : que marque ce changement ?

Que ce soit « crimes passionnels » ou « féminicides », dans les deux cas, il ne s’agit pas d’appellations juridiques. Ce changement d’appellation est intéressant, parce que cela montre qu’un « crime passionnel » qui a une connotation un peu atténuante, apparaissait presque comme une sorte d’excuse. Alors que c’est un crime. C’est presque plus grave même, parce qu’on tue quelqu’un dont on est proche, quelqu’un que l’on a aimé. Cette évolution est donc intéressante, parce qu’elle montre que l’opinion publique aborde ces questions-là de façon différente. En utilisant le terme « féminicide », on indique que le sexe de la personne est déterminant dans la commission de l’acte. Il s’agit de la violence et d’un crime à l’encontre d’une femme.

Notre société a-t-elle trop longtemps refusé d’ouvrir les yeux sur l’ampleur et la réalité des féminicides ?

Effectivement, notre société n’a pas considéré à la juste valeur, et à la juste mesure, que les crimes contre les femmes sont un sujet qui dépasse largement les relations individuelles. C’est aussi un sujet de société. C’est aussi un sujet qui renvoie à des organisations dans lesquelles l’homme domine.

Estimez-vous que la parole des femmes est aujourd’hui totalement libérée, notamment grâce à la vague #MeToo ?

Malgré #MeToo, il y a encore des efforts à faire. Car, d’une manière générale, la prise de parole des victimes, quand il s’agit de victimes proches de leurs auteurs, n’est jamais facile. Cette parole est d’autant plus difficile à révéler que, dans un couple, il peut y avoir des relations de domination de l’un sur l’autre ou des rapports de force inégaux. Et souvent, c’est l’homme qui a une force plus importante dans ce rapport. Il y a aussi des problématiques qui ne sont pas seulement physiques, mais aussi économiques, sociales… Tout cela fait que la femme a encore plus de difficultés à révéler les faits dont elle est victime.

Un contexte de séparation et la prise de contrôle radicale d’un homme sur une femme : c’est la mécanique la plus récurrente dans un féminicide ?

Ce n’est pas la seule règle, mais il est vrai que la séparation, ou les périodes de querelles qui se déroulent avant et après la séparation, représentent environ la moitié des cas. D’autres mécanismes existent : la mésentente générale, la relation qui se délite, l’alcool… Mais ce ne sont évidemment pas des excuses. Ce sont uniquement des éléments qui permettent de comprendre le passage à l’acte, sans l’atténuer.

Quelle est la situation générale pour les violences faites aux femmes à Monaco ?

Dans les chiffres (2) publiés en janvier 2021 par l’Institut monégasque de la statistique et des études économiques (Imsee), au-delà de la hausse de 18 % des violences faites aux femmes en 2020 avec 39 cas recensés contre 33 en 2019, j’ai été marqué par la capacité à libérer la parole et à la recueillir. Le pourcentage de victimes résidant en principauté est plus important qu’en 2019. Cela s’explique notamment par le fait qu’un important travail a été fait, notamment par la déléguée interministérielle pour les droits des femmes [lire son interview dans ce dossier — NDLR], ou par les associations. Couplé à la sensibilisation des différents acteurs, ce travail fait que les victimes qui habitent à Monaco se manifestent davantage.

Robert Gelli. Secrétaire d’État à la justice © Photo Iulian Giurca – Monaco Hebdo.

« Il faut systématiquement prendre en compte toute plainte, et puis l’instruire complètement, pour la conduire jusqu’à la réponse pénale. Évidemment, cela ne résout pas tout. Mais, au moins, chaque événement qui ne peut pas être accepté dans une société, aura été clairement identifié et instruit. »

Pendant le confinement lié à la pandémie de Covid-19, à Monaco il y avait mécaniquement moins de personnes venant de l’étranger ?

C’est aussi un élément à prendre en compte, en effet. Mais néanmoins, en 2020, 72 % des personnes concernées résidaient à Monaco, contre 58 % en 2019. Ensuite, c’est une constante, mais on voit que les violences se déroulent le plus souvent dans le cadre intime, et sont le fait du conjoint ou de l’ex-conjoint.

À Monaco, « l’effet village » rend plus difficile la libération de la parole : que faire ?

C’est sûr, mais à Monaco les modes d’émergence de la parole sont les mêmes. Pour faciliter la prise de parole, on peut jouer sur différents facteurs. Il faut d’abord que les femmes sachent qu’il existe des personnes et des services capables de recevoir leurs plaintes. Ensuite, la libération de la parole suppose aussi la sensibilisation de toute une série d’acteurs : les médecins, l’hôpital, les travailleurs sociaux… Ces acteurs peuvent faciliter cette prise de parole, ou dénoncer. Je pense notamment au secteur médical. Bien sûr, la formation des professionnels est aussi importante, que ce soit la police ou à la justice. Des formations sont d’ailleurs en cours et sur la prochaine session, des avocats et des magistrats seront intégrés.

Il y a aussi la société civile ?

Le rôle de la société civile est extrêmement important. Notamment à travers les associations de victimes, ou les associations de femmes qui aident les victimes dans leurs démarches. Enfin, il y a le débat public et le rôle des médias, car il est très important de parler de ces violences faites aux femmes. Même sur un petit territoire comme celui de Monaco, il faut activer l’ensemble de ces leviers pour faire émerger la parole.

Pourtant, beaucoup de femmes ont encore peur de porter plainte et estiment que l’accueil auprès de la police n’est pas toujours à la hauteur ?

Des actions de sensibilisation et de formation ont été mises en place à destination des personnels de police. En tout cas, je pense que toute dénonciation de faits de violence, notamment au sein d’un couple, mérite qu’un procès-verbal soit établi par un policier formé et sensibilisé à ces questions-là. Il faut qu’une enquête soit systématiquement engagée. Cela repose sur la formation des policiers qui a donc été développée ces derniers temps. La féminisation de la police monégasque permet aussi, peut-être, à la femme policière de savoir un peu mieux comment réagit une autre femme. Il y a également les instructions qui peuvent être données par le parquet pour que toutes les plaintes soient prises, que les enquêtes soient faites, etc.

L’arsenal législatif est-il suffisamment protecteur pour les femmes en principauté ?

Ces dernières années, il y a eu des évolutions importantes. D’ailleurs, les comités d’évaluation qui se déroulent au niveau de l’Organisation des Nations Unies (Onu) ou du Conseil de l’Europe, notamment sur l’application de la convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, saluent les avancées de Monaco sur le plan normatif et législatif. L’arsenal législatif que nous avons à Monaco est tout à fait à la hauteur pour pouvoir prendre en compte toutes les situations de violences faites aux femmes.

En novembre 2020, un projet de loi a été déposé au Conseil national, afin de réformer les dispositions en ce qui concerne l’incrimination des agressions sexuelles ?

Ce projet de loi qui réforme l’incrimination des agressions sexuelles ne concerne pas seulement les femmes. Il concerne aussi les mineurs. Ce texte sera sans doute débattu lors de la prochaine session du Conseil national.

La politique pénale se durcit pour faire face aux violences qui touchent les femmes ?

Face aux violences faites aux femmes, on va vers une répression accrue et des modalités de traitement plus adaptées au processus judiciaire, en termes de qualifications, de mesures à prendre ou de sanctions à prononcer.

Comment traiter la question des auteurs de violences et les risques de récidives ?

On est aussi en train de travailler sur la prise en charge des auteurs de violences conjugales. Nous avons pour projet de mettre en place des prises en charge pour ces gens-là. Car il ne suffit pas de réprimer. Il faut aussi veiller à ce qu’il n’y ait pas de récidive. Dans ce domaine, la récidive est d’autant plus possible que auteurs et victimes sont souvent condamnés à se revoir, notamment quand ils ont des enfants en commun.

Robert Gelli. Secrétaire d’État à la justice © Photo Iulian Giurca – Monaco Hebdo.

« On a encore du travail à faire pour parvenir à faire émerger plus facilement les violences psychologiques qui sont plus difficiles à faire sortir et à établir. Il y a là un chiffre noir, que l’on a encore plus de mal à faire remonter à la surface »

Monaco étant un territoire de seulement 2 km2, impossible de miser sur le port d’un bracelet électronique ?

Faire porter un bracelet électronique aux auteurs de violences contre les femmes n’est pas une solution sur un territoire de 2 km2, comme celui de la principauté. En revanche, on peut poser des interdictions d’entrer en relation avec la victime, ainsi que des obligations, sous peine de sanctions pénales. Des obligations de soins peuvent aussi être décidées, avec des suivis psychologiques, notamment. Les auteurs de violences conjugales peuvent également être pris en charge dans le cadre de programmes de responsabilisation, de sensibilisation, avec un volet psychologique, juridique, etc.

Un fonds d’indemnisation des victimes de violences a aussi été évoqué en décembre 2020 en séance publique, au Conseil national ?

Ce sujet a été évoqué, car nous avons constaté des déséquilibres financiers entre auteur des violences et sa victime. De plus, l’auteur des violences n’a pas forcément les capacités financières à réparer les dégâts qu’il a causés. On travaille donc sur un fonds d’indemnisation pour les victimes des faits les plus graves.

Le confinement lié au Covid-19 a-t-il joué un rôle particulier dans les violences contre les femmes ?

Je trouve qu’il est difficile de tirer des conclusions sur un nombre de cas aussi faible [selon les chiffres publiés par l’Imsee, en 2020, 39 cas de violences faites aux femmes ont été recensés par la police – NDLR]. Mais on a le sentiment de ne pas avoir eu une flambée de cas liés au confinement. On ne fait pas de lien direct. Mais pour en savoir plus, il faudrait réaliser une analyse détaillée de chaque situation.

Par rapport aux types de violences enregistrés à Monaco, constatez-vous de grandes différences par rapport à la France ?

Dans la très grande majorité des dossiers, on constate des violences physiques, comme en France [selon l’Imsee, dans plus de 64 %, il s’agit de violences physiques et pour 10 % de violences sexuelles — NDLR]. Si, à cela, on ajoute les violences sexuelles, on est à plus de 70 %. Les violences psychologiques, économiques ou le harcèlement sont beaucoup moins fréquents. Sur ces trois sujets, il est plus difficile de libérer la parole, car l’emprise psychologique fait que la victime a encore plus de mal à parler. De plus, il est difficile de parvenir à constater une violence psychologique, car souvent il n’y a pas de témoins. Et, en général, celui qui exerce les violences psychologiques fait souvent preuve d’une bonne présentation vis-à-vis de l’extérieur. C’est dans le huis clos de la chambre qu’il exerce sa pression. Du coup, c’est vrai que l’on a encore du travail à faire pour parvenir à faire émerger plus facilement les violences psychologiques qui sont plus difficiles à faire sortir et à établir. Il y a là un chiffre noir, que l’on a encore plus de mal à faire remonter à la surface.

En France, selon un rapport de l’Inspection générale des services judiciaires, rendu public fin 2019, dans 63 % des féminicides, des violences préexistantes auraient pu constituer un signal d’alarme : quelle est la situation à Monaco et comment rendre ces signaux davantage visibles ?

Depuis que j’ai pris mes fonctions à Monaco, en octobre 2019, il n’y a heureusement pas eu de féminicide. En principauté, on ne peut donc pas tirer de conclusions, car nous n’avons pas la matière nécessaire. Mais à travers ce chiffre français se pose la question de savoir comment on traite les violences pour éviter que ça ne devienne des féminicides. Je considère que la première violence contre une femme doit systématiquement donner lieu à des réponses judiciaires. On ne peut pas se contenter d’un simple rappel à l’ordre. Il faut systématiquement prendre en compte toute plainte, et puis l’instruire complètement, pour la conduire jusqu’à la réponse pénale. Évidemment, cela ne résout pas tout. Mais, au moins, chaque événement qui ne peut pas être accepté dans une société, aura été clairement identifié et instruit.

En France, toujours selon ce rapport de l’Inspection générale des services judiciaires, dans 35 % des féminicides, les violences n’avaient pas été signalées à la police, mais elles étaient le plus souvent connues de la famille, des voisins ou des services sociaux : que faire face à ce constat ?

Je ne sais pas si on peut transposer à la même hauteur ce chiffre en principauté, mais on se rend compte que dans les dossiers de féminicides, il y a une part non négligeable, où il n’y a pas eu d’alertes ou d’antécédents connus. Et pourtant, des phénomènes de violences étaient sus par la famille, des proches ou des voisins. D’où l’importance de sensibiliser tous les acteurs, pour faire savoir que l’on peut signaler des faits de violence. Il faut absolument faire ce travail de pédagogie vis-à-vis du grand public.

Quels sont vos projets pour tenter de faire baisser les violences contre les femmes ?

Il y a deux projets qui sont déjà dans les tuyaux. D’une part, il y a le projet de loi déposé au Conseil national sur les violences sexuelles. D’autre part, il y a la mise en place d’un programme de prise en charge des auteurs de violences conjugales. Il faut donc adapter la législation pénale et le code pénal pour permettre de mettre en place ces prises en charge. Par exemple, comme c’est le cas en France, il faut permettre au parquet de faire des classements, sous condition de faire un stage, si on considère qu’il faut apporter une réponse dès le premier fait de violence, aussi faible soit-il.

1) Le terme « féminicide » a été mis en avant par Jill Radford et Diana Russell, deux féministes qui ont publié en 1992 Fémicide, The Politics of Woman Killing [L’Aspect politique du meurtre des femmes — NDLR]. Un féminicide se définit comme le meurtre de femmes, ou de jeunes filles, lié au fait qu’elles sont des femmes. Ce terme est désormais utilisé également par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou par l’Organisation des Nations unies (ONU). Il a fallu attendre 2015 pour que « féminicide » fasse son entrée dans Le Petit Robert.

2) L’étude de l’Imsee est à lire ici : https://www.imsee.mc/Actualites/Violences-faites-aux-femmes-a-Monaco-en-2020

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