vendredi 19 avril 2024
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Géraud Lefranc : « Pour les jeunes générations, le rapport au travail a changé »

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Géraud Lefranc, manager au sein du bureau de Michael Page Monaco, explique comment évolue le rapport au travail des 18-35 ans, et quelles sont leurs attentes. Interview.

La période de pandémie liée au Covid-19 a-t-elle eu un impact sur le rapport des 18-35 ans au travail ?

Chez les 18-35 ans, on observe un changement des priorités qui est lié au Covid. Ils sont demandeurs de davantage de flexibilité, et de la possibilité de télétravailler. Il y a aussi une quête de sens qui est importante pour eux.

Quelles sont les principales attentes des 18-35 ans que vous rencontrez ?

Ce qui est nouveau, c’est qu’il n’est plus tabou de poser comme première question si le télétravail est possible au sein de l’entreprise visée. Et si oui, combien de jours par semaine. Cette question revient systématiquement, en particulier chez les 18-35. Alors qu’il y a encore deux ans, c’était des questions qui étaient abordées en fin d’entretien, et qui n’avaient pas d’impact réel sur la décision finale du candidat. Le télétravail était alors surtout un élément favorable pour l’entreprise qui en proposait, mais ce n’était pas nécessairement défavorable si ce n’était pas possible. Aujourd’hui, l’absence de télétravail dans une entreprise peut être un point bloquant pour un candidat. En tant que recruteur, c’est le plus gros changement que j’observe dans mon quotidien.

« Aujourd’hui, 40 % des « millenials » disent avoir déjà choisi un emploi dans une entreprise, parce qu’elle agissait plus en faveur de l’environnement que ses concurrents. Cette différence est frappante avec les générations précédentes »

Selon une série de sondages et d’études réalisés en 2021 auprès des 18-24 ans (1) en France, les priorités des jeunes au travail sont l’autonomie, la quête de sens, et le culte de l’instant présent : vous constatez une tendance identique en principauté ?

Cela correspond à ce que nous observons, ici, à Monaco, ainsi qu’aux études auxquelles nous avons accès. Selon une étude réalisée par l’institut CSA, 78 % des salariés choisiraient, à offre équivalente, de rejoindre une entreprise qui est engagée pour la transition écologique. Aujourd’hui, 40 % des « millenials » disent avoir déjà choisi un emploi dans une entreprise, parce qu’elle agissait plus en faveur de l’environnement que ses concurrents. Cette différence est frappante avec les générations précédentes. Car moins de 25 % de la génération 40-55 ans disent avoir déjà fait ce choix, contre seulement 17 % pour la génération des 55-75 ans. En plus du télétravail, on observe aussi une demande de plus de flexibilité, mais aussi la volonté des jeunes générations d’avoir moins de hiérarchie. Avec des structures plus plates, et un contact direct avec les hauts dirigeants.

Le tissu entrepreneurial monégasque est-il en phase avec ces attentes ?

À Monaco, quelques entreprises montrent la voie. Que ce soit des entreprises internationales, des grands groupes, mais aussi des PME monégasques. Sur le marché monégasque, on retrouve beaucoup de PME. Or, il est beaucoup plus coûteux pour ces entreprises de mettre en place des solutions de télétravail pour tout le monde. En revanche, ces coûts sont plus faciles à supporter pour les grands groupes. Autre point qui pèse beaucoup : la difficulté d’accès à la principauté, qui joue contre Monaco. Parfois, on observe peu de flexibilité de la part de certaines entreprises, qui sont encore sur des modèles assez conservateurs, et qui désirent que leurs salariés arrivent à une heure fixe, sans se montrer compréhensif en cas de retard de train, par exemple. Aujourd’hui, ces modèles conservateurs sont moins adaptés aux nouvelles générations, qui sont très demandeuses de flexibilité.

« Le rapport au travail a changé. Pour ces jeunes générations, la vie personnelle par rapport au travail est plus importante qu’avant. Mais ces générations ne sont pas non plus déconnectées de la valeur travail »

Beaucoup de 18-35 ans disent préférer le management par les objectifs au management à l’horaire : Monaco est-il ouvert à ce type de management ?

En principauté, certaines entreprises montrent la voie à tous les niveaux. Il ne faut pas stigmatiser, ni les petites, ni les grandes entreprises monégasques. Il y a de très bons élèves, et de mauvais élèves, chez les entreprises internationales, chez les grands groupes, et chez les PME. Arriver en retard le matin, même en période de grève SNCF, est encore mal perçu par certains employeurs. Alors que l’on observe dans les grands groupes, sur les grandes places que sont Paris, Londres, et même d’une manière générale, que les entreprises suivent les résultats, sans demander aux salariés de pointer. Certains vont être très performants en travaillant moins, et à l’inverse des personnes qui font des journées très étendues en étant moins efficace. Il faut arriver à passer à un modèle de management aux résultats et non à l’horaire.

En 2020, le nombre de salariés du secteur privé a baissé en France de -3,9 % par rapport à 2019 (1) : est-ce dû au fait que pendant la pandémie de Covid-19 les gens se sont questionnés sur le sens au travail, et qu’ils ont décidé, pour certains, de changer de métier, quitte à démissionner ?

Non. Bien sûr, on a tous entendu des histoires autour de nous d’une personne qui aurait quitté son travail pendant la pandémie de Covid-19 pour aller élever des chèvres dans le Larzac. Mais, malgré tout, ce n’est pas significatif. Les cas de ce genre restent marginaux. Ce qui explique la baisse du nombre de salariés dans le secteur privé à Monaco par rapport à 2019, c’est que presque 15 % des emplois dépendent du secteur hébergement et restauration. Forcément, ce sont des secteurs qui ont mis plus de temps à se relancer, et qui n’ont pas encore atteint aujourd’hui [cette interview a été réalisée le 17 mars 2022 — NDLR] leur vitesse de croisière. C’est donc plus ça qui explique cette baisse, plutôt qu’une volonté de changement radical de vie.

« Parfois, on observe peu de flexibilité de la part de certaines entreprises, qui sont encore sur des modèles assez conservateurs, et qui désirent que leurs salariés arrivent à une heure fixe, sans se montrer compréhensif en cas de retard de train, par exemple. Aujourd’hui, ces modèles conservateurs sont moins adaptés aux nouvelles générations, qui sont très demandeuses de flexibilité »

Avez-vous de plus en plus de salariés, intérimaires ou permanents, qui démissionnent, et des entreprises clientes qui vous appellent en urgence pour trouver une solution, car l’un de leur salarié est soudainement parti pour changer de métier ?

À la marge. Actuellement, le marché du travail est dynamique. Ceci combiné au fait qu’à Monaco les préavis sont plus courts qu’en France, beaucoup d’entreprises se retrouvent aujourd’hui dans l’urgence pour trouver des solutions. En principauté, le préavis dépend de l’ancienneté, et si l’on est cadre ou non. En général, le préavis est compris entre un mois et un mois et demi pour les cadres, et cela peut aller jusqu’à deux mois. En France, on est plutôt sur des préavis de trois mois. Avec des préavis plus courts à Monaco, les entreprises se retrouvent donc parfois dans l’urgence. Mais ce n’est pas à cause de changements de vie brutaux décidés par les salariés.

Avez-vous le sentiment que les priorités chez les jeunes se sont inversées, avec la vie personnelle qui passerait désormais avant le travail ?

Tout à fait. En particulier pour les générations Y et Z, leur vie personnelle passe avant le travail. Ce que l’on appelle le “work-life balance” [l’interface travail-vie — NDLR], est devenu très important. Cela se traduit par une volonté pour le salarié d’avoir davantage de flexibilité, éviter de passer trop de temps dans les transports, pouvoir travailler plus… Cela ne signifie pas que ce sont des générations qui travaillent moins. Ce sont des générations qui souhaitent être managées en fonction de leurs résultats, et pas en fonction des horaires. Il y a des jeunes qui ne sont pas du matin, mais qui n’ont aucun problème à travailler le soir entre 20h et 22h, parce qu’ils estiment que leur moment de productivité est sur ces horaires. Ou inversement. Il faut que les entreprises puissent s’adapter à ça. Parce que tant que les résultats visés sont obtenus, c’est tout ce qui doit compter pour une entreprise. Le rapport au travail a changé. Pour ces jeunes générations, la vie personnelle par rapport au travail est plus importante qu’avant. Mais ces générations ne sont pas non plus déconnectées de la valeur travail.

Une fois en poste, constatez-vous une lassitude plus grande chez les jeunes, avec des candidats avec un fort potentiel qui zappent parfois au bout d’un an d’un poste à un autre ?

Selon l’étude de l’institut CSA que j’ai cité, un tiers des jeunes diplômés a peur de s’ennuyer au travail. C’est à pondérer, car 21 % de ces mêmes jeunes diplômés envisagent de rester le plus longtemps possible dans leurs emplois. Contre 11 % qui déclarent vouloir changer fréquemment d’employeurs. Il est difficile de dire si ces chiffres sont en augmentation ou non.

Géraud Lefranc, manager au sein du bureau de Michael Page Monaco
« Quand on a des jeunes de Monaco, ou de la région, qui partent travailler à l’étranger, ils ont pour point de comparaison des modèles avec beaucoup de flexibilité, dans lesquels ils sont responsabilisés dès leur début de carrière. S’ils passent des entretiens à Monaco avec des structures plus conservatrices, qui imposent des horaires fixes, par exemple de 9h à 18h30, sans possibilité de faire du télétravail et sans flexibilité, cela ne va pas les motiver pour revenir en principauté. » Géraud Lefranc. Manager au sein du bureau de Michael Page Monaco. © Photo DR

« Ce que l’on appelle le “work-life balance” [l’interface travail-vie — NDLR], est devenu très important. Cela se traduit par une volonté pour le salarié d’avoir davantage de flexibilité, éviter de passer trop de temps dans les transports, pouvoir travailler plus… Cela ne signifie pas que ce sont des générations qui travaillent moins »

Lors des entretiens d’embauche, les jeunes candidats sont-ils devenus plus exigeants en termes de conditions de travail ?

Aujourd’hui, pour les jeunes, il y a quatre grands critères pour les recherches d’emploi. D’abord, l’intérêt du poste et des missions. Ensuite, il y a la rémunération, puis la flexibilité, et enfin l’aspect environnemental. Ces quatre points ne sont pas classés par ordre d’importance. Cette dimension liée à l’écologie n’est pas liée au Covid-19, c’est une vraie tendance de fond. Pour la flexibilité, il n’est plus tabou de demander en première question « est-ce qu’il est possible de télétravailler dans ce poste ? ». Alors qu’avant le Covid, cette question était peu, ou pas, posée.

Pour séduire ces jeunes, les recruteurs doivent faire de l’hyper-individualisation des postes ?

Pour attirer ces jeunes, l’hyper-individualisation n’est pas une solution. Par contre, aujourd’hui, il est beaucoup plus important qu’auparavant de travailler sa marque employeur, communiquer sur les valeurs et les faire vivre dans l’entreprise. Il faut aussi être ouvert à davantage de flexibilité.

78 % des 18-24 ans interrogés par la société d’études Yougov pour le site Monster en septembre 2021, n’accepteraient pas un emploi qui n’a « pas de sens » pour eux : à ce jour, Monaco dispose-t-il de suffisamment de postes qui répondent aux problèmes sociétaux ?

Il est difficile d’obtenir à Monaco des statistiques sur ce sujet précis. Sous l’impulsion du prince Albert II, l’environnement est devenu une préoccupation majeure. Monaco fait aussi de son mieux pour attirer des start-ups qui interviennent aussi sur ces enjeux liés à l’écologie. Le sens, c’est aussi à l’employeur de le donner au quotidien, que l’on travaille dans le secteur de l’environnement ou pas.

« On a tous entendu des histoires autour de nous d’une personne qui aurait quitté son travail pendant la pandémie de Covid-19 pour aller élever des chèvres dans le Larzac. Mais, malgré tout, ce n’est pas significatif. Les cas de ce genre restent marginaux »

63 % des jeunes se disent prêts à accepter un poste plus précaire pour un emploi porteur de sens, pendant que 40 % des étudiants des grandes écoles françaises sont prêts à démissionner si leur entreprise manque d’engagement (1) : cela se vérifie aussi à Monaco ?

Même si nous n’avons pas de statistiques sur ces questions à Monaco, on observe aussi ce mouvement. Mais on a le sentiment que Monaco va dans la bonne direction, notamment sur l’engagement des entreprises sur les sujets sociétaux et environnementaux. La place de l’emploi monégasque évolue donc dans le bon sens. Nous travaillons peu dans le secteur public, donc j’ai moins d’informations sur le secteur public que sur le secteur privé.

Selon une enquête réalisée en France auprès de 8 000 jeunes de 18 à 24 ans (1), le salaire n’est la première attente que pour 25 % d’entre eux : le constatez-vous également à Monaco ?

Oui. Sur les générations précédentes, très souvent, le salaire était le critère numéro un dans une recherche d’emploi. Aujourd’hui, l’intérêt pour les missions et, souvent, la flexibilité, voire l’environnement viennent avant le salaire. Néanmoins, le salaire reste un enjeu majeur pour attirer un candidat, mais ce n’est plus forcément la préoccupation numéro un.

Recruter des jeunes, c’est devenu compliqué ?

Chaque génération amène son lot de préoccupations et de nouveaux challenges. C’est une perpétuelle évolution. Face à cela, il faut pouvoir s’adapter. En général, il y a souvent quelques générations d’écart entre l’employeur et l’employé. Malgré cela, il faut pouvoir répondre aux attentes des nouvelles générations.

En dehors du salaire, quels sont les atouts de Monaco pour attirer de jeunes salariés ?

Au-delà de la rémunération, Monaco a d’autres atouts. La principauté est une place très internationale, très multiculturelle, ce qui est assez rare pour un marché de l’emploi en région. La principauté présente une bonne diversité de secteurs, entre le yachting, l’industrie, la construction, les énergies, les services, l’assurance, la banque… Le cadre de travail est agréable, et effectivement, les rémunérations sont plus attractives que dans les Alpes-Maritimes. Donc, Monaco reste attractif, mais on est confronté à certains challenges.

Les entreprises publiques ou privées de la principauté sont-elles suffisamment conscientes de ces changements autour du sens de la « valeur travail », et modifient-elles assez leurs pratiques pour attirer les jeunes ?

Grâce au prince Albert II, Monaco s’est mobilisé autour des questions environnementales. Il faut que les entreprises suivent. La principauté a de bons élèves, même si ça n’est pas le cas de toutes les entreprises de la principauté. Quand on a des jeunes de Monaco, ou de la région, qui partent travailler à l’étranger, ils ont pour point de comparaison des modèles avec beaucoup de flexibilité, dans lesquels ils sont responsabilisés dès leur début de carrière. S’ils passent des entretiens à Monaco avec des structures plus conservatrices, qui imposent des horaires fixes, par exemple de 9h à 18h30, sans possibilité de faire du télétravail et sans flexibilité, cela ne va pas les motiver pour revenir en principauté. Mais les choses évoluent. Idéalement, il faudrait que, pour certaines entreprises monégasques, cette évolution soit plus rapide.

Pour lire la suite de notre dossier sur les nouveaux rapports des jeunes au travail, cliquez ici.

1) Sources : Baromètre Talents : ce qu’ils attendent de leur emploi, BCG, la Conférence des grandes écoles, Ipsos, 2021 / Institut Montaigne / Les jeunes et l’entreprise, fondation Jean Jaurès, 2021 / Dares / Les jeunes et le premier emploi, Monster et Yougov, 2021 / Baromètre de la perception du chômage, Elabe, 2021 / AT-Pro.