La géographe et anthropologue urbaine Sonia Lavadinho (1)

explique à Monaco  Hebdo pourquoi et comment une ville-Etat comme Monaco peut être un espace de cohabitation entre différents modes de circulation. Tout en replaçant la marche en tête des solutions, devant la voiture.

Quel impact a l’urbanisme et la situation géographique de Monaco sur la mobilité ?

Monaco est un petit territoire enclavé entre deux autres pays. Cela pose un certain nombre de problèmes, en termes de géométrie des réseaux. Les villes avec une façade maritime et une façade contrainte par des montagnes sont poussées à rester compactes. Or, souvent, elles s’étirent en longueur sans pour autant bénéficier d’une rocade complète, ce qui rend l’usage de la voiture peu efficient. Sur 2 km2, on peut toutefois mettre en place une politique de « marchabilité ».

Sur un territoire aussi exigu, et à l’heure où les moyens de transport se démultiplient, comment parvenir à mieux partager la ville ?

Avant, il y avait, pour l’essentiel, trois modes de transport : le piéton, le vélo et la voiture. Ce ne sont pas forcément les véhicules qui posent problème. Ce qui pose problème, c’est la vitesse. En effet, plus on va vite, plus on a besoin d’espace, car on veut rester dans sa « trace », et on a alors plus de difficulté à partager l’espace avec d’autres gens. Il faut savoir qu’un humain qui marche occupe à peine 2 m2. Une voiture, avec l’emprise de sa vitesse, est plutôt proche des 50 m2. Et dans une queue, la voiture n’est tout simplement pas compétitive face à notre propre corps en mouvement, comme tout un chacun a pu l’expérimenter à n’importe quel feu rouge. Une simulation réalisée par PTV montre que pour faire bouger 200 personnes, le plus rapide reste les transports publics (32 secondes), suivi par la marche (0,38 seconde), puis le vélo (1,59 minute). Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la voiture (4,08 min) vient en dernier dans cette compétition.

L’organisation des lieux dans une ville est donc impactée par la vitesse ?

Dimensionner une gare, qui est un espace dans lequel les gens marchent vite, et dimensionner un parc, dans lequel les gens marchent lentement, ce n’est pas du tout la même chose. On flâne en marchant à 2 ou 3 km/heure. Une personne âgée se déplace aussi à environ 3 km/heure. Mais si on est pressé, on marche alors plutôt autour de 5 ou 6 km/heure. Au-delà de 8 km/heure, il devient plus efficace de courir que de marcher, car cela devient trop rapide. La vitesse de la marche peut donc aller du simple au quadruple. Il faut dimensionner les lieux en conséquence, et tenir compte aussi du fait que nous marchons le plus souvent à plusieurs, ce qui demande des espaces plus généreux.

Qu’a changé l’arrivée des trottinettes ou des vélos électriques ?

L’arrivée de ces modes de transport augmentés, et dans le futur, l’arrivée des personnes âgées qui se déplaceront grâce à des exosquelettes et des robots de livraison qui vont partager nos trottoirs, va complexifier les choses. Il faut désormais penser la mobilité avec ces nouveaux entrants qui, peu à peu, s’imposent dans le paysage urbain. Cela demandera de totalement revoir la manière dont nous partageons l’espace au sein de nos rues, et aussi quelles seront les vitesses à considérer. Car, avec des dizaines de modes qui montent au créneau pour se partager les espaces apaisés à moins de 20 km/h, cela paraît difficile de réserver autant d’espace que nous ne le faisons actuellement pour continuer à rouler à 50 km/h. Cela plaide pour une généralisation de la ville apaisée à 30 ou à 20 km/h, comme cela se pratique déjà souvent aux Pays-Bas, en Allemagne, en Autriche, en Suisse et dans la plupart des autres pays du Nord de l’Europe.

A Monaco, faut-il privilégier la protection de l’environnement, et donc le développement des micromobilités avec l’utilisation de trottinettes ou de vélos électriques, ou faut-il privilégier la sécurité du public ?

La question, c’est plutôt que l’espace à disposition en principauté n’est pas suffisant pour pouvoir cohabiter correctement. Mais je me pose une question : dans un territoire de 2 km2, pourquoi aller si vite ? Deux kilomètres à pied, c’est 24 minutes. Cela reste bien en dessous de la demi-heure, budget-temps que nous allouons généralement pour réaliser tout déplacement, quel que soit le mode de transport que nous choisissons. Dans ce cas de figure, la voiture n’est pas utilisée à son degré de rayonnement optimum.

C’est-à-dire ?

Il existe ce que l’on appelle un « optimum reach » ou degré de rayonnement optimum pour chaque mode de transport. Pour la marche, ce rayon est de 1 à 3 km, pour le vélo c’est entre 2 et 10 km, pour les transports publics, c’est de 3 à 15 km, pour la voiture, c’est jusqu’à 30 km. Au-delà de 30 km, il est plus intéressant de prendre un train. Au-delà de 800 kilomètres à parcourir, il devient plus intéressant de prendre un avion, au vu de la manière dont les vitesses couvrent les distances.

Ces vitesses différentes induisent quels types de difficultés ?

En général, le problème que l’on a dans les villes, c’est que tous les modes de transport sont superposés indépendamment de leur efficience par rapport aux distances couvertes. Au nom de la liberté d’accès à tous les modes de transport, on donne aux gens toutes les possibilités, un peu comme un couteau suisse. Sauf que pour manger votre dîner, un couteau suisse, ce n’est pas super pratique ! Le multimodal doit être adapté aux distances à couvrir, ainsi qu’au budget-temps que l’on a.

Poussé par le Conseil national, le gouvernement monégasque envisage la mise en place de bateaux entre Nice, Monaco et Menton, afin d’acheminer les salariés : qu’en pensez-vous ?

C’est une idée intéressante qui a fait ses preuves ailleurs. A Copenhague ou à Göteborg, mais aussi à Genève, Lausanne ou Zurich, les connexions par bateau sont très utilisées par les pendulaires. Car cela permet d’avoir un temps de déconnexion et de tranquillité. Cela peut être très apprécié par les salariés. Le télétravail est un autre outil qui peut aussi permettre de faire baisser le nombre de salariés qui se déplacent chaque jour pour venir à Monaco. Mais pour que cela soit vraiment efficace, il faudrait que les trois ou quatre gros acteurs majeurs en principauté jouent le jeu. Un jour de télétravail, cela peut équivaloir à 20 % de trafic en moins.

Il y a d’autres solutions ?

Sinon, une façon extrêmement simple de régler les problèmes liés aux heures de pointe pour les salariés, c’est de changer les horaires de début et de fin de travail. A Genève, Rolex a ainsi autorisé une plage horaire flexible de deux heures pour l’arrivée de leurs employés le matin. Et cette politique paie. Selon le classement Randstad Award Switzerland, Rolex est classée 3ème parmi les entreprises suisses pour lesquelles on aimerait le mieux travailler. Les horaires flexibles et un meilleur équilibre entre vie privée et professionnelle figurent respectivement en 5ème et 4ème place parmi les facteurs d’attractivité mentionnés par les employés. Lorsqu’on sait la difficulté aujourd’hui à recruter et à retenir les talents, on conçoit l’importance cruciale pour l’économie d’offrir un territoire attractif en termes de qualité de vie et de mobilité. Mais plus que sans cesse vous déplacer, la vraie demande de chacun d’entre nous c’est de pouvoir mieux gérer notre temps pour tirer le meilleur profit de tout ce que la ville a à nous offrir.

Faut-il aussi limiter la vitesse dans Monaco ?

La tendance européenne va vers une baisse de la vitesse à 30 km/heure. Mais je trouve que l’adoption du 30 km/heure est une demi-mesure, car, au final, elle embête l’automobiliste, sans pour autant donner la priorité au piéton. La vitesse qui permet de cohabiter, et qui relance la vitalité commerciale et les liens de voisinage, c’est plutôt 20 km/heure. Dans le futur, la plupart des villes adopteront le 30 km/h généralisé, et le 20 km/h au sein des quartiers et des rues commerçantes. Elles garderont seulement quelques axes structurants à 50 km/h.

Et ça fonctionne ?

Partout dans le monde les études démontrent que cela a un impact positif sur l’économie. Aux Etats-Unis, nous disposons de données formelles sur les 30 plus grandes métropoles, qui regroupent 46 % de la population et génèrent 54 % du PIB des Etats-Unis : les 6 villes les plus « marchables » sont aussi celles où le PIB est le plus élevé. A l’inverse, les 7 villes dont le PIB est le plus bas sont aussi celles où la voiture est reine. En 2019, le PIB des villes « marchables » est 52 % supérieur en moyenne à celui des villes où l’on roule surtout en voiture. En 2014, cette différence était déjà de 38 %. La tendance est ainsi clairement à la hausse. Donc si vous êtes un décideur qui cherche à promouvoir la croissance économique de votre territoire, la première chose à faire est de le rendre beaucoup plus « marchable ».

«  En 2019, le PIB des villes « marchables » est 52 % supérieur en moyenne à celui des villes où l’on roule surtout en voiture.

En 2014, cette différence était déjà de 38 %. La tendance est ainsi clairement à la hausse  »

Comment faire ?

Cela passe par des investissements massifs dans la transformation des espaces publics et l’infrastructure de transports en commun, comme cela a été fait à Bilbao par exemple, aujourd’hui la grande ville la plus « marchable » d’Europe, avec plus de 70 % de part modale pour la marche, et à peine 10 % pour la voiture. Mais aussi en changeant la manière dont nous décidons où et quoi construire. Il est ainsi aberrant de placer des équipements publics — par exemple une piscine, une médiathèque ou une salle de concerts — dans des lieux difficiles d’accès à pied et à vélo, et pourtant cela se fait encore. De même, pour fabriquer des zones commerciales et des zones d’activités qui soient encore attractives dans le futur, il faudrait dès à présent les concevoir à la fois plus mixtes et mieux positionnées pour pouvoir accueillir des dynamiques de proximité.

Faudrait-il aller jusqu’à supprimer la voiture sur un territoire comme celui de Monaco, qui ne fait que 2 km2 ?

Londres a supprimé les voitures dans son centre-ville, Oslo vient de faire de même, et Paris réfléchit à faire pareil. C’est une réflexion qu’il ne faut pas écarter. Personnellement, je suis en faveur d’une approche spatio-temporelle plutôt qu’uniquement spatiale. Ainsi, Buenos Aires interdit le séjour des voitures dans son centre-ville entre 10h00 et 16h00, et vient de réserver l’avenue Cordoba aux piétons le soir. Cette avenue est l’une des plus grandes de la ville, et aussi son phare culturel, car elle concentre la majeure partie des théâtres et des cinémas. Bogota ferme tous ses grands axes routiers le dimanche et jours fériés, et les réserve aux pique-niques en famille et aux balades à pied et à vélo. Chaque dimanche, d’autres villes ont expérimenté la création de zones à 20 km/h pendant les horaires d’ouverture des écoles ou bien des commerces, et remettent la vitesse à 50 km/h le reste du temps. Cela a du sens de donner la priorité aux piétons aux moments où ceux-ci sont le plus présents dans l’espace public.

Les élus du Conseil national viennent de réclamer la gratuité des bus en principauté : c’est une mesure qui pourrait être efficace ?

La gratuité n’est jamais une bonne idée. Cela provoque souvent un désintérêt de la part du public. Les études ont démontré que toutes les villes qui ont expérimenté cette solution ont constaté, à moyen ou long terme, que la cible n’était pas atteinte, car le report modal des automobilistes reste relativement faible, notamment en ce qui concerne les déplacements pour le motif travail. En revanche, cela peut créer des usagers occasionnels, ce qui peut être intéressant pour gagner en part modale pour les motifs « achats » ou « loisirs ».

Que faire, alors ?

Au fond, pour les gens il faut que les choses soient simples. La voiture ça marche parce que c’est simple : c’est démocratique et tout le monde peut rentrer dedans, quel que soit son âge. C’est ce même principe qu’il faut adopter pour les transports en commun : il faut que ce soit simple d’accès et que les gens n’aient pas à réfléchir. Du coup, ce qui fonctionne le mieux, c’est de proposer des prix « tribus » valables pour tous, avec un tarif simple à 1, 2 ou 3 euros par exemple.

Et pour la fréquence des bus ou des trains ?

Il faut adapter les horaires par rapport aux activités des usagers. Et surtout, il faut offrir des cadences extrêmement régulières et prévisibles. L’effet de seuil est connu, à 7-8 minutes, ou bien 15 minutes, ou bien à la demi-heure. En revanche, cela ne sert pas à grand chose de proposer des cadences à 20 minutes, car ce temps d’attente ne correspond pas aux budgets-temps qui se trouvent dans notre porte-monnaie temporel. C’est un « billet-temps » dont nous ne disposons pas, donc nous ne pouvons pas le dépenser. Il est aussi intéressant de proposer un service plus long dans son amplitude horaire. Mais il ne faut surtout pas tomber dans le piège qui consiste à renforcer le service uniquement pendant les heures de pointe.

Pourquoi ?

Lorsqu’on met deux fois plus de trains entre 7 et 8 heures, et ensuite plus grand chose jusqu’à 17 ou 18 heures pour la sortie du bureau, les gens ne comprennent rien : il n’y a pas qu’être pendulaire dans la vie. Les gens font des courses ou du sport après le travail, sortent le soir pour aller dîner avec leurs amis ou aller au cinéma, partent en balade avec leurs enfants le dimanche. Il faut donc bien répondre à tous ces désirs de mobilité, surtout ceux liés au plaisir, sinon c’est la voiture qui restera toujours associée au plaisir de bouger ! En Suisse, il y a des trains tout le temps, garantis à la demi-heure, le dimanche, à midi ou à minuit. Raison pour laquelle les Suisses sont très attachés au train. C’est en train qu’ils vont assister à un concert, au match de foot ou bien en balade en montagne. Tous vos bons souvenirs en famille ou entre amis sont associés au train. Donc vous le prenez tous les jours, et aussi pour le travail, cela paraît naturel.

Remplacer la flotte de bus actuelle par des bus électriques, c’est une bonne idée ?

Il vaudrait mieux les remplacer par des bus à hydrogène. Ce qui permettrait d’opter pour la technologie du futur. Et, au moins, on est un peu plus sûr de la source. Pourquoi miser sur l’électrique, quand on sait que l’Allemagne vise le leadership mondial en matière d’hydrogène dans les années à venir ?

Aujourd’hui, les personnes handicapées sont les premières victimes de cette multiplication des modes de déplacement ?

A Monaco comme presque partout ailleurs en Europe, les personnes âgées ou en situation de handicap, sont généralement pénalisées aujourd’hui par un manque global d’espace, des trottoirs inadéquats et des conditions de traversée difficiles. C’est déjà le cas avec la simple cohabitation avec d’autres piétons plus lestes, ou dans des cas où il y a foule, par exemple aux heures de pointe. Bien sûr, si la logique devenait celle de mettre les trottoirs encore plus sous pression avec l’arrivée des nouvelles micromobilités, nous irions vers encore plus de conflits. Mais je pense, au contraire, que les personnes âgées et handicapées seront les grandes gagnantes des réformes à venir, qui vont sans doute clarifier le partage de l’espace sur la largeur totale de la chaussée, façade à façade.

Comment cela sera possible ?

Si nous parvenons à rééquilibrer la répartition globale des mètres carrés au sein des rues en faveur de tous les nouveaux modes actifs et à assistance électrique, alors tout le monde est gagnant, que l’on soit sur ses deux pieds, en béquilles, avec une poussette ou une valise, ou en chaise roulante. La question n’est pas le manque d’espace. Toute ville a un patrimoine viaire qui est de l’ordre de centaines, voire de milliers de kilomètres. La question est plutôt : a-t-on besoin de tous ces kilomètres pour tenter d’y superposer tous les véhicules et toutes les vitesses à la fois ? Ou peut-on plutôt repenser une partie du réseau viaire pour constituer un réseau magistral qui soit vraiment généreux, dédié à tous les modes de transport en dessous de 20 km/heure ?

La marche à pied favorise le lien social ?

Oui, les études de l’urbaniste et théoricien anglo-américain Donald Appleyard (1928-1982) ont démontré déjà dans les années 1950 que lorsque vous habitez dans une rue à faible volume de trafic et à plus faible vitesse, qui permet donc des traversées plus aisées, vous connaissez beaucoup plus de personnes. Et vous avez plus fréquemment des interactions sociales au sein de cette rue que dans des rues à plus fort trafic et où la vitesse est plus élevée. Il y a donc une corrélation forte entre des espaces où il fait bon flâner et le maintien du lien social.

Cela se vérifie encore aujourd’hui ?

Ceci est encore plus important aujourd’hui, à la fois pour nos enfants et adolescents, bien trop dépendants de nos écrans et qui, par conséquent, ne bougent pas assez, et aussi pour les seniors, qui ont tendance à moins sortir de la maison lorsque les conditions dans la rue ne sont pas agréables pour marcher, avec pour conséquence d’accélérer le déclin cognitif et physique.

La sédentarité coûte cher ?

La sédentarité coûte 67,5 milliards à l’économie mondiale. Rien qu’en Suisse, ce sont ainsi 3 milliards par an qui s’évaporent, simplement car les gens ne font pas leurs 10 000 pas par jour. Mais 10 000 pas, ce sont 8 à 10 km, selon votre foulée. Et la plupart des villes ne sont encore pas aménagées pour que vous puissiez y marcher 8 à 10 kilomètres par jour de façon confortable. Remarquez que nos corps sont calibrés depuis le paléolithique pour marcher le double, soit 15 à 20 km par jour. En deçà, nous rouillons, littéralement.

Vraiment ?

C’est urgent de bouger. Non seulement pour notre corps, mais aussi pour notre tête. Les dernières recherches sur le cerveau montrent ainsi que le simple fait de marcher 15 minutes par jour dans une forêt ou un autre espace vert fait que nous sommes 30 % plus créatifs et productifs. C’est donc un enjeu de santé, mais aussi un enjeu économique majeur pour nos sociétés de la connaissance.

Avec un territoire réduit, Monaco devrait donc pousser sa population à opter pour la marche à pied ?

Oui, clairement les territoires compacts comme Monaco possèdent un capital « génétique » favorable eu égard à leur morphologie géographique, qu’il conviendrait de mieux exploiter. Rendre le territoire « marchable » le positionne comme plus attractif pour les générations futures, qui sont beaucoup plus intéressées par le retour en ville que celle des baby-boomers. La vraie bascule viendra vers 2030-2035, avec le remplacement des baby-boomers par la génération des millennials. Mais n’oublions pas que la génération Z et la génération iGen ont aujourd’hui respectivement 20 et 10 ans, et auront donc 20 et 30 ans à ce moment-là.

Avec quelles conséquences ?

Ce sont donc non pas une, mais trois nouvelles générations qui seront actives en 2030, et nous savons que leurs modes de vie ne seront pas ceux de leurs parents. Dans ce contexte démographique très différent de celui des trente glorieuses, fabriquer une ville « marchable », c’est le meilleur levier pour se positionner avec une vraie longueur d’avance pour attirer des entreprises de pointe qui ont besoin de ces nouvelles générations de créatifs pour bien fonctionner. Et c’est aussi tout simplement augmenter la qualité de vie pour tous les citoyens. En fait, c’est le genre de remède qui ne coûte pas cher, qui apporte plein de bénéfices, et qui n’a aucune contre-indication. C’est assez étrange de ne pas y recourir alors que tous les indicateurs de santé, vitalité économique et commerciale, résilience climatique et attractivité pour les nouvelles générations sont au vert.

Mais alors, pourquoi on ne marche pas davantage ?

Pour moi, le seul frein est psychologique : mais cet attachement aux modes de vie du XXème siècle a de moins en moins de sens au fur et à mesure que nous avançons en plein XXIème siècle. Après tout, cela fait 20 ans que nous y sommes, dans ce XXIème siècle. Il serait temps de le reconnaître et de passer à la vitesse supérieure.

Quelles autres solutions Monaco pourrait utiliser pour désengorger son trafic ?

Des solutions liées à ce que j’appelle le « jardinage » de nos agendas me semblent les plus prometteuses. Raison pour laquelle aujourd’hui je forme beaucoup d’élus et de promoteurs à ces enjeux temporels. Nous maîtrisons tant bien que mal les questions liées à la gestion de nos espaces, mais nous ne savons que très peu utiliser le temps en notre faveur pour fabriquer la ville et la vie que nous désirons. Or, déjà Albert Einstein (1879-1955) nous le disait : l’espace en tant que tel n’existe pas. N’existent que nos espaces-temps. Si nous arrivions à mieux jardiner nos agendas pour fabriquer ce temps plein que nous recherchons tous dans nos vies personnelles et professionnelles, nous parviendrions à créer des villes beaucoup plus agréables à vivre. Donc, la question n’est pas tant celle de comment aménager les espaces ou les mobilités, mais comment aménager nos agendas pour que tout cela soit plus vivable et plus confortable pour chacun d’entre nous. Et il existe des très bonnes recettes pour cela, au niveau individuel, mais aussi au niveau collectif, à l’échelle de la ville toute entière.

A quoi ressemblera la mobilité en 2040 ?

Si nous ne savons pas encore exactement quels contours elle prendra, entre experts nous nous accordons néanmoins sur l’idée forte que la mobilité d’ici 20 ou 30 ans sera radicalement différente de celle d’aujourd’hui. Monaco ne fera pas exception, car la mouvance est mondiale. Des facteurs économiques, et notamment les économies d’échelle liées aux plateformes de production de l’industrie automobile, dont l’efficience se mesure à l’échelle mondiale, font qu’aucune ville ne peut rester isolée dans son mode de vie actuel. Si les voitures de demain seront à hydrogène, elles le seront partout. Si elles deviennent autonomes, elles le deviendront là encore partout. Personne ne songera à se procurer des voitures à conduite manuelle et à essence en 2040 ou en 2050, tout simplement car nous n’aurons plus à disposition les infrastructures requises pour les soutenir, et cela coûtera trop cher, à terme, de maintenir toutes ces infrastructures. Cette tendance est déjà observable aux Etats-Unis, au Canada et en Asie, où des infrastructures autoroutières vieillissantes sont reconverties en boulevards urbains ou en parcs.

Cette tendance se vérifie aussi en Europe ?

Nous observons déjà chez nous le recul considérable des garages et des stations d’essence en ville, et la requalification d’un nombre croissant d’entrées de ville en boulevards urbains. J’ai pu participer en 2018 à la réflexion prospective sur le futur des autoroutes du grand Paris, afin de dégager des pistes pour leur transformation progressive aux horizons 2030, 2040 et 2050. Cela ne se fera pas en un jour. Mais cela finira par se faire, comme nous apprend l’histoire. Malgré les apparences, les villes bougent toujours énormément. Il faut simplement les regarder sur un siècle, plutôt que sur 10 ans. Mais il est tout aussi certain que c’est bien parce que nous prenons la décision consistante d’avancer de décennie en décennie que nous parvenons à ces grands changements.

Il faut s’attendre à d’autres grands changements ?

Au-delà de la question des infrastructures ou des technologies, je vois surtout une révolution dans nos modes de consommer la voiture. Si le modèle consiste à les partager, alors les constructeurs eux-mêmes basculeront vers un modèle sur abonnement, plutôt que de vente. Pourquoi vendre une voiture une seule fois à une seule personne, alors que vous pouvez vendre le temps d’usage de cette même voiture beaucoup plus cher des centaines de milliers d’heures à des milliers de personnes ? Les modèles de type « pay-per-use » et « lifetime subcription » sont déjà dominants dans d’autres industries, comme celle de l’immobilier, de l’eau et de l’électricité, de la connectivité mobile, de la musique, de la plupart de vos sports et loisirs. Je ne vois pas pourquoi l’automobile resterait à l’écart de cette tendance.

Quoi d’autre ?

Ce qui est d’ores et déjà certain, c’est que l’on va vers une intégration et une concentration beaucoup plus forte de tous les modes de transport, quels qu’ils soient, en un seul portefeuille mobilitaire couvrant de plus en plus toutes les distances et tous les types de territoire. Je vois comme possible, à terme, la généralisation d’expérimentations comme celle que nous avons récemment mené en Suisse en intégrant la voiture particulière et le vélo individuel au package de l’abonnement général transports. Un jour, même l’avion et le train en international seront inclus dans votre propre profil mobilitaire. Donc, cela se jouera plus à l’échelle nationale, voire internationale, qu’à l’échelle d’une seule ville. Nous aurons des accords de type « roaming », en mieux, je l’espère, pour pouvoir bouger partout, de la même manière que nous pouvons aujourd’hui surfer partout ou téléphoner partout. Là se situe, à mon sens, la vraie trajectoire de progression de l’industrie de la mobilité : offrir, au-delà du « Mobility as a service » (MaaS) une vraie MaaE « Mobility as an experience » (MaaE) qui sera accessible partout et en tout temps, où que je sois dans le monde, d’un simple clic.

Ce mouvement est déjà enclenché ?

Aux Etats-Unis, en 2015, les courbes de ventes de vélos et de voitures se sont croisées en 2015 : désormais, on vend plus de vélos que de voitures dans le pays qui a été le berceau de la voiture. Et Détroit doit son renouveau à l’implantation de plusieurs entreprises en lien avec un nouveau savoir-faire, qui est celui de la fabrication des vélos en libre service. La grande majorité des vélos en libre-service (VLS), aujourd’hui en fonctionnement dans des villes américaines, sont fabriqués à Détroit.

Quel est le défi auquel il faut s’attaquer pour 2040 ?

Ce que je peux dire avec certitude, c’est que le corps en mouvement aura la part belle au sein de nos villes. Tout simplement pour des raisons de santé, car il en ira de la responsabilité des villes d’assurer à leurs citoyens des conditions de vie favorables à leur santé. Le vrai défi d’ici 2030 ou 2040 n’est pas tant le véhicule propre ou autonome, mais le fait de transformer nos villes, afin qu’elles deviennent des villes accueillantes pour faire les 10 000 pas par jour recommandés par l’organisation mondiale de la santé (OMS). Et ça, il n’y a que sur nos deux pieds que nous pourrons le faire !

1) Sonia Lavadinho est fondatrice de Bfluid et anciennement chercheuse associée au Centre de Transports de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (Suisse).

Dossier mobilité, article précédent