mercredi 24 avril 2024
AccueilDossierRéseaux sociaux Influenceurs : bientôt la fin ?

Réseaux sociaux Influenceurs : bientôt la fin ?

Publié le

Après avoir cartonné, les influenceurs sont confrontés à la désaffection partielle ou totale de certaines marques. En cause, un public devenu méfiant face à des messages trop complaisants et à une accumulation de tricheries de la part de certains influenceurs.

Pour le directeur du marketing EMEA de Kantar Media, François Nicolon, il n’y a aucun doute. Le vent est en train de tourner. Les consommateurs, tout comme les annonceurs, sont en plein doute face aux influenceurs qui publient photos et vidéo publicitaires sur les réseaux sociaux comme Instagram, par exemple. Le principe est simple : plus un compte dispose d’abonnés, plus ses publications sont “likées” et commentées, et plus il séduit les marques qui sont prêtes à le rémunérer pour afficher leurs produits dessus. Mais ce modèle économique bat de l’aile. François Nicolon estime toutefois que « plutôt que de réelle défiance, on peut parler d’une lassitude. Ce moyen de communication s’est un peu usé petit à petit, au fil du temps. En commençant par les populations les plus “digitales”. » Et puis, cette lassitude s’est généralisée.

Léchées

A Monaco, le terrain est pourtant indiscutablement propice pour les influenceurs. N’hésitant pas à jouer sur le “glamour” de la principauté, ils dopent l’impact de leur image, attirant ainsi “followers” et clients. Car beaucoup de marques sont ravies de pouvoir également profiter de la caisse de résonance offerte par l’image de Monaco. La recette est éprouvée et les chiffres font tourner la tête. Certains influenceurs basés à Monaco dépassent allègrement le million d’abonnés. L’ancien skieur suédois Jon Olsson Delér affiche ainsi 1 million de “followers” sur Instagram et sa chaîne YouTube est suivie par 1,4 millions de personnes. A 37 ans, il multiplie les vidéos spectaculaires ou intimistes. Et ça marche. Il a d’ailleurs lancé sa propre marque de vêtements qu’il a appelé C’est Normal. Ce qui semble normal, c’est de voir le nombre d’influenceurs se multiplier. Depuis 2014, c’est l’effervescence.

Autre exemple local, Victoria Bonya. Le mannequin russe, qui est aussi animatrice et actrice, indique aujourd’hui sur son profil Instagram être basée à Londres. Mais elle a aussi séjourné en principauté, où elle a pu développer sa base de fans. Ils sont aujourd’hui 6,3 millions à la suivre. On peut aussi citer Tom Claeren, un influenceur originaire de Nice, qui a lancé son blog et assure une présence très régulière sur les réseaux sociaux. Son profil Instagram affiche près de 520 000 “followers”, attirés par les photos et les vidéos très léchées que propose cet influenceur, plutôt centré sur des produits masculins, comme les voitures ou les montres par exemple.

On pourrait en citer beaucoup d’autres, et ce contexte local a assez logiquement débouché sur la création en 2018 de la première édition d’un événement centré sur les influenceurs, l’Influencer Awards Monaco. L’édition 2019 se déroulera du 4 au 6 octobre et 360 influenceurs venus du monde entier sont attendus. « Les « Influencer Awards » rassembleront pour leur deuxième édition les plus grands talents des médias sociaux et récompenseront les meilleurs influenceurs dans 13 catégories : Fashion, Lifestyle, Beauty, Food, Health, Entrepreneur of the year, Virtual reality, Visual Arts, Travel, Best brand campaign collaboration, Entertainment, Philantropy and Influencer of the year. Des influenceurs de renoms comme Caroline Receveur, Jen Selter ou encore Mario (le maquilleur personnel de Kim Kardashian) ont été primés lors de la première édition », rappelle le site internet qui fait la promotion de cet événement.

« “fake” influenceurs »

Alors que tout semblait aller pour le mieux, comment en est-on arrivé à cette remise en question du public face à ces profils qui affichent, malgré tout, parfois plusieurs millions de fans ? « Le succès et l’argent facile ont un peu fait tourner la tête de certains », glisse un expert de ce marché. Et pour attirer de nouveaux abonnés et décrocher des contrats toujours plus rémunérateurs, certains influenceurs ont fini par déraper. Achats de faux “followers”, photos et vidéo truquées, complaisance évidente face à des produits de mauvaise qualité… Peu à peu, le mensonge a parfois pris le pas sur la fraîcheur et la spontanéité des débuts. Et comme les réseaux sociaux sont aussi une énorme caisse de résonnance, quand un crash survient, tout le monde est très vite au courant. L’exemple le plus marquant, a sans doute été apporté par l’influenceuse Gabbi Hanna.

En avril 2019, elle a fini par avouer à ses fans qu’avec un logiciel de retouches elle avait modifié des photos publiées sur son compte Instagram. Objectif : faire croire qu’elle avait assisté au festival Coachella. Pour cela elle posait devant de vraies photos de ce festival, où elle n’a pourtant pas mis les pieds. Dans une vidéo de 23 minutes elle a donc révélé avoir triché. Cette influenceuse est même allée plus loin, lançant un « les réseaux sociaux sont un mensonge » que le milieu n’a sans doute pas encore totalement digéré. Mais cette réaction n’est pas un feu de paille. Car en 2018, on se souvient que Guillaume Ruchon, un YouTubeur qui a fidélisé 206 000 abonnés, a dénoncé dans une vidéo devenue virale avec près de 530 000 vues, les dérives des influenceurs.

Intitulée « la vérité sur les “fake” influenceurs », cette vidéo n’a pas dû faire plaisir à tout le monde… « Certains abusent et achètent des “likes”, des commentaires et des abonnés, lance Guillaume Ruchon. Leur but, c’est d’avoir les plus gros chiffres possibles, notamment pour leurs nombres d’abonnés, pour pouvoir ensuite prendre le plus d’argent possible lors de partenariats. Il y en a marre de voir de petits créateurs étouffés par ces gens qui achètent tout. On est en train de tuer le métier d’influenceur. » Et c’est vrai qu’il est assez vite devenu difficile de parvenir à savoir avec certitude si le compte d’un influenceur est réel ou pas. « Le nerf de la guerre, c’est l’engagement. Pour l’obtenir, il faut diviser le nombre de “likes” par le nombre d’abonnés. Généralement, on obtient un chiffre entre 5 et 15 % », estime Guillaume Ruchon. Mais ce n’est pas suffisant pour être certain que l’influenceur n’a pas triché en achetant des abonnés ou des “likes” par exemple. « Comment mesurer l’engagement réel ? Cela reste très flou, estime le journaliste et auteur du livre Millennial burn-out(1), Vincent Cocquebert. Car on se rend compte que les “likes” ne sont pas forcément des vrais “likes”. Et il est difficile ensuite de mesurer avec précision si cela va déboucher sur un acte d’achat. Il n’y a là rien de scientifique, ni de mathématique dans la façon de mesurer cela. » En tout cas, certains signes ne trompent pas. « Quand on voit des comptes sur Instagram gagner 15 000 ou 30 000 abonnés d’un coup, c’est clair : le propriétaire du compte a payé pour les obtenir », ajoute Ruchon. Ceux qui vendent des abonnés et des “likes” fonctionnent selon un système assez simple. Ils possèdent des centaines de téléphones qui passent leurs journées et leurs nuit à “liker” des profils, des photos et des vidéos, le tout étant piloté par des ordinateurs. Mais ce n’est pas tout. La « triche » est aussi facilitée par tout un panel d’outils. Des entreprises louent, par exemple, des jets privés qui ne décollent pas pour y faire des photos. L’entreprise russe Private Jet Studio propose même un photographe pour assurer la prestation, moyennant un peu plus de 200 euros de l’heure, indiquent nos confrères de Slate. Quant au site internet Fakevacation, il permet de créer de fausses photos : on choisit son lieu de vacance et on insère ensuite son portrait. Coût de l’opération : une cinquantaine de dollars. Et ce n’est pas tout. L’Obs’ explique que, fin 2018, un appartement de 185 m2 a été mis à disposition des influenceurs pour y faire des photos et des vidéo. Au programme, une décoration qui fait dans l’épure et une magnifique terrasse panoramique. Bref, de quoi se mettre en scène dans un univers créé de toute pièce, parfaitement faux. Peu importe, pourvu que les photos et les vidéos fassent rêver. Et si cela ne suffit pas, certains influenceurs vont jusqu’à acheter un objet de luxe, se filment et se photographient avec, avant d’aller se faire rembourser. D’autres n’hésitent pas non plus à publier du contenu mettant en avant une marque, laissant supposer un partenariat qui n’existe pas. La scénarisation de la vie intime débouche ainsi sur la création de “fake lifes” [fausses vies — N.D.L.R.], où tout a été minutieusement pensé, avec un seul objectif : séduire et fidéliser des abonnés pour gagner toujours plus d’argent.

Mensonges

Bien évidemment, ces dérives ont rendu fou de rage les influenceurs qui ont patiemment construit leur audience avec honnêteté et sérieux. Mais le mal est fait. Il y a eu trop de complaisance, trop de zones d’ombres et trop de mensonges. Désormais, il faut affronter tout ça. Trompé, le public ne regarde plus vraiment les influenceurs de la même manière, désormais. « Cette lassitude est à amplitude variable. Il y a des thématique où l’influence sur les réseaux sociaux fonctionne encore très bien. Mais sur d’autres, il y a une vraie crise de crédibilité. Sur le tourisme, on a eu un vrai creux. Parce qu’un certain nombre d’abus ont été médiatisés », explique François Nicollon. En trois ans, le contexte a donc beaucoup changé. Mieux informés, capables de comprendre et de décrypter les mises en scènes des influenceurs, les consommateurs ont pris leurs distances avec des comptes Instagram trop complaisants avec les produits qu’ils présentent. « Depuis 2016, les marques s’interrogent. Quand Dolce&Gabbana a refusé d’accueillir des influenceurs à la Fashion Week de Milan qu’ils avaient reçus un an auparavant un peu comme des stars, cela a sonné comme un symbole très fort. Du coup, désormais, cela infuse chez les autres grandes marques », raconte Vincent Cocquebert. D’autres marques sont plus radicales encore. « Une marque très prestigieuse comme Louboutin ne veut surtout pas qu’une influenceuse ou qu’une fille issue de la téléréalité porte des Louboutin. Nous avons toutes reçues un email de Louboutin disant « ne portez plus nos chaussures ». C’est donc qu’il y a quelque chose qui dérange quelque part… Mais je peux comprendre que certaines marques se braquent », confie Khloé, une ancienne salariée du Stars’n’Bars et de la Société des Bains de Mer (SBM) qui se consacre désormais pleinement à son activité d’influenceuse sur les réseaux sociaux (lire l’encadré la concernant, par ailleurs). Même aux Etats-Unis, on s’interroge. En janvier 2019, Elinor Cohen, une consultante en marketing américaine, a publié une tribune dans laquelle elle estime que « les influenceurs n’influencent personne », contrairement à celles et ceux qui possèdent le « savoir » et « l’expertise ». Mais le mouvement amorcé serait aussi un mouvement de fond, porté par une réflexion sur la structure même des consommateurs que sont les « millennials », c’est-à-dire ces jeunes nés entre 1980 et 2000. « Rester sur les consommateurs un peu fantasmés que sont les « millenials » en tant que construction marketing et pas du tout en tant que construction sociologique, est-ce une bonne chose ? Ou faut-il sortir de ce marketing par segmentation qui commence à asphyxier les marques ? Car c’est beaucoup d’argent dépensé. Une remise en cause est en gestation », assure Vincent Cocquebert. Les cibles de consommateurs déclinées par tranches d’âges et envisagées comme monolithiques seraient une chimère. Les comportements d’achats seraient, quant à eux, extrêmement mouvants, et ils seraient davantage dictés par la famille ou par des amis assure Vincent Cocquebert dans l’interview qu’il nous a accordée (lire par ailleurs).

« Accessible »

Pour reprendre la main, Instagram a décidé de réagir. Inquiet de voir sa crédibilité s’effondrer, ce réseau social qui est la propriété de Facebook, a lancé un programme d’intelligence artificielle pour identifier et supprimer les tricheurs. En avril 2019, on a appris que Facebook avait attaqué en justice une entreprise néo-zélandaise, Social Media Series Limited et trois de ses administrateurs, en les accusant de vendre de faux « j’aime », vues et abonnés à des utilisateurs d’Instagram. « Par leur activité, les accusés [Social Media Series Limited et ses administrateurs — N.D.L.R.] sont intervenus dans le service d’Instagram, ont créé une expérience non authentique pour les utilisateurs d’Instagram et tentent de les influencer frauduleusement pour s’enrichir personnellement », indique la poursuite, citée par Business Insider France. Quelques sites, comme Hype Auditor, proposent aussi de contrôler les comptes sur lesquels on a un doute, mais cela ne semble pas suffisant. Alors, en parallèle, des agences ont pris en charge la carrière de certains influenceurs de renoms, en échange de commissions qui vont le plus souvent de 10 à 30 %. Ruben Cohen, cofondateur de Foll-ow, une agence parisienne créée en 2016 par quatre amis de collège, a commencé à travailler sur le créneau du marketing d’influence en 2012, avec des blogueurs : « Le métier d’influenceur est encore nouveau. Du coup, des agences comme la nôtre se montent pour pouvoir organiser ce métier et le professionnaliser au mieux. » Même si les marques et les consommateurs se méfient de plus en plus des internautes qui font de la publicité pour des produits sur les réseaux sociaux, Foll-ow continue d’y croire. Cette agence a d’ailleurs recruté, il y a quelques semaines, une influenceuse de 18 ans, qui s’appelle Léa Elui. « Elle est l’influenceuse la plus suivie en France, avec 10 millions d’abonnés », glisse Ruben Cohen. Le cofondateur de Foll-ow l’assure : c’est sûr, de son côté, il n’y a pas de ralentissement de son activité : « Je n’ai pas l’impression que les marques prennent leurs distances. D’ailleurs, notre chiffre d’affaires ne fait qu’augmenter. Environ 80 % de nos clients continuent de travailler avec nous. Ce qui montre que leur première expérience a eu les répercussions escomptées. Mais le milieu de l’influence est une énorme jungle, avec énormément de gens qui se disent influenceurs. Les agences comme nous sont là pour faire le tri. » Le chiffre d’affaires mondial du marketing d’influence est estimé à 10 milliards de dollars, sans qu’aucun des experts interrogés par Monaco Hebdo ne puisse le confirmer. En tout cas, pour Ruben Cohen, ce qui est décisif dans ce marché, c’est aussi le prix : « Un investissement dans l’influence revient beaucoup moins cher qu’une publicité traditionnelle : viser 1 million de personnes sur TF1 coûte beaucoup plus cher que de viser 1 million de personnes sur Instagram. De plus, les répercussions directes pour la marque seront bien meilleure sur Instagram que sur TF1. Avec un investissement de 5 000 à 10 000 euros, on peut viser entre 500 000 et 1 million de personnes sur les réseaux sociaux. Du coup, cela rend ce type de publicité accessible à beaucoup d’entreprises qui ne pouvaient pas s’offrir un spot de publicité sur TF1. » Pour toutes ces raisons, l’avenir n’inquiète pas Ruben Cohen : « J’y crois. Les plateformes changeront, la façon de communiquer et les formats aussi. Aujourd’hui, on regarde plus de vidéo que d’images. Mais les influenceurs resteront, car il y aura toujours des personnes qui donneront envie aux autres. Il y aura toujours des gens « stylés », qui s’habillent bien, et que l’on aura envie de suivre. » Reste à savoir jusqu’où.

1) Millenial Burn-Out, Vincent Cocquebert (Arkhé), 216 pages, 17,99  euros.

 «  YouTube, c’est l’avenir  »
Tout est allé assez vite. Khloé, 26 ans, une ancienne salariée du Stars’n’Bars et de la Société des Bains de Mer (SBM) a fait un casting pour participer à l’émission de M6 Les Reines du Shopping. Puis, elle a accepté de participer à l’émission de télé-réalité Les Princes de l’Amour. Elle avait alors déjà ouvert sa page Instagram « comme beaucoup de monde », pour poster de belles photos. « Grâce à mes passages à la télévision, ma page Instagram est devenue de plus en plus professionnelle. J’étais de plus en plus suivie. Ça m’a permis de gagner de l’argent. A tel point que j’ai pu me permettre d’arrêter de travailler à la SBM. Aujourd’hui, je suis auto-entrepreneur et je ne vis que ce ça », raconte Khloé, qui explique avoir investit 5 000  euros en matériel : appareil photo, ordinateur, caméra…
Pour elle, il était devenu impossible de continuer à travailler en tant que salariée : « Je ne peux pas faire mes vidéos pour YouTube à 6h du matin et être au boulot à 8h. Et faire du placement produit le soir, à 22h. » On peut gagner combien dans ce job ? « Je pense que la fourchette va de 2 000 euros à 100 000 euros par mois. Je travaille avec une agence qui fait l’intermédiaire entre les marques et moi. L’agence prend une commission au passage ». Beauté, mode, soins pour la peau, bijoux, accessoires… On ne lui propose que des produits en phase avec son image. Mais ce n’est pas si simple, insiste cette influenceuse pour qui les notions de « travail » et de « métier » ne sont pas assez mises en avant vis-à-vis de son activité. « Il faut être parfaite, tout le temps. Je suis très exigeante avec moi-même. Faire ces photos et ces vidéos prend énormément de temps. Et c’est parfois un véritable casse-tête, qui débouche sur des crises de nerf ! », ajoute cette jeune femme. Aujourd’hui, Khloé est présente sur YouTube, Instagram, SnapChat et Twitter. Mais pour elle, un seul réseau a un futur tout tracé. « Pour moi YouTube est le réseau social numéro 1, devant Instagram. YouTube, c’est l’avenir. On ne regardera bientôt plus la télé, mais YouTube. Tout est sur YouTube, il existe une vidéo pour tout. Personnellement, j’ai supprimé mon compte Facebook, même si l’ancienne génération est encore dessus. Quant à SnapChat, ça touche surtout les moins de 18 ans, et ça m’intéresse moins. »