mardi 23 avril 2024
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Investir dans l’eau : un placement rentable qui pose question

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En bourse, l’eau a rapporté gros aux investisseurs en 2021. Mais est-ce un placement comme un autre ? S’agit-il de spéculer sur la rareté en eau, ou plutôt de financer des projets permettant d’améliorer les infrastructures, qui favoriseront l’accès à l’eau potable demain ? Monaco Hebdo fait le point.

La « crise mondiale de l’eau », comme qualifiée par les Nations Unies en décembre 2021, a ouvert la voie à un vaste marché. En 2020, celui-ci avoisinait les 600 milliards d’euros à l’échelle mondiale, pour une croissance annuelle moyenne de 6 %. Face aux défis que représentent la pénurie en eau, ses pollutions et les graves inondations, la demande de solutions innovantes progresse en effet, avec la nécessité de les financer. Les résultats sont donc excellents : fin 2021, la majorité des fonds d’investissement dédiés à l’eau ont dépassé les 31 % de gains sur l’année écoulée. C’est mieux que l’indice mondial de référence des marchés actions, le MSCI World, sur lequel la plupart des gérants se basent, et qui était fixé à +30,02 % à la même période. Ce n’est pourtant pas nouveau : des pionniers du secteur comme le fonds d’investissement Pictet-Water, fondé par la banque suisse du même nom, ou RobecoSAM Sustainable Water, existent depuis vingt ans et affichent une moyenne de 7 % de gains par an à leurs souscripteurs. À Monaco, des acteurs financiers s’inscrivent aussi dans cette tendance, comme la BNP Paribas Wealth Management Monaco, qui propose le fonds BNP Aqua, créé en 1998 avec un mandat de la Société Financière Internationale (SFI), une organisation de la Banque Mondiale dédiée au secteur privé. Il a progressé de près de 96 % sur 5 ans et de plus de 31 % sur l’année écoulée, au 30 novembre 2021, comme l’affirme l’établissement.

« La croissance démographique, l’urbanisation et l’élévation du niveau de vie dans les économies émergentes créent un déséquilibre croissant entre l’offre et la demande d’eau potable. La demande devrait ainsi progresser entre 8 % et 10 % dans les 20 prochaines années »

Christelle Boccardo. Expert financier BNP Paribas Wealth Management Monaco

Énormes besoins d’investissements

« La croissance démographique, l’urbanisation et l’élévation du niveau de vie dans les économies émergentes créent un déséquilibre croissant entre l’offre et la demande d’eau potable. La demande devrait ainsi progresser entre 8 % et 10 % dans les vingt prochaines années. Pourtant, il s’agit d’une ressource limitée », rappelle Christelle Boccardo, expert financier BNP Paribas Wealth Management Monaco. « Ces observations, couplées à une réglementation de plus en plus stricte dans le secteur de l’eau et aux risques liés au changement climatique, contribuent à raréfier l’eau potable et à augmenter ses coûts. D’énormes investissements sont aujourd’hui nécessaires pour y remédier. C’est pourquoi le fonds [BNP Aqua — NDLR] cible les entreprises leaders actives dans le domaine de l’eau : infrastructures, traitement et dépollution. » En effet, compte tenu de la croissance démographique et de l’urbanisation, la consommation en eau s’accroît, et elle promet de s’accroître encore plus dans les années à venir. Selon le dernier rapport La valeur de l’eau des Nations Unies, de 2021, la consommation en eau devrait passer de 4 500 milliards de m3 en 2010, à 6 900 milliards en 2030. Le nombre de personnes frappées par le manque d’eau pourrait alors passer à 3,2 milliards, ou même 5,7 milliards en 2050, selon les variations saisonnières. Demain, il sera donc nécessaire de mieux irriguer, mieux filtrer l’eau, et mieux réduire les pertes des canalisations. Les entreprises spécialisées dans l’épuration des eaux ou la technologie de l’eau affichent ainsi un fort potentiel de croissance. Selon l’influent cabinet de conseil américain McKinsey, près de 12 milliards de dollars pourraient être investis dans l’infrastructure de l’eau dans le monde. À titre de comparaison, c’est plus que la moitié du produit intérieur brut (PIB) des États-Unis.

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La consommation en eau devrait passer de 4 500 milliards de m3 en 2010, à 6 900 milliards en 2030. Le nombre de personnes frappées par le manque d’eau pourrait alors passer à 3,2 milliards, ou même 5,7 milliards en 2050, selon les variations saisonnières

Ne pas tout mélanger

Concrètement, lorsque l’on parle de « marché de l’eau », cela correspond à l’achat d’actions en bourse, ou à des fonds d’investissement dédiés à l’économie de l’eau. Il ne s’agit pas, dans ces cas précis, d’investir sur l’eau en tant que matière première, comme l’ont fait certains financiers avec le blé ou le maïs par le passé. Il s’agit plutôt d’investissements dédiés aux professionnels du stockage, du traitement, du transport, ou encore de la distribution de l’eau. Les plus connus de ces fonds en Europe se nomment Pictet-Water et BNP Paribas Aqua, mais aussi Amundi Fund. Ils ciblent tantôt les pays des grandes puissances, tantôt ceux en voie de développement, chacun avec une stratégie propre, la plupart depuis déjà vingt ans. Mais, depuis le 7 décembre 2020, un nouveau type d’investissement a vu le jour aux États-Unis. Et il s’est attiré les foudres du rapporteur spécial sur les droits de l’Homme à l’eau potable, pour les Nations Unies, Pedro Arrojo-Agudo. Depuis cette date, un indice du prix de l’eau est en effet entré à la bourse au Chicago Mercantile Exchange (CME). Selon le rapporteur des Nations Unies, il s’agit là d’une « grave erreur », qui fait passer l’eau au stade de « marchandise », et incite les marchés à spéculer sur « une potentielle valeur de l’eau dans le futur ». Pedro Arrojo-Agudo, également physicien, professeur d’économie et ancien député espagnol, craint qu’un tel marché de l’eau puisse, à terme, inciter les spéculateurs « tels que les fonds spéculatifs et les banques, à miser sur les prix, reproduisant ainsi la bille spéculative de 2008 sur le marché des produits alimentaires. » Tout sauf confiant, le rapporteur espagnol considère « qu’on ne peut pas attendre du marché qu’il gère correctement l’eau en tant que droit humain. » En France, 550 organisations et collectifs de la société civile ont même signé une tribune contre l’initiative américaine de financiarisation de l’eau : « Le 7 décembre, la plus grande société mondiale d’échange de produits dérivés financiers, CME Group, a lancé le premier marché à terme de l’eau. Les investisseurs et spéculateurs peuvent désormais parier sur l’évolution du cours de l’eau en Californie », écrivaient-ils.  « En théorie, les contrats à terme doivent permettre de lutter contre la volatilité des prix et offrir une sécurité pour les agriculteurs. La réalité, elle, a largement montré le contraire. Les impacts des marchés de l’eau déjà mis en place dans plusieurs pays sont catastrophiques ». Attention, toutefois, à ne pas tout mélanger. L’initiative américaine du 7 décembre 2020 concerne un marché très régional, aux États-Unis, et n’illustre pas ce qu’est le marché de l’eau dans sa globalité. Mais un autre problème se pose.

Selon l’influent cabinet de conseil américain McKinsey, près de 12 milliards de dollars pourraient être investis dans l’infrastructure de l’eau dans le monde. À titre de comparaison, c’est plus que la moitié du produit intérieur brut (PIB) des États-Unis

Attention au “blue-washing”

De nombreux fonds d’investissement prennent de plus en plus référence les objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies pour se targuer d’avoir un impact positif sur la planète. L’eau propre et l’assainissement par exemple, en tant ODD n° 6, l’industrie innovation et l’infrastructure (ODD n° 9), les villes et communautés durables (ODD n° 11). Mais qu’en est-il vraiment ? Alors que de plus en plus d’entreprises et d’acteurs financiers ont tendance à faire du “green-washing” [se donner une image trompeuse de responsabilité écologique — NDLR] en espoir de récupérer des subventions publiques et l’attention de nouveaux investisseurs, ne risque-t-on pas de voir émerger une sorte “blue-washing” dans ce marché florissant de l’eau ? Pour juger de qui respecte bien, ou non, les critères des objectifs de développement durable censés être appliqués, il est ainsi recommandé de lire les rapports d’impact des gestionnaires de fonds. Cela permettra de savoir, par exemple, quelles sont leurs politiques de vote aux assemblées générales des actionnaires, et s’ils contestent, ou non, des résolutions prises par l’entreprise qui ne répondrait pas aux critères des ODD. Pour mieux faire pression, et inciter à respecter les ODD et critères « environnementaux, sociaux ou sociétaux et de gouvernance » (ESG), des coalitions d’actionnaires se forment également de manière à accroître leur influence sur ces domaines. C’est le cas, entre autres, pour Pictet, BNP Aqua maison, Robeco, Robecoy, ou encore pour KNI Global Investors. Enfin, l’autre bon moyen de séparer le bon grain de l’ivraie, consiste à sélectionner des fonds qui ont décroché un ou plusieurs labels, comme le label « investissement socialement responsable » (ISR), créé en 2016 en France par le ministère de l’économie et des finances, afin de mettre en avant les fonds d’investissement respectueux de l’environnement. C’est un gage de confiance, qui renvoie à une méthodologie et à un cahier des charges. Mais l’important, comme pour tout investissement, est de ne pas suivre aveuglément la stratégie marketing qui le recouvre, qu’elle soit teintée de vert, ou de bleu.

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