samedi 20 avril 2024
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Michel Beaudouin-Lafon : « L’impact du métavers est réel sur notre santé et sur notre portefeuille »

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Michel Beaudouin-Lafon, professeur d’informatique à l’université Paris-Saclay et membre senior de l’Institut universitaire de France, livre sa vision du métavers à Monaco Hebdo. Il évoque notamment l’utilisation que pourraient en faire les pouvoirs publics.

Comment les États vont-ils pouvoir s’approprier le métavers ?

On peut imaginer que les gouvernements, et les pouvoirs publics dans leur ensemble, pourront proposer une valeur ajoutée à leurs services publics, en y intégrant le métavers. Récemment, nous avons eu l’exemple de la ville de Séoul [la capitale sud-coréenne a investi l’équivalent de 2,8 milliards d’euros pour être modélisée dans le métavers, afin de proposer des services éducatifs, touristiques ou encore culturels et économiques — NDLR]. Mais je reste tout de même perplexe. Car, quand on veut accéder à un service public, on a surtout besoin d’efficacité. Et le métavers n’est pas encore efficace aujourd’hui.

Ce n’est pas encore techniquement au point ?

Des personnes ont déjà du mal à se familiariser avec nos sites Internet. Elles ne sont pas toujours à l’aise avec certaines technologies actuelles. On peut donc surtout imaginer le métavers comme un outil supplémentaire, qui va s’ajouter aux services numériques existant. Quelque chose qui s’intégrera dans la tradition des “serious games” [des jeux sérieux, généralement proposés par des services publics et des entreprises à des fins ludiques — NDLR].

Se pose aussi la question de la régulation ?

Oui, et c’est un point fondamental. Nous connaissons déjà le problème avec les réseaux sociaux, qui ne s’estiment pas responsables ou redevables de ce que font les gens sur leurs plateformes. Or, il existe des problèmes de débordements, de harcèlement, et de propagation de fausses informations. Ces problèmes risquent d’être décuplés dans le métavers.

« Des personnes ont déjà du mal à se familiariser avec nos sites Internet. Elles ne sont pas toujours à l’aise avec certaines technologies actuelles. On peut donc surtout imaginer le métavers comme un outil supplémentaire, qui va s’ajouter aux services numériques existant »

Pourquoi ?

Parce que le métavers est une technologie immersive. L’immersion dans un monde virtuel peut avoir des vertus, notamment thérapeutiques, pour combattre certaines phobies, par exemple. Mais elle peut aussi provoquer l’effet inverse : toute situation stressante sera subie psychologiquement. Et tout phénomène de harcèlement promet d’être encore plus ressenti, car les actions se déroulent en temps réel. Contrairement à l’envoi d’un commentaire ou d’un message sur un réseau social, où des algorithmes de modération permettent parfois de ralentir ou de retarder une publication, rien de tout ça ne semble possible avec le métavers. Chaque action sera immédiatement perçue par les autres.

Vraiment ?

On a déjà des exemples d’agressions physiques et sexuelles, ce ne sont pas de simples hypothèses. Récemment, une jeune femme a dénoncé des faits de violence sexuelle lors d’un test d’Horizon Worlds, le jeu vidéo en ligne gratuit de réalité virtuelle de Facebook. La réaction des services de modérations a été d’instaurer un bouton « panique », pour repousser d’éventuels agresseurs. Cela forme une « bulle de sécurité » qui les empêche d’approcher à plus d’une certaine distance. Mais c’est presque contradictoire avec l’esprit de socialisation du métavers. Et on ne peut pas compter sur les entreprises pour faire elles-même la police. On a déjà vu par le passé qu’elles ne le font pas.

C’est donc aux États d’intervenir ?

On a affaire à un médium qui nous immerge entièrement et qui nous met à la merci d’agressions et d’arnaques. C’est là, en effet, que les gouvernements doivent intervenir. On parle de monde virtuel, mais l’impact est réel sur notre santé et sur notre portefeuille. Il s’agit plus d’un monde numérique que virtuel, dans lequel les lois du monde physique devraient s’appliquer. Les États doivent s’entendre, et cela au-delà des principes d’extra-territorialité sur lesquels certains s’appuient.

Michel Beaudouin Lafon interview métavers
« Le métavers est censé être un environnement immersif et collaboratif, où les personnes ont conscience l’une de l’autre. C’est ce qui se fait déjà dans les jeux vidéos. » Michel Beaudouin-Lafon. Professeur d’informatique à l’université Paris-Saclay et membre senior de l’Institut universitaire de France. © Photo Didier Goupy/Signatures

Les politiques sont-ils suffisamment formés aux problématiques du numérique pour traiter correctement un sujet aussi technique que le métavers ?

Non, clairement pas. Nous en avons eu la preuve au Sénat américain, lorsque Mark Zuckerberg devait répondre devant eux, en 2018, à propos de l’épisode Cambridge Analytica [le scandale renvoyant à la fuite de données personnelles de 87 millions d’utilisateurs de Facebook, exploitées par l’entreprise Cambridge Analytica dès 2014 — NDLR]. Ils semblaient parfois évasifs, et ils donnaient l’impression de découvrir leurs questions en lisant leurs fiches. Il y a un vrai problème de formation sur le numérique, alors que tous les politiques ne sont pas ignorants pourtant. Au niveau de l’Europe, des actions ont été prises, le Règlement général sur la protection des données (RGPD) étant la plus visible [le RGPD encadre le traitement des données personnelles sur le territoire de l’Union européenne (UE) depuis le 27 avril 2016 — NDLR]. Des choses sont en cours pour prendre des mesures, comme le Digital Market Act et le Digital Services Act.

Les États devraient-ils créer eux-mêmes des outils numériques ?

Nous ne sommes pas dans une époque où les pouvoirs publics se lancent là-dedans. En revanche, des entreprises privées peuvent être soumises à des régulations de l’État, comme les entreprises de télécom ou les prestataires d’énergie, car ce sont des biens de nécessité. On pourrait imaginer que certains aspects du numérique en fassent partie.

Mais comment les États pourraient-ils réguler cette activité contrôlée par les géants américains des Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM) ?

Il faudrait déjà qu’ils se mettent d’accord sur une politique à mener ensemble. Mais cela semble difficile, car leurs intérêts ne sont pas équitablement répartis. Les États-Unis défendent leurs grosses entreprises, et c’est bien normal. L’impact sociétal est important. Il n’est pas facile politiquement d’ajouter des lois et des régulations. On le voit déjà avec les effets d’une taxe carbone en France. Mais il faut aussi différencier les GAFAM.

C’est-à-dire ?

Il faut faire la différence entre les entreprises, car elles ne fonctionnent pas toutes sur les mêmes ressorts. Facebook, devenu aujourd’hui Meta, fonctionne sur la publicité et la marchandisation des données privées. On imagine donc que les moindres faits et gestes sur leur métavers seront traqués. Ce sera comme avoir une caméra dans sa maison, car le but, c’est d’avoir la main mise sur les données personnelles. En revanche, Apple et Amazon vendent des produits. C’est un autre ressort qui ouvre à l’intéropérabilité : permettre l’ouverture de ce monde virtuel à plusieurs systèmes et interfaces différentes. À l’image d’un e-mail, on peut s’envoyer des courriels sur différents comptes, sans avoir à s’inscrire sur différentes plateformes. Il faudrait mettre en place la même chose pour le métavers, pour créer une concurrence et éviter de le fragmenter.

« Dans le métavers, on a déjà des exemples d’agressions physiques et sexuelles. Ce ne sont pas de simples hypothèses. Récemment, une jeune femme a dénoncé des faits de violence sexuelle, lors d’un test d’Horizon Worlds, le jeu vidéo en ligne gratuit de réalité virtuelle de Facebook »

Le métavers peut-il doper le développement d’une ville-État comme Monaco, qui évolue sur 2 km2 ?

Je pense que le métavers peut être un bon véhicule pour un certain nombre de services, notamment le tourisme. À l’image du jeu Minecraft, on pourrait y recréer des villes et des environnements, avec des choses intéressantes à faire. Mais est-ce un besoin pour autant ? Moins il y aura de gens sur place, et moins il y aura d’argent en circulation pour l’économie locale.

Pensez-vous que le métavers libèrera le monde des contraintes physique, et permettra de multiplier les interactions humaines, notamment en période de pandémie ?

Oui, mais les visions qu’on a du métavers sont encore assez limitées, car on ne pense qu’à reproduire le monde physique, sans tirer partie de ce qu’on pourrait en faire au-delà. Le métavers est censé être un environnement immersif et collaboratif, où les personnes ont conscience l’une de l’autre. C’est ce qui se fait déjà dans les jeux vidéos. Et je pense que l’étape au-dessus consistera à mêler le monde physique au monde virtuel, comme le propose la réalité augmentée dans un jeu comme Pokémon Go. Ce sera peut-être plus intéressant que les torses flottant dans une salle de réunion assez moche, proposés par le PDG de Meta et fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg (rire).

Le métavers promet-il une croissance économique, des investissements et des recrutements massifs ?

Il y a effectivement un potentiel de développement assez considérable. Car il faut créer le métavers surtout, puis créer des contenus, et tout n’est pas encore techniquement faisable. Des entreprises de jeux vidéos ont, par exemple, déjà du mal à offrir tout le contenu nécessaire à leurs utilisateurs. Mais le métavers attire, et de grosses entreprises du luxe se positionnent déjà sur ce marché, sans oublier l’engouement pour les NFT [“non-fungible token”, jeton non fongible — NDLR]. Le métavers promet de générer une économie importante. Mais il y aura aussi une bonne partie de bulle spéculative.

En Europe, alors que les compétences sont là, pourquoi les investissements sont-ils beaucoup plus faibles qu’aux États-Unis et en Chine ?

Parce qu’on n’a jamais été bons là-dessus. Ce décalage, on l’observe pour de nombreuses technologies avancées. Depuis le plan Calcul des années 1960 [plan du gouvernement français lancé en 1966 par Charles de Gaulle pour développer une informatique européenne — NDLR], on est un peu en retard. La différence, c’est que les financements sont plus faciles et plus massifs aux États-Unis par exemple. En France, on a peur de l’échec. Quand j’ai travaillé à Stanford, les personnes autour de moi se vantaient, au contraire, de leurs échecs. On savait qu’au bout de quatre revers, le cinquième essai allait, peut-être, se conclure par un YouTube.

Comme certains experts, pensez-vous que le métavers sera un enjeu de souveraineté ?

Même si la pandémie semble avoir réveillé les consciences en matière de souveraineté, il est vrai qu’on ne s’est pas donné les moyens en Europe pour concurrencer les gros acteurs du marché, et j’ai presque envie de dire que c’est trop tard. En matière de cloud souverain et de solutions d’hébergement, on choisi Microsoft ou Amazon plutôt qu’une entreprise française. C’est un peu dommage, d’autant que les États-Unis ne se privent pas pour faire du protectionnisme.

Comment voyez-vous l’avenir du métavers ?

J’imagine un système ouvert, interopérable, où l’on créera ce qu’a été le web par le passé. Mais aussi un moyen d’échanger avec d’autres systèmes, où tout le monde pourra développer son application. Soit le métavers fonctionnera avec des systèmes fermés, où seuls les plus gros gagneront. Ou bien il fonctionnera en systèmes ouverts et compétitifs, où l’innovation sera au service des usagers. Et il ne sera pas un prétexte pour obtenir du « temps de cerveau disponible ».

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