mardi 23 avril 2024
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Jean-Yves Mollier : « Le livre connaît un sursaut, au profit des libraires »

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Jean-Yves Mollier, spécialiste de l’histoire de l’édition, du livre et de la lecture, est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris Saclay/Versailles Saint-Quentin  (1).

Pour Monaco Hebdo, il se penche sur les évolutions du marché du livre et sur son état de santé. Le livre est en meilleure forme qu’on le penserait.

Que pense l’historien de l’édition que vous êtes de l’absence de librairie indépendante à Monaco ?

C’est une tendance générale. Les librairies de type indépendantes disparaissent aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en Italie. Sauf en France, où elles se portent bien, même si le nombre de librairies diminue en soi. Le livre connaît même un sursaut, et davantage au profit de librairies de quartiers que d’Amazon. On observe finalement un retour à des pratiques qu’on pensait voir disparaître.

Comment expliquer alors leur disparition à Monaco ?

Si l’on se réfère aux exemples des grandes villes comme Paris et Lyon, on voit que le prix de l’immobilier a provoqué la fermeture de librairies au profit de boutiques de vêtements et de grandes enseignes qui, elles, peuvent se permettre financièrement de s’implanter en cœur de ville. Les libraires se déplacent au contraire vers des quartiers moins chers. Mais, parfois, les pouvoirs publics aident ces mêmes libraires à s’implanter, en prenant en charge une partie de leur loyer par exemple. Des villes paient pour faire revenir des commerces comme les librairies indépendantes. Ce n’est pas illégal. Cela s’apparente plutôt à de la défense du patrimoine, à la préservation d’un quartier, et à la volonté de voir ces commerces s’ancrer à nouveau en ville.

« Des villes paient pour faire revenir des commerces comme les librairies indépendantes. Ce n’est pas illégal. Cela s’apparente plutôt à de la défense du patrimoine, à la préservation d’un quartier, et à la volonté de voir ces commerces s’ancrer à nouveau en ville »

Une librairie n’est donc pas un commerce comme un autre ?

Lors de la pandémie, nous avons assisté à une véritable réflexion à ce sujet. Des lecteurs ont demandé à leurs libraires d’ouvrir pendant le confinement, même illégalement. Le débat a été intense, et les autorités françaises considèrent maintenant que les librairies sont des commerces de proximité essentiels. En effet, le pain de l’esprit est aussi essentiel que le pain du corps. La population demande autre chose qu’un simple service, elle est en quête de conseils. Un livre, quel qu’il soit, est un objet produit industriellement, certes, mais ce n’est pas une boîte de conserve.

Quelles ont été, historiquement, les conditions nécessaires au développement des librairies ?

La librairie, telle qu’on la connaît, ouverte sur la rue avec une pile de livres, c’est assez neuf. C’est apparu lors de la deuxième moitié du XIXème siècle, avec le développement des chemins de fer vers les provinces. Chaque fois que le chemin de fer arrivait dans une ville, deux librairies voyaient le jour presqu’à chaque fois. Une dans la gare elle-même, qui correspond aux relais d’aujourd’hui et aux kiosques de gare. L’autre en centre ville, car la culture y devient accessible, grâce à l’acheminement de marchandises et de passagers. C’était le cas en France, mais aussi à Monaco, lorsqu’elle a été desservie par les chemins de fer.

Qu’est-ce qui, a contrario, peut empêcher leur développement ?

Le commerce électronique. Amazon a commencé à installer ses entrepôts en France, avec l’idée que cela allait créer de l’emploi. C’est d’ailleurs un discours que reprennent la plupart des élus qui les accueillent. Mais c’est faux. Amazon va créer quelques emplois dans ses entrepôts, mais va en détruire d’autres sur le long terme. Amazon provoque même une véritable distorsion de la concurrence, car ses vendeurs tiers facturent très peu leurs services.

« Les librairies indépendantes reprennent de la vigueur depuis 2010. En France, leur part ne représente que 20 % du chiffre d’affaires des points de vente de livres, mais tout n’est pas question de chiffres. Le public témoigne de plus en plus en faveur de l’importance du contact humain. » Jean-Yves Mollier. Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris Saclay/Versailles Saint-Quentin, spécialiste de l’histoire de l’édition, du livre et de la lecture. © Photo DR

« On observe finalement un retour à des pratiques qu’on pensait voir disparaître »

Comment se portent les librairies indépendantes ?

Malgré tout, les librairies indépendantes reprennent de la vigueur depuis 2010. En France, leur part ne représente que 20 % du chiffre d’affaires des points de vente de livres, mais tout n’est pas question de chiffres. Le public témoigne de plus en plus en faveur de l’importance du contact humain. Et, si l’essentiel du chiffre d’affaires revient aux grandes enseignes comme la Fnac, l’existence même des librairies indépendantes les a poussées à monter en gamme, à proposer de meilleures présentations, et à embaucher des libraires. Elles les ont influencés.

Les librairies arrivent donc à résister, malgré le développement des plateformes de vente en ligne ?

Oui, car elles font des choix. Il existe environ un million de titres disponibles aujourd’hui, il est impossible de tous les proposer. Les librairies se spécialisent donc selon le ressenti de la clientèle. C’est d’ailleurs de cette manière qu’elles marquent leur différence. Ce ne sont pas des commerces identiques aux grandes surfaces. C’est une affaire de projet avant tout. Il faut trouver vers quoi innover. Ensuite, les aides financières, comme les subventions, suivent derrière, quand bien même cela représenterait un risque. Avec une librairie, on investit sur le long terme. Tout en rappelant qu’une entreprise qui se crée peut disparaître.

L’instauration du prix fixe du livre a-t-il eu des conséquences sur le marché des librairies ?

La loi Lang a tout simplement sauvé le réseau des librairies indépendantes. Il faut d’ailleurs rappeler qu’elle a été votée à l’unanimité [en 1981 — NDLR]. La France s’est honorée d’un consensus. Au départ, les grandes surfaces l’ont mal pris. C’était un combat difficile. Puis, elles ont fini par l’accepter, puisqu’elles ne perdaient pas d’argent. Les indépendants et les grandes surfaces se sont même bien développés jusqu’aux années 2010.

Qui fréquente les librairies aujourd’hui ?

Les familles les plus modestes se tournent plutôt vers les grandes surfaces comme Carrefour et E. Leclerc pour acheter des livres, lors de la rentrée scolaire par exemple, ou lors de la sortie de “best sellers” ou de certaines bandes dessinées, comme le dernier Astérix. En dehors de ce public, c’est plutôt vers une librairie classique et indépendante que les clients se tournent, car ils sont en demande de conseils. Ensuite vient Internet. Mais il n’y a pas un public, en soi, qui s’y rattache. Tout le monde commande à sa manière sur Internet. C’est un complément.

Qui sont les libraires d’aujourd’hui ?

Traditionnellement, le libraire était un notable issu de la petite bourgeoisie. Il était membre de la société savante au XIXème et au XXème, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1980 ensuite, la profession s’est massivement féminisée. Et aujourd’hui enfin, les libraires sont des jeunes diplômés, généralement sortis de formations spécialisées en métiers du livre ou de masters en éditions et librairies. C’est une suite logique. Les études se sont démocratisées, des couches nouvelles de populations aspirent à prendre l’ascenseur social, à travers le développement d’une librairie. Ce n’est pas pour devenir riche, mais le livre symbolise quelque chose.

Gagnaient-ils mieux leur vie par le passé ?

Il y a un siècle, en province, le métier rapportait plus. Le libraire était un notable qui gagnait très bien sa vie. Les loyers étaient bas, et le libraire était généralement propriétaire de son fonds de commerce. Aujourd’hui, il y a deux catégories de libraires : les indépendants, qui sont aux environs de 3 500 en France [dans 2 500 librairies — NDLR] et les salariés, qui sont environ 6 500. Ces derniers travaillent à la Fnac, à la librairie Mollat de Bordeaux, au Furet du Nord, ou encore chez Ombres Blanches, à Toulouse.

Est-il nécessaire de parler la même langue sur un territoire, ou dans un Etat comme Monaco qui compte 139 nationalités sur son sol, pour qu’une librairie s’y développe ?

La langue est importante, mais dans des zones de contacts. À Paris, par exemple, on compte plusieurs librairies anglaises comme Brentano’s, car on a vite compris la nécessité de répondre à la clientèle britannique et nord-américaine. Sur la Côte d’Azur, il est important pour un libraire de pratiquer l’italien, ou d’avoir des employés qui parlent la langue pour répondre à cette clientèle frontalière. Et, à Monaco, où se parlent cinq à six langues, il faut le prendre en compte, et proposer une offre pour chacun, sans jugement aucun.

Une librairie, c’est aussi un symbole politique ?

Bien sûr, si on regarde les piles de livres aux vitrines de Hong Kong, New-York, Santiago ou Paris, nous avons un bon reflet de l’état réel de la société. Pendant la Seconde Guerre mondiale, par exemple, la censure ne permettait pas de tout mettre en vitrine et il fallait se procurer certains livres à la sauvette. Rappelons d’ailleurs que, pendant la Seconde Guerre, Monaco a permis de contourner la censure qui sévissait en France, notamment avec le développement des éditions du Rocher, en 1943.

N’est-ce pas aussi une affaire d’argent : ouvrir une librairie coûte cher et rapporte peu, généralement ?

Pas tout à fait. Aujourd’hui, en France, des associations aident des libraires à s’installer, avec un budget plus ou moins important. La maison Gallimard, France Loisir et le Centre national du livre apportent leur soutien financier, par exemple. Il y a également des subventions accordées par certaines villes, en fonction des projets présentés et de leur potentiel de développement.

1) Histoire des libraires et de la librairie, de l’Antiquité jusqu’à nos jours, de Jean-Yves Mollier (Actes Sud), 216 pages, 29,90 euros.

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