jeudi 28 mars 2024
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Pourquoi Monaco mise sur l’identité numérique

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Le lancement de l’identité numérique pour les Monégasques, comme pour les résidents, est un nouveau pas en avant dans la transformation numérique de la principauté.

Avec toujours le même objectif : se positionner comme un État séduisant dans la course au numérique. Un pari gagnant ?

C ’est un élément de langage qui a été largement repris dans la presse. « Monaco est le Singapour de l’Europe », a répété devant les journalistes le délégué interministériel en charge du numérique, Frédéric Genta. Depuis sa nomination en 2018, c’est lui qui met en musique la montée en puissance numérique de la principauté, avec un objectif à la fois simple et démesuré : faire de Monaco un « État intelligent », soit une “smart principality”. Pour cela, un programme a été décidé : Extended Monaco. Ambitieux, ce programme vise l’ensemble des forces vives de la principauté, de l’administration, en passant par les écoles, la santé, les télécoms, ou encore la mobilité.

Même si ce n’est pas le cas pour le moment, on peut aussi imaginer, dans les années à venir, la mise en place du vote électronique pour les élections nationales ou municipales

« Souveraineté »

Le 28 juin 2021, lors d’une conférence de presse organisée au musée océanographique, le ministre d’État, Pierre Dartout, a annoncé le déploiement de l’identité numérique par ces mots : « À partir d’aujourd’hui, l’identité numérique des Monégasques et des résidents devient une réalité et ouvre des perspectives nouvelles et sûres au service de la population de la principauté. » En clair, l’identité numérique constitue le « double numérique » d’une carte d’identité. Elle permet de réaliser une multitude de démarches, de manière dématérialisée. L’identité numérique rend aussi possible la signature de tous les types de documents : faire, par exemple, une déclaration sur l’honneur, ou réclamer un acte d’état civil depuis un smartphone. Et cela, bien entendu, où que l’on se trouve. Même si ce n’est pas le cas pour le moment, on peut aussi imaginer, dans les années à venir, la mise en place du vote électronique pour les élections nationales ou municipales. Car, à partir du moment où l’on évolue dans le monde numérique, présenter cette identité équivaut donc à montrer sa carte d’identité dans la vie réelle, puisque sa « valeur » est équivalente à celle d’un passeport. À Monaco, cette identité numérique est directement reliée à la nouvelle carte d’identité « physique » délivrée par la principauté. Fin juin 2021, les nouvelles cartes d’identité et cartes de résidents électroniques ont été présentées, avec un objectif ambitieux : équiper les deux tiers des habitants de la principauté d’ici fin 2022. Le 28 juin, devant le maire de Monaco, Georges Marsan, et de Frédéric Genta, Pierre Dartout a aussi mis l’accent sur l’aspect régalien que revêt l’identité numérique. Or, c’est un sujet dont se sont saisis depuis longtemps les géants d’Internet que sont Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft (Gafam). Ces entreprises du secteur privé en ont vite compris l’intérêt, afin de continuer à faire grandir un business déjà plus que florissant. En face, les États hésitent, tardent et s’interrogent, face à un chantier éminemment complexe et coûteux. « La mise en place de l’identité numérique à l’échelle d’un État est une révolution. Elle doit répondre à de très nombreuses normes de sécurité et d’authentification internationales. Et sa mise en œuvre technique – depuis la plateforme, jusqu’à l’impression des cartes – est un processus très long. Il faut aussi prendre en considération l’explication pédagogique de son fonctionnement et des protections offertes à l’utilisateur. Et enfin, la nécessaire mobilisation des différents services de l’État et des entreprises privées », nous a confirmé Frédéric Genta dans l’interview qu’il nous a accordée. Bref, le sujet est donc très loin d’être simple. Ce qui, en attendant, continue de faire le jeu de ces entreprises américaines.

Le 28 juin 2021, lors d’une conférence de presse organisée au musée océanographique, le ministre d’État, Pierre Dartout, a annoncé le déploiement de l’identité numérique par ces mots : « À partir d’aujourd’hui, l’identité numérique des Monégasques et des résidents devient une réalité. » © Photo Michael Alesi / Direction de la Communication

L’identité numérique constitue le “double numérique” d’une carte d’identité. Elle permet de réaliser une multitude de démarches, de manière dématérialisée. L’identité numérique rend possible la signature de tous les types de documents

« Infrastructure essentielle »

Abandonné en bonne partie au secteur privé, et sans réelle solution européenne, cet attribut régalien qu’est l’identité numérique reste essentiellement monopolisé par des logiciels et des services proposés par des entreprises américaines et chinoises. En France, l’État tente de remonter la pente. Pour faciliter les connexions à ses différentes administrations, les internautes et les entreprises privées peuvent le faire à travers FranceConnect, une plateforme qui permet de s’identifier pour accéder ensuite aux services publics français en ligne. Mais rien n’est simple. Pour preuve, par un arrêté du 11 mai 2020, la Direction interministérielle du numérique (Dinum) a ouvert pour un an une période de test du portail FranceConnect pour les entreprises qui travaillent dans le secteur de la santé, des transports, de la location, de l’éducation et du social. Mais, selon Les Échos, un an plus tard, seulement une cinquantaine de demandes auraient été enregistrées par la Dinum, qui a donc décidé de prolonger cette expérimentation d’une année supplémentaire. Comme en France, à Monaco, l’objectif de l’État consiste donc également à reprendre la main. Et, si possible, de la façon la plus sécurisée possible. « L’identité numérique est vérifiée, distribuée et gérée uniquement par les services de l’État et de la mairie, ce qui est un véritable gage de souveraineté pour Monaco, qui a choisi pour l’accompagner dans ce projet de grande ampleur la société française IN Groupe, spécialiste de l’identité sécurisée et des services numériques associés », assure un communiqué de presse du gouvernement daté du 28 juin 2021. L’infrastructure technique est installée à Monaco, souligne aussi le gouvernement. « Rien ne se connecte à des systèmes tiers en France ou dans des clouds », a assuré Julien Dejanovic, directeur des services numériques de la principauté de Monaco, au webmagazine Les Numériques. Très concrètement, l’identité numérique rendra donc possible une multitude d’actions, comme le détaille le gouvernement : « L’administré pourra signer ou co-signer un document électroniquement, même depuis son smartphone ; établir une déclaration sur l’honneur ; demander un acte d’état-civil, ou encore se connecter à ses espaces personnels Monaco Telecom (myMT) et myNexio, le service de la Société monégasque de l’électricité et du gaz (Smeg). » Le gain de temps devrait être encore plus grand dès qu’un guichet unique regroupera la totalité des démarches administratives pour le grand public. « Monaco lance son identité numérique et entre ainsi dans le Top 5 des pays les plus avancés en la matière, à l’instar de Singapour et de l’Estonie, notamment. Dans le monde d’après-crise, l’identité numérique est une infrastructure essentielle pour la souveraineté et l’attractivité de Monaco », juge Frédéric Genta, dans ce même communiqué du gouvernement monégasque.

Reste à convaincre une frange de la population qui demeure méfiante face à l’idée d’utiliser son identité numérique en ligne pour valider des actes administratifs autrement plus importants qu’un simple achat sur un site de commerce en ligne

Contreproductif

Reste à convaincre une frange de la population qui demeure méfiante face à l’idée d’utiliser son identité numérique en ligne pour valider des actes administratifs autrement plus importants qu’un simple achat sur un site de commerce en ligne. « Sur un usage volontaire et abusif, il est évident qu’il n’y a aucune volonté de la part de l’État monégasque à ce niveau. D’ailleurs, lorsque le Conseil national a étudié le projet de loi sur l’identité numérique, nous nous sommes attachés à renforcer les dispositifs permettant la sécurisation et les contrôles. Concernant un usage involontaire, il n’existe aucune garantie à 100 % », estime l’élu Priorité Monaco (Primo !) et président de la commission pour le développement du numérique, Franck Julien [lire son interview dans ce dossier — NDLR]. Du côté du gouvernement, on avance d’autres arguments : « L’identité numérique à Monaco est un titre physique qui protège notamment contre l’usurpation d’identité en ligne. Après activation de son identité numérique, si elle est souhaitée, celle-ci sera utilisable depuis son ordinateur grâce à un lecteur de carte ou depuis son smartphone en téléchargeant l’application MConnect Mobile. Plusieurs facteurs d’authentification (code PIN à 5 chiffres pour utiliser sa carte sur un ordinateur, code PIN à 6 chiffres pour l’application mobile) de sécurité la rendent inaltérable et infalsifiable », affirme un communiqué du gouvernement monégasque. Reste que le doute est toujours permis. C’est lorsqu’un usager s’inscrit sur un site Internet ou sur une application, et qu’ensuite il s’authentifie, qu’il offre des informations précieuses sur son profil. C’est aussi là que l’utilisateur donne de quoi être suivi par la suite, et même traqué sur Internet. D’après une étude de Juniper Research publiée le 5 juillet 2021, les entreprises de commerce en ligne devraient faire face à des pertes estimées à plus de 206 milliards de dollars entre 2021 et 2025, à cause du piratage par usurpation d’identité (1). Bien sûr, l’identité numérique développée sur les sites de e-commerce est beaucoup plus basique que l’identité numérique mise en place par l’État monégasque. Néanmoins, sur les réseaux, tous les experts répètent qu’aucune preuve de sécurité totale ne peut être apportée. Pierre Laperdrix, chargé de recherche CNRS au sein de l’équipe-projet Spirals, commune à l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria) et au laboratoire Centre de Recherche en Informatique, Signal et Automatique (Cristal) de Lille, rappelle ainsi que « dans le secteur du numérique, on ne peut pas garantir la sécurité à 100 %. Chaque année, des exemples de fuites de base de données, et de problèmes de sécurisation font la « une » des journaux. Cela peut être dû à un bug dans un programme qui permet d’accéder à des services censés être sécurisés. Mais, même si un système est très sécurisé, on peut aussi passer par quelqu’un qui a les droits d’accès à ces données pour parvenir à les faire « fuiter ». La technique et l’humain ne sont pas infaillibles. Il n’y a donc pas de risque zéro ». Or, on imagine facilement que des données personnelles aussi sensibles que l’identité numérique de Monégasques, ou de résidents de la principauté, intéressent beaucoup de hackers. Ils pourraient ensuite très facilement les revendre à prix d’or, ou en faire d’autres usages. De son côté, Pierre Laperdrix estime en tout cas que « l’État monégasque n’a aucun intérêt à partager ces données avec des tiers pour les monétiser, par exemple. Si cela était fait, ou en cas de problèmes de respect de la vie privée, ça ne ferait que délégitimer ce service. Résultat, les gens reviendraient peut-être à la version « papier », et on perdrait alors tout l’intérêt apporté par l’outil numérique ». Si personne n’a envie de tomber dans un contexte qui deviendrait alors totalement contreproductif, il faudra tout de même mesurer le taux d’adoption de cette identité numérique par la population. Cet indicateur permettra d’en savoir plus sur le degré de confiance que les Monégasques et les résidents voudront bien accorder à ce nouvel outil numérique.

1) L’étude de Juniper Research est à lire par ici (en anglais) : https://www.juniperresearch.com/pressreleases/online-payment-fraud-losses-to-exceed-206-billion.