vendredi 19 avril 2024
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Franck Julien : « Il ne faut pas survendre l’efficacité du traçage numérique »

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Une application sur smartphone pour savoir si l’on a été en contact avec une personne testée positive au coronavirus, tel est le projet de traçage numérique qui avait été envisagé par le gouvernement princier, avant le déconfinement. S’il semble aujourd’hui en “stand-by” en principauté, ce “tracking” soulève de nombreuses questions, notamment en termes de protection de la vie privée et de respect des libertés individuelles. L’élu Priorité Monaco (Primo !) et président de la commission pour le développement du numérique, Franck Julien, répond aux questions de Monaco Hebdo.

Le Conseil national a-t-il été sollicité par le gouvernement pour le projet de traçage numérique (1) ?

On a été informé un peu avant la population. On nous a dit que parmi les moyens qui allaient faciliter le déconfinement, le gouvernement étudiait la possibilité d’utiliser une application de “tracking”. Cette application de “tracking” serait basée sur la technologie Bluetooth et les données seraient totalement anonymisées. On nous a aussi dit qu’il [le gouvernement — N.D.L.R.] était en cours de discussion avec la commission de contrôle des informations nominatives (CCIN).

Quel rôle peut jouer le Conseil national dans ce projet ?

Nous ne sommes pas l’exécutif. Nous n’aurons donc pas de rôle exécutif sur le déploiement de l’application. En revanche, s’il y avait eu une opposition des élus par rapport à la mise en œuvre de cette application, elle aurait été exprimée. Mais ça n’a pas été le cas.

Le Conseil national ne s’est donc pas opposé à ce projet de traçage numérique ?

Du moment que c’est sur la base du volontariat, et que le gouvernement prend toutes les précautions pour que les données soient totalement anonymisées… On nous a parlé d’un dispositif où on ne pouvait pas remonter à la source du générateur des données. On ne voit pas pourquoi on devrait s’y opposer. Après, évidemment, si vous posez la question à un expert de la cybersécurité, il vous dira que la donnée la plus sécurisée est celle qui n’existe pas.

Il y a donc des risques avec ce genre d’application ?

Il y a toujours un risque, mais c’est une analyse de risques que le gouvernement doit mener. Il dispose d’experts pour cela. A priori, on peut leur faire confiance sur les aspects opérationnels. Ils sont en relation avec la CCIN, mais je suppose qu’ils ont aussi pris attache avec l’Agence monégasque de sécurité numérique (AMSN) pour vérifier tous les points relatifs aux aspects liés à la sécurité et à la confidentialité de ces informations. Il y aurait eu un tollé des élus si l’application reposait sur l’utilisation GPS, et si elle était obligatoire. On aurait, certes, un dispositif efficace, mais liberticide. Car, dans ce cas, le risque d’accès aux données aurait été majeur. Mais il faut minimiser le risque des données par des autorités qui sont contraintes, de par leurs réglementations, par des organismes certes étatiques, mais indépendants, comme peuvent être la Commission nationale de l’information et des libertés (Cnil) en France, ou la CCIN à Monaco.

En tant que président de la commission pour le développement du numérique, allez-vous être consulté pour ce projet ?

Non, absolument pas. On nous a informés de cette possibilité lors d’une commission plénière d’étude. Je n’ai pas à émettre un rapport là-dessus. Après, j’ai ma propre opinion sur l’efficacité du dispositif. Mais on ne peut qu’être d’accord avec le gouvernement d’essayer de trouver des moyens permettant de sécuriser le déconfinement.

Le traçage numérique est-il le moyen le plus efficace pour cela ?

C’est une autre question. Mais, bien évidemment, cet outil ne doit pas se substituer à la distribution des masques. Et surtout, il ne doit pas venir se substituer au dépistage massif des personnes. C’est un outil complémentaire, mais si vous me demandez mon avis, il sera bien moins efficace que le port du masque ou le dépistage. C’est une évidence.

Pourquoi doutez-vous de son efficacité ?

Pour ne pas être trop intrusifs sur la nature des données récoltées, les concepteurs de l’application ont fait le choix de ne pas utiliser la position GPS qui, elle, aurait été très intrusive, car à tout moment, on pouvait savoir où était une personne. Ils ont fait le choix d’échanger les identifiants de smartphone par l’intermédiaire de la technologie Bluetooth. Le principal problème, très important sur l’efficacité de l’application, c’est que l’approximation qui sera faite sur la proximité des personnes va être énorme. Le Bluetooth n’a jamais été fait pour pouvoir dire avec précision à quelle distance se situent deux objets. Que vous soyez à un mètre ou à quatre mètres, vous serez détecté. L’efficacité des données qui seront fournies par l’application sera donc très minime.

Y a-t-il d’autres raisons de douter de ce genre d’application ?

Au-delà de l’approximation liée au choix de la technologie elle-même, pour qu’elle soit véritablement efficace, il faudrait que l’application soit adoptée massivement par la population. Or, dans un pays comme Singapour souvent cité en exemple, moins de 20 % de la population a adopté cette application. Et cela n’a malheureusement pas empêché le retour d’une deuxième vague. À Monaco, je doute qu’on puisse avoir un taux d’utilisation, un taux de téléchargement qui implique plus de 20 % de la population. Cela n’a pas été le cas dans des pays technophiles, comme la Corée du Sud ou Singapour. Donc ça pose d’immenses problèmes sur l’efficacité des données qui seront fournies par cette application.

Ces doutes sur l’efficacité de l’application sont-ils partagés par les autres élus nationaux ?

J’ai exprimé mes doutes sur l’efficacité de cette application. Les quelques élus à qui j’en ai parlé partageaient ce doute. Globalement, je ne pense pas que les élus pensent que c’est la panacée pour sortir du déconfinement. Mais c’est la responsabilité du gouvernement, c’est lui qui prend cette initiative. Les élus sont beaucoup plus sensibles sur le port du masque et le dépistage. Je ne pense pas qu’il faille compter sur cette application pour freiner la deuxième vague, si deuxième vague il y a.

L’efficacité d’une telle application étant discutable, est-il indispensable de la mettre en place en principauté ?

Cette question doit être posée au gouvernement. Le pouvoir exécutif c’est le gouvernement, ce n’est pas le Conseil national. La focalisation des élus est bien sur les mesures qui nous semblent plus importantes. Ce sujet a été évoqué, il n’y a pas d’opposition de la part des élus, du moment qu’elle se fait sur la base du volontariat.

Quelle serait votre recommandation, en tant président de la commission pour le développement du numérique ?

Si je devais émettre une recommandation, c’est qu’il ne faut pas que l’efficacité de l’application soit survendue, et que ceux qui la téléchargeraient lui fassent une confiance absolue. Et surtout, il ne faut pas que cette application soit mise en avant pour ne pas prendre les mesures qui, elles, seront véritablement efficaces. À savoir le port du masque et le dépistage de la population de la manière la plus massive possible.

Quels sont les risques avec ce genre d’application ?

J’ose espérer que les spécialistes de l’AMSN et de la CCIN seront consultés et qu’ils donneront les conseils nécessaires au gouvernement. C’est de la responsabilité du gouvernement. J’espère qu’ils prendront les précautions nécessaires pour cela. Le risque, je le vois plutôt, éventuellement, du fait d’une banalisation de la récolte de ce genre d’informations. Certes, les données recueillies seront anonymisées, mais quand même. La donnée la plus sécurisée est celle qui n’existe pas. Du moment qu’on crée une donnée, cela génère un risque. Après, les spécialistes réalisent des analyses de risques pour voir si le risque en vaut la peine.

Existe-t-il d’autres risques ?

Le deuxième risque potentiel est lié au Bluetooth. Ce n’est pas la technologie qui est connue comme étant la plus sécure. Ce n’est pas pour rien qu’Apple a quand même du mal à ouvrir l’interface Bluetooth de ses iPhones, jusqu’à présent. Si l’interface Bluetooth est ouverte sur votre téléphone, il y a un risque pour que des personnes qui se trouvent dans votre environnement en profitent pour tenter d’entrer dans votre smartphone et essayent de pirater certaines de vos données. Mais pour cela, il faut que cette personne se trouve dans votre environnement.

Ce système de traçage numérique ne représente-t-il pas une menace pour nos libertés et notre vie privée ?

Si vous utilisez Google Maps, il y a de fortes chances que, par défaut, vous laissiez la géolocalisation ouverte de votre téléphone. Cela signifie que vous laissez Google avoir accès à votre géolocalisation depuis peut-être plusieurs années. Il sait exactement où vous avez passé vos vacances, quel est le lieu de votre travail, peut-être la localisation de votre maîtresse… Je pense qu’il y a un discours assez hypocrite, parce que, quand ces données sont transmises à une force publique, on joue les vierges effarouchées. Alors qu’au quotidien, les gens donnent une quantité d’informations complètement hallucinante aux Google Apple Facebook Amazon (Gafa). D’un point de vue théorique, oui, bien sûr, elle représente une menace, mais vous faites bien pire avec Google. Vous mettez votre vie à disposition de Google, mais aussi d’autres prestataires. Amazon connaît bien vos goûts, vos habitudes d’usage de produits… Dans nos pays, de culture européenne, je ne sais pas si c’est véritablement le bon focus.

Vous n’êtes donc pas inquiet ?

A Monaco, on a la CCIN. En France, il y a l’équivalent avec la CNIL. Je n’ai aucun doute que tous ces organismes déjà en place prendront la défense des usages de ces données pour protéger la population. On n’est pas en Chine, on n’est pas dans des régimes autoritaires. On a des organismes indépendants, qui sont là pour ça. Je ne suis donc pas inquiet outre mesure, car, une fois la crise passée, ces organismes se montreront tout aussi vigilants, et ils le sont déjà. Les libertés individuelles sont ancrées dans notre culture, et elles le demeureront par la suite.

La mise en place de la reconnaissance faciale en principauté va aussi être bientôt débattue ?

On va avoir un débat très intéressant au Conseil national lorsque le gouvernement déposera son projet de loi sur la reconnaissance faciale. Lorsqu’on a compris qu’il y avait des budgets pour la reconnaissance faciale, tous les élus, toutes tendances comprises, et en tant que président de la commission du numérique j’en ai fait partie, sont montés au créneau, en disant qu’il fallait qu’il y ait une loi pour la régir. On ne pouvait pas se contenter d’un texte réglementaire. Dans notre culture, dans notre pays, on est fortement attaché aux libertés individuelles. Le risque n’est pas au niveau de nos institutions, mais plutôt au niveau de la banalisation, au niveau de la population. Je l’ai dit à plusieurs reprises : il faut, entre autres, mieux former les enfants, les sensibiliser à la nature des données personnelles, à leur valeur, et au fait qu’il ne faut pas les exposer de manière inutile.

Selon vous, la population a-t-elle conscience de ces risques ?

J’ose espérer qu’il y aura dans la communication du gouvernement une certaine humilité par rapport à l’efficacité de l’application. Sur les risques du Bluetooth, pourquoi pas. Sur le risque des données récoltées, elles sont faites pour être complètement anonymisées. Donc, normalement, si les choses sont faites correctement, on ne doit pas pouvoir remonter à la source. Je vois mal le gouvernement dire qu’il y a des risques sur la génération des données, car cela voudrait dire qu’il n’a pas confiance dans les moyens qu’il aura mis.

Le traçage numérique doit-il faire l’objet d’une loi ?

Puisque les données sont complètement anonymisées, ça ne doit pas être considéré au titre de la loi comme une donnée personnelle. C’est sur la base du volontariat, il n’y a pas de récolte de données personnelles, puisqu’elles sont anonymisées. A priori, je ne vois pas la nécessité de voter une loi. En l’état, nos lois sont déjà suffisamment protectrices à Monaco.

Faudrait-il adopter des technologies similaires aux pays voisins ?

M. Gamerdinger n’est pas entré suffisamment dans le détail lorsqu’il nous a présenté le système. Il faudrait poser la question au gouvernement. Je ne sais pas s’il est prévu de faire une mutualisation des bases de données. Mais, bien évidemment, plus la base de données est alimentée, plus le système sera efficace.

1) Cette interview a été réalisée le 24 avril 2020.

Applications de traçage numérique : quelle efficacité ?

Selon une étude (1) de l’université d’Oxford publiée dans la revue scientifique de référence, Science, le 31 mars 2020, une application de traçage numérique doit être utilisée par 60 % de la population pour être efficace. En dessous de ce seuil, son utilité est remise en cause. À Singapour, qui a été l’un des premiers pays à tester ce genre d’application, l’expérience s’est soldée par un faible taux de téléchargement. Seuls 16 % des Singapouriens ont en effet installé l’application TraceTogether sur leur smartphone. Rappelons enfin que l’application de traçage numérique nécessite d’être doté d’un smartphone équipé de la technologie Bluetooth. Ce qui n’est pas le cas de tout le monde aujourd’hui, puisqu’en France, selon le gouvernement, un habitant sur cinq ne possède pas le Bluetooth sur son téléphone.

1) Quantifying SARS-COV-2 transmission suggests epidemic control with digital contact tracing, Science. DOI : 10.1126/science.abb6936.

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