mercredi 24 avril 2024
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Boris Helleu : « Le succès de Monaco sur les réseaux sociaux, c’est l’échec de Monaco sur son marché local »

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Boris Helleu, maître de conférences à l’université de Caen Normandie, travaille sur les stratégies digitales dans le sport-spectacle, le marketing et l’économie du sport professionnel.

Il évoque pour Monaco Hebdo le rôle et le poids des réseaux sociaux aujourd’hui dans le sport-business. Interview.

Depuis quand les clubs de foot s’intéressent-ils aux réseaux sociaux ?

Au milieu des années 2000, au moment de l’apparition des réseaux sociaux, la majorité des clubs professionnels avaient un retour par rapport à des usages émergents des fans, qui s’étaient, eux, accaparés les médias sociaux. À savoir Facebook, Twitter, ou déjà avant ces réseaux, avec l’émergence des forums de discussions, les blogs…

Pourquoi les clubs sont-ils aujourd’hui présents sur les réseaux sociaux ?

C’est une évolution du métier d’un club de foot professionnel. En plus d’être une structure sportive qui forme des joueurs, qui en recrute, qui doit gagner des matches… Il est aussi devenu, avec l’émergence des médias sociaux, un média et un fournisseur de contenus. Et ce que cela change pour l’essentiel, c’est la multiplication des contacts avec ses fans. Il y a 10-15 ans, un club de foot professionnel ne touchait son public qu’une fois par semaine ou toutes les deux semaines pour celui qui se rend au stade. Avec l’émergence des médias sociaux, il peut désormais les toucher tous les jours, potentiellement 24 heures sur 24. Avec pour certains clubs qui sont aussi des marques, la possibilité de toucher un public plus large que le public local ou national. Il est intéressant pour les clubs de travailler leur marque, leur image de marque, leurs valeurs… Et à terme, ce qui est souvent évoqué mais qui n’est pas l’objectif premier des clubs, c’est la monétisation. C’est-à-dire une fois que l’on a une “fanbase” [communauté de fans – N.D.L.R.] digitale importante, comment on convertit le fan en client potentiel ?

Des stratégies “social media” se mettent en place dans les clubs, et il y a même des recrutements pour développer ces stratégies ?

Oui, tout à fait. Lorsque les clubs ont commencé à se lancer sur les médias sociaux, ils n’avaient pas de ressources en interne, ni de savoir-faire. Certains étaient complètement dépassés. Beaucoup de clubs ont alors confié la gestion de leurs plateformes digitales au mieux à des stagiaires de passage, parfois à la famille de telle ou telle personne ou à un supporteur, voire même au commercial, dont le véritable métier était de vendre des loges. C’est une période où il y a eu énormément de “fails” ou du “bad buzz”, c’est-à-dire des contenus et des modalités d’interactions avec les fans qui n’étaient pas adaptés, des erreurs de communication… Car les clubs étaient en déficit d’une culture numérique.

Comment ont-ils géré ce déficit ?

Cela s’est ensuite professionnalisé avec le recrutement des “community managers” [ou CM, personne en charge des réseaux sociaux – N.D.L.R.]. Les CM jouent un rôle essentiel dans l’image d’un club car il est en contact direct avec les fans. C’est lui qui, par une erreur, peut ruiner en partie l’image de marque. Et ces métiers se sont étendus avec les “digital strategists” [personne en charge de la stratégie digitale – N.D.L.R.], les “brand content managers” [responsable du contenu média d’une marque – N.D.L.R.].

© Photo Monaco Hebdo.

Avec un taux de remplissage estimé à 33 % et une affluence moyenne  de 6 649 spectateurs, l’AS Monaco occupe actuellement la dernière place du classement des tribunes en Ligue 1. C’était déjà le cas ici en 2012 face à Bastia.

Comment s’établit une stratégie “social media” ?

Certes, avec les réseaux sociaux, il y a une dimension stratégique, mais elle est la continuation sur le numérique, sur les plateformes socio-numériques, d’une stratégie de marque plus globale. Les clubs éditent d’abord des stratégies marketing et elles sont répercutées sur les plateformes digitales. Ce qui explique par exemple le succès de l’AS Monaco. Le constat est fait que pour le public direct en mesure de venir au stade, ils ne pourront pas aller plus loin. Ils savent qu’il faut contenter une fanbase française très importante mais disséminée un peu partout. Et toutes les plateformes sociales sont idéales pour acheminer du contenu tous les jours, et plus largement de rallier une fanbase plus internationale qui correspond au positionnement de marketing territorial de la principauté.

L’AS Monaco fait partie du top 20 des clubs européens les plus suivis sur les réseaux sociaux, alors qu’elle présente l’une des plus faibles affluences du championnat de France : n’est-ce pas paradoxal ?

Oui, mais ce sont deux “fanbases” différentes. Les modalités de consommation du sport ont complètement évolué, elles évoluent d’ailleurs tout le temps. Là où, auparavant, être un consommateur de football consistait à se rendre au stade, ou à regarder le match à la télé, dorénavant être un fan de foot c’est aussi accéder à de l’information ou du contenu sur les médias sociaux. C’est une évolution importante.

Certes, mais comment l’ASM peut-elle atteindre de telles performances sur les réseaux sociaux ?

Deux choses expliquent le fait que Monaco se hisse à ce niveau d’adhésion. D’une part, c’est l’histoire du club avec des éléments de palmarès et des marqueurs assez forts comme les couleurs, le maillot, le stade Louis II… Et la deuxième explication, c’est que l’ASM est un club qui travaille très bien sur les plateformes. Il vaut mieux être un club moyen avec un très bon “community manager” ou “content strategist”, qu’un très bon club qui ne travaille pas.

Comment l’ASM fait-elle la différence ?

Monaco est réputée pour la qualité de ses contenus. En revanche, je minorerais l’importance de la taille des communautés, car ce n’est pas nécessairement le critère le plus pertinent pour évaluer la qualité de la stratégie de publication d’un club. Le bon compte Instagram, le bon compte Twitter ou la page Facebook est celle qui contente ses fans directs. Un club corse, par exemple, n’aura jamais la “fanbase” du FC Barcelone, ni même de Monaco. En revanche, il contente sa “fanbase”, ses supporteurs directs. C’est celle-là qui doit être l’objectif principal et prioritaire d’un club.

Pourquoi l’ASM s’est-elle ouverte à l’international, en proposant des contenus en langue étrangère, sur des réseaux sociaux étrangers ?

À partir du moment où le constat est fait que pour le marché direct, on ne peut pas aller plus loin pour faire venir les personnes au stade, on est obligé de faire des extensions de stratégies, c’est-à-dire d’aller chercher des personnes ailleurs. La “fanbase” nationale, c’est-à-dire le supporteur français fan de Monaco, la principauté, le Rocher a toujours eu sa dimension internationale, un peu luxueuse et, du coup, cela crée des marchés pertinents : marché russe, marché asiatique…

Ne profite-t-elle pas aussi de l’image de la principauté ?

Quand on voit comment le club essaie d’animer ses réseaux sociaux, on constate qu’il va y avoir quelque chose qui relève de la mise en avant de l’histoire du club avec de temps en temps des clichés, des photos, des vidéos sur des gloires passées du club, d’anciens joueurs… Cultiver son histoire est très bien. Et ils essaient d’adresser du contenu pertinent dans la langue du marché que l’on veut toucher. Le succès de Monaco sur les réseaux sociaux, c’est l’échec de Monaco sur son marché local. C’est parce que le club ne peut pas remplir son stade qu’il joue la carte de l’internationalisation, et parce que cela correspond aussi au positionnement de la principauté.

Les réseaux sociaux sont-ils rentables pour les clubs sportifs ?

Oui et non. Quand les clubs se sont mis sur les réseaux, le choix entre monétisation ou valorisation a été un grand débat. Voulait-on gagner de l’argent tout de suite ? Ou est-on plutôt sur de la préférence de marque, c’est-à-dire être connu et reconnu par des supporteurs potentiels, être apprécié, aimé ? L’objectif principal d’un club sur les médias sociaux, c’est d’abord une logique de valorisation. Symboliquement, lorsque vous êtes suivi par quelqu’un sur une plateforme socio-numérique, il met un « J’aime » sur votre publication ou sur votre page. Et plus tard, dans un ou deux ans, il va peut-être acheter un maillot, une place de match… Au final, on est plutôt sur une construction de communauté que l’on va tenter de fidéliser, que l’on va essayer de convertir en public direct par l’achat d’un abonnement, d’une place, de produits dérivés…

Mais les données des communautés ont quand même de la valeur pour les clubs, non ?

Cette “fan base” digitale a de la valeur. La valeur, ce sont les données. Des données que l’on peut faire valoir à des partenaires, par exemple. On est davantage sur des éléments valorisables, qui à terme peuvent générer du chiffre d’affaires que sur de la recherche directe de rentabilité. Les droits télé, passer des tours en coupe d’Europe, les sponsors maillot… rapportent toujours plus que la visibilité d’un tweet par exemple.

© Photo DR

« Cette “fan base” digitale a de la valeur. La valeur, ce sont les données. Des données que l’on peut faire valoir à des partenaires, par exemple »

Les sportifs sont également très présents sur les réseaux sociaux : quels sont leurs intérêts ?

Pour les sportifs, la logique est différente. Ils ont deux motivations principales. La première, c’est que le sportif était souvent considéré par le grand public comme un débile léger trop payé, tout juste bon à taper dans la balle et incapable de phrases construites et encore plus incapable de penser (sic). Et pendant très longtemps, les prises de parole des sportifs étaient limitées aux médias classiques. Or, pour les sportifs, les médias sociaux permettent une prise de parole sans l’intermédiaire d’un média classique pour dire ce qu’ils souhaitent, y compris sur des sujets sur lesquels ils ne sont pas attendus comme la culture, la politique… Enfin, les médias sociaux leur permettent aussi de partager des contenus pour construire des éléments de proximité avec leur public, notamment partager la vie familiale, son quotidien… Tout ce qui n’est pas son métier de footballeur ou de sportif.

Et quelle est leur deuxième motivation ?

Un joueur de foot professionnel est souvent relégué à son statut et sa fonction de joueur. De ce fait, le grand public et souvent les supporteurs lui nient sa personnalité, son statut de quidam en lui demandant d’être performant et de n’être estimé, évalué que par son métier de footballeur et ses performances sur le terrain. Beaucoup de footballeurs sont donc actifs sur les médias sociaux pour dire qu’ils sont comme tout le monde ou qui souhaitent qu’on les connaisse mieux, qu’ils sont intelligents, drôles… Et pour cela, on n’est pas obligé de chercher les comptes les plus suivis. Les personnes les plus intéressantes de ce point de vue-là sont souvent les joueurs de moyen calibre. Enfin, pour les très grands sportifs, les réseaux sociaux peuvent aussi être utilisés pour cultiver sa propre image de marque.

Ne sont-ils pas aussi sur les réseaux sociaux pour leur business ?

Évidemment, c’est aussi le cas. Mais sur ce sujet, je n’ai jamais vu passer de chiffres précis. Il y a souvent des estimations. C’est une évidence de dire que ces personnes de par leur fanbase digitale assurent une visibilité, ce qui est généralement recherché dans les contrats de partenariat… Les marques, les équipementiers investissent de plus en plus le marché des influenceurs plutôt que le marché des top players [meilleurs joueurs – N.D.L.R.]. Parce qu’un influenceur va apparaître plus légitime, plus crédible qu’un top footballeur.

Le monde du sport se digitalise de plus en plus ?

Le spectacle sportif s’est accaparé toutes les innovations successives en matière de communication. Dorénavant, tous les événements sportifs sont des événements hybrides, au sens où ils combinent du numérique et du média classique, ou en tout cas des modalités de consommation classiques. Quand on va dans un stade, on a son smartphone à la main, on génère du contenu parce qu’on veut du souvenir… ou on accède à du contenu pour comprendre… Ces pratiques ne sont pas totalement nouvelles. De mon point de vue, il n’y a pas de révolution du numérique. Ce sont des nouveaux usages avec des nouveaux outils. On est toujours sur des événements qui combinent le digital et l’événement en soi. D’ailleurs, il y a de nombreuses incitations à digitaliser l’événement. On va avoir un hashtag dédié, on va avoir sur les écrans des stades du contenu Instagram, Twitter généré par les fans durant les matches… C’est devenu commun.

Bientôt, les compétitions seront diffusées sur les réseaux sociaux ?

C’est déjà le cas. Des marques du numérique commencent à gagner des appels d’offre et à diffuser du contenu. Twitter le fait, YouTube, Amazon, Facebook également. Facebook a notamment passé un partenariat avec la Major League Baseball (MLB), la ligue de baseball américaine, pour diffuser des matches en direct. Twitter a diffusé des matches de foot… Le marché scrute ça attentivement, parce qu’à terme, des opérateurs pourraient concurrencer les opérateurs classiques.

Être présent sur les réseaux sociaux comporte aussi des risques ?

Le risque principal serait le partage d’un contenu qui n’est pas adapté par manque de maîtrise des codes, langages et modalités d’usage des plateformes. Mais cela arrive de moins en moins souvent. De mon point de vue, c’est aussi quelque chose qu’il faut minorer. Des “fails” ou des “bad buzz” dans le domaine du foot ont toujours été extrêmement commentés et cela servait à renforcer l’image négative des joueurs et la pensée commune du footballeur débile, vulgaire… Mais si on s’amusait à faire un relevé de tous les contenus qui ne sont pas adaptés, des “fails”, qui ne sont pas intelligents, je suis convaincu que les personnalités politiques font beaucoup plus d’erreurs sur les médias sociaux que n’en font les sportifs.

Facebook a notamment passé un partenariat avec la Major League Baseball (MLB), la ligue de baseball américaine, pour diffuser des matches en direct.

Vraiment ?

Les sportifs sont souvent contraints par eux-mêmes à être des robinets d’eau tiède, d’avoir un contenu très maîtrisé. On a certes de moins en moins de fails pour les clubs ou pour les joueurs parce qu’on a de meilleures maîtrises. Mais la bonne maîtrise, ce n’est pas nécessairement la communication verrouillée. C’est la communication sincère, crédible sans dérapage. Il faut aussi prendre en considération la stratégie de marque des clubs, voir comment elle s’effectue sur les médias sociaux, identifier les contenus que l’on va diffuser… Pour certains clubs, on identifie clairement leur stratégie de marque et leur stratégie de contenu.

Les sportifs sont-ils aujourd’hui sensibilisés aux réseaux sociaux ?

Oui, il commence à y avoir des sensibilisations ou des formations en interne. Pour l’essentiel, au niveau des centres de formation. Les joueurs en centre de formation sont les publics les plus à risque sur la pratique des médias sociaux. Les jeunes en centre n’avaient pas conscience qu’ils étaient porteurs de l’image de marque du club dans lequel ils évoluaient. Ensuite, dans cette catégorie d’âge, il y avait la difficulté à dresser des frontières nettes entre ce qui relève du privé, du public, entre la « vraie vie » et le numérique. Internet, ce n’est pas de l’éphémère. Au contraire, tout ce qui a été sur Internet s’archive. Il suffit d’une capture d’écran. Et les personnes sont de plus en plus sensibilisées à cela.

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