vendredi 19 avril 2024
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L’événement Juan Diego Florez

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Juan Diego Florez interprète pour l’opéra de Monte-Carlo le rôle de Fernand, dans La Favorite de Donizetti. Histoire de démontrer, s’il le fallait, qu’il est bien le ténor virtuose du bel canto.

Par Gabriel Blok.

Vous souvient-il des trois ténors ? Dans les années 90, de stade en arène, Pavarotti, Domingo, Carreras écumaient les tubes et faisaient chavirer à force de cabotinage des fans par centaines de milliers. Tous les trois affichaient une voix censément lyrique, faite de latinité charmeuse et de sonorités puissantes. Le public alors s’étourdissait de décibels et de sanglots.
C’est précisément pendant ces années-là qu’apparut un petit péruvien brun et bouclé, tout mince. Il avait été formé au Pérou, par son papa chanteur de charme, puis au conservatoire, s’était destiné d’abord à la chansonnette, puis avait décidé de devenir choriste. Ses professeurs en décidèrent autrement et l’envoyèrent, bourse en poche, étudier au prestigieux Curtis Institute de Philadelphie, et prendre des leçons avec Marylin Horne, LA grande chanteuse du répertoire belcantiste, notamment de Rossini.

Voix solaire
En 1996, le petit bonhomme péruvien fut appelé pour remplacer au Festival de Pesaro, berceau de Rossini, le ténor Bruce Ford, malade, dans un opéra méconnu de Rossini : Matilde di Shabran (pour les curieux, le disque existe). Sensation. Explosion. Révélation. En un instant, le public sut qu’il attendait depuis longtemps ce type de voix. La Scala l’engagea sur-le-champ, puis Covent Garden, puis l’Opéra de Vienne. Il avait vingt-trois ans. Mais cette voix, c’est quoi ? C’est, d’abord, une voix de ténor léger, mais une voix latine – pleine, solaire, rayonnante. C’est aussi une voix aux extrêmes facilités dans l’aigu : un contre-ut semble ne rien lui coûter. Il les enchaîne avec maestria. C’est enfin une voix acrobatique : vocalises, trilles, effets vocaux lui sont comme naturels. Bref, c’est une voix virtuose comme on en fait peu.
Mais l’événement Florez, ce n’est pas seulement l’engouement subit pour une voix d’un certain type. C’est qu’avec lui, tout un répertoire s’ouvre de nouveau, qui jusque-là était confié à des voix inadéquates. Pendant des dizaines d’années, Donizetti, Rossini et même Bellini avaient été confiés à des ténors ululant des contre-notes avec un timbre de coq châtré. Des ténors légers, mais trop légers, ou des ténors lyriques, mais trop lyriques, donc trop lourds, démontraient année après année que ces compositeurs italiens de la première moitié du XIXème siècle n’avaient pas du tout en tête, ni dans l’oreille, de telles voix au moment d’écrire leurs opéras. Les amateurs se plaignaient qu’il n’y eût plus de voix pour chanter adéquatement cette musique. Les experts criaient à la fin des temps. Et pendant ce temps-là, les trois ténors remplissaient les stades et tous ceux qui se voulaient ténors tentaient de les imiter, c’est-à-dire en copiaient les défauts sans jamais en posséder les qualités ni le talent.
Florez, donc, a vu s’ouvrir devant lui un répertoire immense et finalement, aussi curieux que cela paraisse, presque vierge : il y fit valoir toutes les qualités vocales qui rendent à ces opéras leur beauté. La Favorite de Donizetti fait partie de ces opéras (1). Sa prise de rôle n’est pas seulement une bonne nouvelle ; c’est en soi un événement car à quelques très rares exceptions près (une, peut-être deux), jamais on n’a vraiment entendu dans ce rôle un ténor fait pour le rôle de Fernand.

Maniaque de la technique
Qu’on ne s’y trompe pas : derrière l’apparente facilité vocale de Florez se cache une discipline inflexible. Comme tous les virtuoses, Florez est un maniaque de la technique, qu’il travaille inlassablement, abordant la moindre inflexion avec une précision d’horloger, affrontant ses rôles avec la rigueur de l’athlète et l’exigence de l’artisan. A aucun moment, il ne faut sous-estimer la machinerie redoutable qui se cache derrière ce sourire avenant et ce charme latin impeccable : tout le chant de Florez est fait de tenue et de travail, loin, très loin de la décontraction qu’il semble afficher.
La bonne nouvelle, c’est que Juan Diego Florez fait école. Depuis qu’il a pris sa part au royaume des ténors, ils sont nombreux à ne plus tenter de grossir ou assombrir leur voix pour ressembler au grand Domingo. Ils cherchent la clarté, la lumière et la douceur. De là, le retour en force de Rossini, de Bellini, de Donizetti, dont soudain, en ces temps troublés, on redécouvre la grâce et la générosité, le charme et la persuasion théâtrale. Ecouter Florez, c’est renouer avec toute une tradition de l’opéra, avec tout un monde qu’on croyait disparu et qu’on redécouvre dans sa prime fraîcheur.

(1) En version de concert.

Jeudi 12 décembre à 20h et dimanche 15 décembre à 15h. Auditorium Rainier III. Mercredi 18 décembre à 20h. Théâtre des Champs-Elysées à Paris.