mardi 16 avril 2024
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« Léo, un véritable génie »

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Dans Comment voulez-vous que j’oublie… (éditions Phébus) Annie Butor, la belle-fille du poète et chanteur monégasque Léo Ferré, raconte son enfance auprès de lui, ses souvenirs à Monaco et l’amour inconditionnel entre Léo et Madeleine.

Monaco Hebdo : Au début des années 50, Madeleine Rabereau, votre mère, rencontre Léo Ferré. Vous étiez alors âgée de 5 ans. A cette époque, Léo Ferré était encore un chanteur peu connu. Quel a été le rôle du prince Rainier au début de sa carrière ?
Annie Butor : Une nuit de décembre 1953, le prince Rainier s’est rendu au cabaret L’Arlequin, à Paris, où chantait Léo. Je n’étais pas présente ce soir-là mais ma mère Madeleine a raconté cette soirée dans une lettre. Rainier l’avait, semble-t-il, applaudi très fort. Léo, de son côté, était très timide et n’osait pas aller le voir. C’est ma mère, qui l’a poussé à le remercier d’être venu. Léo s’est finalement jeté à l’eau et lui a ensuite demandé un entretien particulier. Rainier a tout de suite accepté. Ils se sont revus dès le lendemain. A cette époque, Léo n’était pas très connu. Il a alors expliqué au prince que les portes de la musique lui étaient fermées. « Wagner a eu son Louis II de Bavière, je vous demande d’être mon Rainier de Monaco », lui aurait-il déclaré.

M.H. : Le prince s’est même rendu à votre domicile parisien, boulevard Pershing ?
A.B. : Absolument. Le prince était également accompagné par le directeur du casino de Monte-Carlo de l’époque. Ce jour-là, j’ai d’ailleurs commis une maladresse que je raconte dans le livre. J’ai fait une révérence, tout à fait ridicule, mais… à la mauvaise personne, et ensuite j’ai tourné le dos. Ce qu’il ne fallait évidemment pas faire. J’en étais mortifiée. Nous vivions à l’époque dans des conditions modestes. Nos toilettes étaient dans la cuisine. Notre principale angoisse était donc que le prince demande à faire pipi… (rires). Le prince Rainier a été extrêmement chaleureux. Léo et ma mère avaient une grande sympathie pour lui.

M.H. : A la suite de cette entrevue, il a été décidé que Léo partirait à Monaco diriger à l’Opéra la musique qu’il avait écrite sur le long poème de Guillaume Apollinaire, La chanson du mal aimé… Quels souvenirs en gardez-vous ?
A.B. : C’était en avril 1954. Le prince a mis à la disposition de Léo les 80 musiciens et 40 choristes de l’Opéra de Monaco. Ma mère et lui étaient logés à l’Hôtel de Paris. Le spectacle a reçu un accueil triomphal. La presse monégasque a été dithyrambique. Les journaux titraient « Léo Ferré est prophète en son pays ». Léo était à la fois un grand poète et un grand musicien, mais ce qui le passionnait surtout, c’était de pouvoir diriger un orchestre. A Monaco, il a donc connu un intense moment de bonheur.

M.H. : Vous expliquez que le père de Léo Ferré était monégasque, et croupier à la SBM avant de devenir chef du personnel. Ses parents vivaient 9, avenue Saint-Michel. Que vous racontait Léo Ferré sur Monaco ?
A.B. : Il a aimé être l’enfant du pays. Son retour à Monaco, autour des années 1954, a été un moment de bonheur. Ensuite en revanche, il n’avait plus tout à fait envie de revenir en principauté, car il était devenu un inconditionnel de la Bretagne. Cette mer bretonne, il l’aimait tant. Je pense aussi qu’il y avait trop de monde à Monaco. Lui fuyait la foule et aimait la solitude. Je me souviens d’ailleurs des lettres de son père. Il regrettait que son fils ne vienne jamais les voir à Monaco. Pour ma part, après 1954, je ne suis jamais retournée avec Léo et ma mère en principauté.

M.H. : Vous dites aussi « qu’il était toujours obsédé par l’espérance de pouvoir échapper d’une manière ou d’une autre au fisc en tant que Monégasque » et même qu’il « était un vrai bourgeois. » Quel était son rapport à l’argent ?
A.B : Léo était paradoxal. Il n’avait pas le sens bourgeois du confort. C’est-à-dire que l’on a toujours vécu dans des endroits solitaires et lointains. Je n’ai pas eu de salle de bain avant mes 17 ans. Léo s’en foutait. Même quand on avait de l’argent. Maman faisait parfois la vaisselle à l’eau froide par terre dehors… En revanche, dès qu’on a eu un peu d’argent, il s’est acheté une Jaguar. C’était quelque chose de masculin, un rêve de gosse d’avoir une belle voiture. On le traitait alors « d’anarchiste à la Rolls », alors qu’il n’en a d’ailleurs jamais eu. Je ne peux pas nier en revanche que plus il a vieilli, plus il avait envie de posséder. Léo a aussi été très généreux avec moi. D’ailleurs, je lui disais tout le temps : « Garde tes sous Pouta. »

Léo Ferré et Annie Butor

M.H. : Concernant votre enfance à ses côtés, vous dites que Léo semblait ne faire aucune différence entre le monde des adultes et le vôtre. Vous écrivez : « J’étais censée tout comprendre »…
A.B. : Léo disait souvent : « Elle est intelligente cette petite ». J’avais donc toujours peur de changer de camp (rires). Cette obsession de l’intelligence a d’ailleurs hanté une bonne partie de mon enfance. Il m’arrivait même de faire semblant de comprendre ses expressions. Quand ma mère attirait son attention sur une mauvaise note, il prenait mon parti, et disait : « Les profs, c’est des cons, c’est toi Annie qui a raison ». Il n’était pas pédagogue mais j’apprenais énormément à travers lui. Car j’ai vécu entourée de musique et de poésie. Le seul acte d’autorité qu’il a eu envers moi, c’était vers 10 ans. Alors que je lisais Le journal de Mickey, il m’a dit « Je ne veux pas que ma fille devienne idiote. » Ce petit plaisir m’a donc été supprimé (rires).

M.H. : Léo insistait d’ailleurs pour vous adopter ?
A.B. : Léo n’arrêtait pas de me dire : « Il n’y a pas de Bizy ici (Bizy est le nom de famille du père d’Annie Butor, N.D.R.L), je veux que tu t’appelles Ferré. » Moi je n’avais rien à reprocher à mon père. Il a toujours été un homme droit. Ce n’était pas un artiste comme Léo et maman. Il était plus raisonnable. Mais aller lui dire « j’efface ton nom et je vais m’appeler Ferré », je ne pouvais pas. Pour la mémoire de mon père, je ne regrette pas.

M.H. : Dans le livre, vous décrivez longuement l’amour de Léo et Madeleine pendant 18 ans. Un bonheur conjugal incroyable. Cet amour, Léo Ferré l’évoquait d’ailleurs en permanence dans ses chansons et les interviews…
A.B. : Ils avaient une admiration mutuelle et un amour inconditionnel l’un envers l’autre. Leur démonstration d’amour était permanente, parfois un peu agaçante. Quelquefois impudique, même. Artistiquement, ma mère l’a énormément aidé. Elle le faisait répéter sans relâche ses chansons avec un balai en guise de micro. C’est d’ailleurs ainsi que j’ai appris par cœur toutes ses chansons.

Ferre-et-le-chimpanze

M.H. : En 1961, dans les coulisses d’un cabaret, Léo et Madeleine croisent un bébé chimpanzé. Ils décident de l’adopter, et de le baptiser « Pepée ». Sauf qu’en grandissant, ce chimpanzé a pris les pleins pouvoirs dans le foyer et a, peu à peu, brisé l’équilibre familial. Comment ce couple si brillant n’a pas eu la lucidité de voir que cet animal était en train de détruire votre famille ?
A.B. : Il faut savoir que l’on était tous les trois fous d’animaux, d’un anthropomorphisme total. Quand ils ont adopté ce bébé chimpanzé, j’étais moi-même enthousiaste. Car c’était une expérience passionnante. Sauf qu’avec son côté « anar », Léo était contre toute autorité. Nos chiens, les Saints Bernard avaient tous les droits à la maison. Les animaux étaient les rois chez nous. Il n’y avait donc pas de raison que cela ne continue pas avec Pépée. Léo et Madeleine étaient de surcroît entourés de flatteurs et de gens intéressés qui leur disaient sans cesse : « C’est merveilleux ». Toutes les personnes qui ont osé critiquer leur mode de vie, dont moi, devenaient des ennemis. Il fallait être inconditionnel dans leur folie. J’en ai beaucoup souffert.

M.H. : A la fin des années 60, vous racontez que Léo Ferré a eu le démon de midi et a multiplié les aventures. Vous écrivez : « Il largua sa femme, brûla ce qu’il avait adoré et mentit beaucoup. Devenu célèbre et riche, il fut tout de suite parasité. Lui, si timide depuis toujours avec les femmes, profita alors de son statut de vedette pour jouir d’une nouvelle liberté sexuelle. »
A.B. : L’argent, la gloire, les femmes et les flatteurs l’entouraient… Tout ceci lui a tourné la tête. Il était devenu une institution. Comme un gourou, comme un prophète… Il ne fallait surtout pas en dire du mal. Léo n’avait plus de barrière. Il n’acceptait autour de lui que les gens qui allaient dans son sens.

M. H : Après le divorce, lorsque Léo s’est remarié, vous racontez qu’il a eu des propos très durs à l’égard de votre mère. Qu’elle a été « une erreur dans sa vie ». Vous parlez même « d’un acharnement indigne » contre elle ?
A.B. : Léo a totalement refait l’histoire et a renié ces 18 ans d’amour avec ma mère. C’est là où j’ai baissé le rideau. Je lui en ai énormément voulu.

M.H. : A la fin du livre, vous écrivez : « avec le temps, j’aime encore Léo, malgré tout ». Ce livre n’est donc pas un règlement de comptes ?
A.B. : En aucun cas. Léo m’a aimé comme un père et je le considère comme un véritable génie. Le but de ce livre était surtout de réhabiliter ma mère qui a été calomniée. Je ne supportais plus que l’on réécrive l’histoire de Léo en gommant 18 ans de sa vie. C’est tout aussi insupportable de lire les biographies complètement calomnieuses, tronquées, ou fausses sur leur vie. J’ai partagé pendant tout ce temps leur intimité. Je pense donc être un témoin privilégié. Mon rôle, je l’ai rempli. J’ai fait, en quelque sorte, mon devoir de mémoire.

La salle du Canton s’efface, l’Espace Léo Ferré naît

« Monaco se devait de donner le nom de Léo Ferré à une salle de spectacle. » C’est en ces termes que le maire Georges Marsan a officiellement inauguré le 11 juin l’Espace Léo Ferré, ex-salle du Canton. Un hommage à l’artiste monégasque disparu il y a 20 ans et « dont l’œuvre est universelle. » Aux côtés du prince Albert, de la princesse Caroline de Hanovre, et de quelques représentants du gouvernement, plusieurs membres de la famille de l’artiste, dont Maria Cristina Ferré, sa veuve et Mathieu Ferré, son fils, étaient également présents pour l’occasion. « L’œuvre de Léo Ferré est habitée par l’amour, la solitude, la révolte. Il a livré son message à travers la musique et la poésie », a continué le maire qui souhaite à travers cet hommage, « faire découvrir ou redécouvrir à toutes les générations l’homme et l’œuvre de Léo, « un mec bien », pour employer son vocabulaire. » Du 12 au 28 juin, l’Espace Léo Ferra exposera 30 photos de l’artiste monégasque réalisées par le photographe André Villers.