jeudi 25 avril 2024
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« Une expérience sensorielle passionnante »

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Le mythique groupe allemand Kraftwerk a proposé un concert 3D le 11 novembre 2015 au Sporting (1). Ariel Kyrou, essayiste et rédacteur en chef de CultureMobile.net (2) et Eric Deshayes, spécialiste du rock allemand des années 70 et animateur du site neospheres.free.fr (3), expliquent pourquoi il ne fallait pas rater ce concert exceptionnel.

 

Comment est né Kraftwerk ?

Eric Deshayes : Florian Schneider-Esleben et Ralf Hütter ont créé Kraftwerk à Düsseldorf en 1970. Ce sont les pionniers de la musique électronique pop. Ils ont d’ailleurs été parmi les premiers à avoir du succès avec ce genre de musique. L’album Autobahn sorti en 1974 et Radio Activity l’année suivante, marquent le début de leur succès.

Ariel Kyrou : Kraftwerk est un groupe allemand lancé à la fin des années 60. Il est né à la confluence du courant des musiques électroniques contemporaines et de la musique pop. Tout en apportant une dimension d’expérimentation dans la pop.

Qui sont les têtes pensantes de Kraftwerk, Florian Schneider-Esleben et Ralf Hütter ?

Eric Deshayes : Ralf Hütter a suivi une formation en musique classique. Comme beaucoup de groupes allemands des années 60, il a participé à quelques reprises de groupes anglais. Quant à Florian Schneider-Esleben, il était très impliqué dans la scène de musique improvisée de Düsseldorf. Il a notamment joué avec Eberhard Kranemann qui était assez proche de l’artiste conceptuel Joseph Beuys (1921-1986). Beuys est l’une des références de l’art conceptuel, proche du mouvement Fluxus. Hütter et Schneider se sont rencontrés à un cours d’improvisation au conservatoire.

Ariel Kyrou : On sait peu de choses sur leur vie privée, mais est-ce vraiment important ? On sait par exemple que le père de Schneider, Paul Schneider, est architecte et qu’il a construit en 1949 un parking de 700 places, le Haniel-Garage à Düsseldorf. On sait aussi qu’ils ont une vraie passion pour l’univers du vélo à qui ils ont rendu hommage en 2003, avec leur album Tour de France Soundtrack, à l’occasion du centenaire du Tour. Ils sont issus d’un vaste mouvement d’avant-garde artistique.

Comment définir la musique de Kraftwerk ?

Eric Deshayes : Ils ont une base de musique assez classique, notamment pour les mélodies. A partir de cette base, ils improvisent des musiques en studio.

Ariel Kyrou : La musique de Kraftwerk est une musique de l’ère des machines. Cette musique a complètement anticipé l’imaginaire de la techno. C’est aussi une musique mélodique. Chez Kraftwerk, l’univers des machines est mis en scène avec un certain romantisme. Ce qui apporte une dimension pop à cet univers expérimental. Leur musique est un chant d’amour paradoxal et ironique par rapport à ce monde de machines. On ressent ça sur des titres comme le fameux Radio-Activity (1975), qui a été leur premier tube en France. On ne sait alors pas si ce titre est une critique ou un hymne à l’énergie nucléaire. Aujourd’hui, ils ont glissé vers la critique. En concert, ils listent d’ailleurs tous les grands accidents nucléaires, comme Tchernobyl en 1986 ou Fukushima en 2011. Kratwerk est en permanence dans une fascination-répulsion par rapport à ce monde technologique qu’ils observent de l’intérieur. Car ils sont des enfants de ce monde.

En quoi sont-ils des précurseurs ?

Eric Deshayes : Ils ont beaucoup influencé le mouvement new wave post punk à la fin des années 70. Avec des groupes comme Joy Division, New Order, et beaucoup d’autres groupes britanniques, issus du label Factory Records. Il y a aussi la new wave beaucoup plus pop, avec des formations comme Orchestral Manoeuvres in the Dark (OMD). OMD est fan de Kraftwerk au point d’avoir pris pour premier nom de groupe VCL XI. Soit l’appellation d’un transistor présent au dos de la pochette de l’album de Kraftwerk, Radio-Activity. Ce qui montre à quel point ils sont fans…

Ariel Kyrou : Au début des années 1970, ils créent leur propre studio, le Kling Klang studio. Ils font une musique composée à 100 % avec des machines, à une époque où c’était plutôt rare. Par la suite, Kraftwerk est revendiqué comme une influence majeure par les fondateurs du rap, Afrika Bambaataa et Grandmaster Flash. Alors que les trois fondateurs de la techno soul de Detroit au milieu des années 1980, Derrick May, Kevin Saunderson et Juan Atkins, revendiquent aussi l’influence de Kraftwerk. D’ailleurs Derrick May a dit que la techno soul c’était « le mariage dans un ascenseur de George Clinton et de Kraftwerk ». Ensuite, tous les groupes de la new wave ou de la cold wave comme Taxi Girl, Depeche Mode ou même Indochine sont en partie influencés par Kraftwerk.

Kraftwerk a aussi influencé les pionniers du mouvement techno ?

Eric Deshayes : C’est exact. A l’époque, on parlait plus d’électro, qui est en fait une racine commune au hip hop et à la techno. Le morceau Planet Rock (1982) du DJ Afrika Bambaataa utilise d’ailleurs deux samples de Kraftwerk.

Il ont été influencés par qui ?

Eric Deshayes : Ils avouent peu d’influences. Pour toute la scène allemande, Pink Floyd a eu une certaine influence, avec le krautrock qui est une prolongation du rock psychédélique et qui émerge à la fin des années 60. Le krautrock est un domaine plus électronique, plus improvisé, avec des rythmiques assez répétitives. Avant de s’appeler Kraftwerk, ils ont fait un album Tone Float (1969) sous le nom d’Organisation. Un album où l’on sent l’influence de Pink Floyd, avec le côté psychédélique, l’improvisation, l’usage d’effets, les échos…

Ariel Kyrou : Kraftwerk a été influencé par le compositeur allemand Karlheinz Stockhausen (1928-2007), connu notamment pour ses travaux autour de l’électroacoustique et de la spatialisation du son. Ils sont originaires de la Ruhr et les grands complexes industriels de cette région ont pesé sur leur musique. D’ailleurs, Kraftwerk signifie « centrale électrique ». La capitale industrielle, Düsseldorf, a été détruite par les bombardements des alliés. Et les Beatles et les Beach Boys sont deux autres influences qui ont nourri Kraftwerk.

On sent d’autres influences chez Kraftwerk ?

Eric Deshayes : Sur le morceau Tour de France (2003), on devine deux ou trois notes d’une Sonate pour flute et piano du compositeur allemand Paul Hindersmith (1895-1963).

Kraftwerk
© photo Peter Boettcher

De 1970 à aujourd’hui, comment a évolué la musique de Kraftwerk ?

Eric Deshayes : Il y a trois grandes périodes. D’abord de 1970 à 1973, ils sont dans une période de recherche et proposent une musique assez improvisée, basée sur la motorik, une rythmique répétitive et hypnotique, qui peut mener à la transe. La deuxième période débute avec le succès d’Autobahn, en 1974. C’est un album charnière, avec la motorik couplée à l’apport des synthétiseurs. Cette deuxième période regroupe les albums les plus marquants, avec Authobahn, Radio-Activity, Trans-Europe Express (1977), The Man-Machine (1978) et Computer World (1981). Enfin, la troisième période, c’est ce que j’appelle la Rétro-Activité. En 1986, ils sortent Electric Café, qui est un album moins marquant. Leur dernier album studio, c’est Tour de France Soundtracks (2003). Un disque enregistré pour le centenaire du Tour qui est un développement d’un 45 tours sorti en 1983. Il y a quelques morceaux nouveaux, avec une évolution liée au matériel utilisé. Désormais, ils retravaillent leur œuvre passée, en la réactualisant sans cesse.

Ariel Kyrou : Dans leurs deux premiers albums, Kratwerk 1 (1970) et Kraftwerk 2 (1972), ils utilisent encore des instruments, notamment une flûte dans Ruckzuck (1970). Mais à partir d’Autobahn, leur musique devient totalement électronique. La logique est ensuite celle de l’épure. Leur musique se resserre alors sur ces univers électroniques et gagne en cohérence. Après avoir eu les cheveux longs sur leurs premiers albums, ils se coupent les cheveux et se mettent davantage en scène en tant que robots, avec par exemple un titre comme The Robots/Die Roboter en 1978.

On entend souvent parler du concept d’art total de Kraftwerk : de quoi s’agit-il ?

Eric Deshayes : Le groupe pense l’intégralité de sa prestation scènique : les jeux de lumière, les vidéos et la 3D aujourd’hui. Ils vont parfois jusqu’à concevoir une partie des instruments qu’ils utilisent sur scène. Ils réalisent aussi les pochettes de leurs albums. Bref, c’est un peu comme les ateliers du mouvement Bauhaus, où l’on rassemble des compétences assez pointues dans différents domaines pour créer une œuvre d’art totale.

Ariel Kyrou : Un concert fonctionne en synesthésie, c’est-à-dire qu’il fait appel à plusieurs de nos sens. Or, Kraftwerk a été l’un des premiers à réussir un mariage ultra cohérent entre la musique et l’image. Pink Floyd est aussi entré dans cette logique, mais c’était plus tard, en 1979, avec The Wall. Encore plus tard, Massive Attack a aussi travaillé dans ce même sens. Mais de façon moins forte que Kraftwerk, qui n’a pas d’équivalent à ce jour.

Ce concept d’art total repose sur quoi d’autre ?

Eric Deshayes : Cela va très loin car ils fabriquent eux-même leurs propres boîtes à rythmes. Dès 1969-1970, Schneider modifie les flûtes traversières avec lesquelles il joue. Au final, on ne reconnait plus vraiment le son d’une flûte traversière classique… Ils élaborent aussi leurs amplificateurs pour la scène ou leurs pupitres de scène et n’hésitent pas à déposer des brevets.

Kraftwerk
© photo Peter Boettcher

Les albums les plus marquants ?

Eric Deshayes : Authobahn, Radio-Activity, Trans-Europe Express, The Man-Machine et Computer World.

Ariel Kyrou : The Man Machine et Trans-Europe Express, deux albums fascinants. Mais j’ai une grande affection pour Ralf und Florian (1973), un album moins connu et Autobahn, un moment clé et un morceau démentiel.

La composition du groupe a changé plusieurs fois en 45 ans : cela a eu quelle influence sur leur musique ?

Eric Deshayes : Aucune.

Ariel Kyrou : Le départ de Florian Schneider en janvier 2009 aurait pu avoir une influence. Car Kraftwerk, c’est essentiellement un duo, Schneider-Hütter, qui assure la composition, en s’entourant d’autres musiciens. A partir de 1973, le producteur Emil Schult est l’un des rares à avoir écrit quelques textes pour le groupe, en dehors de Schneider et Hütter. Entre 1975 et 1990, Karl Bartos a aussi été un membre influent.

Comment expliquer la longévité de ce groupe ?

Eric Deshayes : Le concept d’œuvre d’art total assure au groupe cette longévité. Ralf Hütter a d’ailleurs expliqué que même s’il quittait Kraftwerk, le groupe pourrait continuer sans lui. Kraftwerk est un projet scénique global, avec de nouveaux musiciens plus jeunes qui sont des ouvriers au service de la grande machine Kraftwerk. Lorsque le groupe sort le titre The Robots/Die Roboter (1978), Hütter s’aperçoit que Roboter signifie « ouvrier » en Russe. Ce qui n’est pas un terme péjoratif.

Kraftwerk est vraiment aussi inventif aujourd’hui que dans les années 70 ?

Eric Deshayes : Si leur grande période de créativité est passée, ils ne sont pas moins inspirés. Mais après avoir défriché tout ce qui est musique électronique et techno, aujourd’hui ils ne peuvent pas réinventer un nouveau style musical.

Ariel Kyrou : Ils sont moins innovants aujourd’hui que dans les années 70. Après Electric Café et depuis les années 90, ils peaufinent et réinterprètent leur univers. Ils gèrent leur héritage avec talent. Depuis, des gens comme Plastikman ou le label musical britannique Warp, avec des artistes comme Aphex Twin, ont pris le relais en termes de créativité.

Kraftwerk c’est 13 albums depuis 1970, mais plus rien depuis 2009 : pourquoi ?

Eric Deshayes : Depuis 2009, Ralf Hütter dit que le groupe prépare un nouvel album. Mais comme le groupe voyage et donne beaucoup de concerts, ce projet avance peu.

En quoi consiste ce show 3D ?

Eric Deshayes : Des lunettes 3D sont distribuées au public, à l’entrée. Chaque morceau est accompagné par des images vidéo en 3D projetées derrière les quatre musiciens. J’ai pu voir ce concert à Lyon en 2014, à l’occasion des Nuits Sonores. Au niveau technique et notamment du réglage du son, ce sont des professionnels absolus. J’ai pu les voir pour la première fois en 2004 aux Transmusicales de Rennes, dans un hall d’exposition difficile à sonoriser. Et j’ai pris une claque. Le son était excellent. Entre 2004 et 2015, le principal apport, c’est la 3D car le répertoire est à peu près identique, avec les grands morceaux qui ont marqué leur carrière.

Mais la 3D, c’est parfois un peu gadget !

Eric Deshayes : Ils jouent justement avec cette idée, avec pas mal d’humour et de second degré. Le terme « images de synthèse » est d’ailleurs déjà un peu daté. Et eux s’amusent, en proposant de vieilles images de synthèses, avec un côté un peu kitsch, qu’ils ont toujours eu.

Pourquoi il ne faut pas rater le concert 3D de Kraftwerk à Monaco le 11 novembre ?

Eric Deshayes : Kraftwerk est l’une des grandes légendes vivantes des musiques électroniques. Leur projet actuel, avec une qualité sonore incroyable et des images en 3D, est un spectacle d’une puissance assez incroyable. C’est un spectacle total. Ils arrivent presque à faire aujourd’hui ce qu’ils voulaient faire depuis leurs débuts. C’est une expérience sensorielle, musicale et visuelle, passionnante.

Ariel Kyrou : Si on veut comprendre l’une des sources première des musiques électroniques d’aujourd’hui et l’imaginaire de ce monde que l’on est en train de construire, pour le meilleur et pour le pire, il faut absolument aller voir Kraftwerk.

 

 

(1) Kraftwerk 3D, le 11 novembre à 20h30, Salle des Etoiles du Sporting Monte-Carlo. A partir de 80 euros. Informations et réservations : 98 06 36 36 ou ticketoffice@sbm.mc.
(2) Kraftwerk, d’Eric Deshayes (Editions Le Mot et le Reste), 184 pages, 20 euros.
(3) Techno Rebelle – Un siècle de musiques électroniques, d’Ariel Kyrou (Denoël), 430 pages, 24,85 euros, Google God : Big Brother n’existe pas, il est partout, d’Ariel Kyrou (Inculte), 288 pages, 17,30 euros, Révolutions du Net : Ces anonymes qui changent le monde, d’Ariel Kyrou (Inculte), 144 pages, 9,99 euros.