vendredi 29 mars 2024
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Jean Rouaud, dramaturge poétique et engagé

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Dramaturge pour Lac et Choré de Maillot, l’écrivain Jean Rouaud vient de sortir Manifestation de votre désintérêt, un manifeste polémique incisif pour dénoncer l’hyper-consumérisme. Rencontre avec un écrivain touche-à-tout.

Le hasard des rencontres permet parfois de découler sur des collaborations artistiques complètement folles. C’est le cas pour le couple Maillot-Rouaud. Après un ballon d’essai avec Lac (2011), l’écrivain et le chorégraphe viennent de livrer une Choré remarquée au Grimaldi Forum fin avril. Une création colorée saluée par la critique que l’on reverra sans aucun doute très rapidement sur les planches, à Monaco comme à l’international.

Dans le mot tandem
C’est en 2009 que Jean Rouaud rencontre pour la première fois Jean-Christophe Maillot. A l’occasion du centenaire des Ballets Russes, le directeur de la compagnie monégasque fait appel à Jean-Marie Laclavetine afin de constituer des « tandems romanciers-chorégraphes ». Muriel Barbery, Patrick Goujon, Tristan Garcia, Christian Giudicelli ou Colum McCann acceptent de se prêter au jeu. Tout comme l’auteur des Champs d’honneur. Entre le prix Goncourt 1990 et le chorégraphe, le courant passe immédiatement. Ils partagent la même passion pour Fred Astaire, « un ovni », ainsi que la même appréhension de la création par rapport à la modernité. « Je me suis intéressé à la danse tardivement, quand je me suis installé à Montpellier en 1991. Le chorégraphe Dominique Bagouet m’avait demandé de travailler avec lui sur Noces d’or. Un travail qu’on a poussé le plus loin possible mais qui a été interrompu par sa mort. Avec lui, j’ai compris comment la danse était arrivée au bout de quelque chose. Comment elle avait déconstruit systématiquement une certaine idée de la danse et se retrouvait orpheline du récit et du sens », précise cet amateur de Chateaubriand, Kerouac ou Vassili Grossman (1).

De la grande dépression à Hiroshima
Jean Rouaud propose alors à Maillot de créer Fred (pour Fred Astaire). Car avec ce ballet en cinq séquences qui deviendra Choré, c’est justement du sens que Jean Rouaud souhaite réinjecter. En donnant un regard sur l’Histoire, à travers la comédie musicale. Avec Choré, on traverse en effet l’Histoire contemporaine, du Krach de 1929 à Hiroshima et on mesure le poids des événements sur la création artistique. Le texte du dramaturge, en voix off lors du spectacle, résume l’essence même du ballet : « Il y eut d’abord les années Broadway, rigoureusement contemporaines de la Grande Dépression, avec des films élégants, légers et toujours sur une scène. Les girls d’Hollywood levant la jambe en cadence parfaitement raccord avec les défilés militaires à Nuremberg ou Rome. Puis, le genre est forcé de retomber sur ses pieds sous les effets dévastateurs du réel. Gene Kelly fait atterrir la comédie en dansant dans une flaque comme pour vérifier que le sol était bien solide, et le parapluie semble protéger des retombées nucléaires. »
Si l’écrivain a eu l’idée originelle, il a fallu la traduire chorégraphiquement. « C’est tout le travail qu’a accompli Jean-Christophe », salue, admiratif, Jean-Rouaud, qui rappelle qu’il n’est aucunement le maître d’œuvre : « Je suis juste là pour apporter de la réflexion, de la narration, de la poésie ». Or, cette mise en œuvre n’a pas été simple. Comment illustrer de manière réaliste la comédie musicale sans en adopter les codes ? En clair, comment éviter de verser dans la caricature en présentant des danseurs en claquettes et hauts de forme ? Une équation difficile à résoudre qui explique pourquoi les deux hommes se sont attaqués dans un premier temps à la relecture du Lac des cygnes avant de trouver ensemble le déclic, en décembre dernier. Un déclic matérialisé par une métaphore sur l’évolution de la danse, de Balanchine à Forsythe. Avant de boucler Choré avec un bouquet final jouissif, sonnant comme une ode à l’improvisation.

De la chanson à la BD
Pour Jean Rouaud, cette incursion dans le milieu de la danse ajoute une corde de plus à son arc. Ce touche-à-tout cumule les registres. En plus de ses romans et essais, l’auteur a écrit des pièces de théâtre, des chansons pour Johnny Hallyday, Juliette Gréco et Talila et même un scénario pour un téléfilm qui n’a finalement pas été diffusé sur France 3. Après s’être essayé à la bande dessinée (Moby Dick, illustré par Denis Desprez) et au documentaire, Jean Rouaud a également innové en proposant un poème, La Fiancée juive, doublé d’un CD très blues édité par Universal. « Je me suis découvert une voix à l’âge de 55 ans ! », se marre aujourd’hui celui qui s’est mis à nu en chantant, une guitare à la main.
Aujourd’hui, Jean Rouaud est « partant » pour se lancer dans d’autres collaborations chorégraphiques. « Ce travail de composition est à la fois très étrange et très valorisant car on ne fait pas appel à moi pour mes phrases mais pour mon imaginaire. C’est une première », souligne l’écrivain qui fait habituellement passer les émotions avec des mots et des histoires, même en chanson… En attendant, début mai, Rouaud est revenu à ses premières amours, en publiant Manifestation de notre désintérêt, un manifeste politique sorti aux Editions Climats chez Flammarion. Avec un clin d’œil au fameux « Ça ne nous intéresse pas » du capitaine Haddock dans Le trésor de Rackham le rouge, ce texte court (59 pages) appelle en effet à se désintéresser du capitalisme sauvage, de l’obsolescence programmée, et de la dématérialisation, qui rendent les hommes dépendants et engendrent la perte de savoir-faire. « Tout est fait pour que l’on soit entièrement pris en charge et que l’on devienne des otage des marchés financiers », lance Jean Rouaud, donnant l’exemple des tablettes et des smartphones, les « nouveaux veaux d’or » du monde occidental. « Si l’ensemble de la planète avait notre mode de consommation, il faudrait 5 ou 6 ou 10 planètes. Comme on ne va pas dupliquer la Terre, il va falloir faire moins. On ne peut pas imaginer cette marche en avant infinie alors que la planète est finie. » Après avoir partagé avec Maillot et ses danseurs le processus de création chorégraphique, Jean Rouaud a retrouvé la solitude de l’écrivain. « Dans l’écriture, je suis seul de bout en bout. Je n’ai jamais vu quelqu’un se lever et crier bravo au moment où je termine mon livre », plaisante-t-il, avec un large sourire. Son prochain roman sortira en janvier 2014.

(1) « Mon auteur de chevet est Chateaubriand, ceux qui m’accompagnent sont Montaigne, Kerouac et Vassili Grossman. Le plus grand livre du siècle est pour moi Les récits de la Kolyma de Varlam Chalamov », indique Jean Rouaud.