jeudi 25 avril 2024
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« En Russie, ces danseurs
sont des dieux vivants »

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C’est l’événement qui lancera l’année de la Russie. Les 19, 20 et 21 décembre, le mythique ballet du Bolchoï débarque à Monaco au Grimaldi Forum pour présenter La Mégère apprivoisée, une création de Jean-Christophe Maillot. Le directeur des Ballets de Monte-Carlo nous raconte son expérience durant 4 mois à Moscou.

Monaco hebdo : En juillet dernier, vous avez présenté au public moscovite La mégère apprivoisée… Créer un ballet avec les danseurs du Bolchoï et le présenter à Moscou, c’est un peu le rêve de tout chorégraphe ?
Jean-Christophe Maillot : Ce que j’ai vécu à Moscou ressemblait, assurément, à une forme de rêve. Car le Bolchoï est une institution mythique dans l’histoire de la danse. J’étais au départ un peu effrayé à l’idée de faire une création à l’extérieur, car j’ai beaucoup de mal à travailler avec des personnes que je ne connais pas. Mais les danseurs ont montré un tel appétit… Autant pour eux que pour moi, cela a donc été un évènement. C’est aussi la première fois de ma vie — ou en tout cas depuis très longtemps — que je pouvais me consacrer uniquement à la création. J’y ai donc pris un plaisir immense. J’ai pu peaufiner les moindres détails. C’était un vrai luxe.

M.H. : Il est d’ailleurs très rare que des chorégraphes étrangers soient appelés au Bolchoï pour une création…
J-C.M. : C’est en effet la première fois depuis 279 ans qu’existe le Bolchoï que l’institution invite un chorégraphe étranger à faire une création, d’une soirée entière, pour leurs danseurs. De ce point de vue, c’est donc historique. Le Bolchoï est habituellement une institution assez fermée. Le fait que l’on m’ait proposé une collaboration est donc quelque chose d’assez exceptionnel. C’est le directeur Sergei Filine qui est venu me chercher. Il m’a laissé totalement carte blanche.

M.H. : Justement, en janvier 2013, Sergei Filine a été victime d’une violente agression. Attaqué à l’acide, il s’est retrouvé brûlé au visage et aux yeux. Un de ses danseurs, Pavel Dmitrichenko, coupable d’avoir commandité l’agression, a été condamné à 6 ans de camp. Avez-vous ressenti une forme de traumatisme au Bolchoï suite à ce drame ?
J-C.M. : Oui. Ce n’est pas anodin. C’était un acte très rude. Dans la compagnie, on sent qu’il y a — comme dans toute entreprise — deux clans. Un mouvement rénovateur et un mouvement conservateur. Et les conservateurs, par essence, n’aiment pas que les choses bougent. Sergei a fait bouger les lignes de manière assez forte. Peut-être pas de la manière la plus délicate… Peu importe. En tout cas, le fait que j’y sois allé dans ce contexte, était sans doute important pour les danseurs et pour Sergei. Cela a été un moment fédérateur. D’autant qu’au moment de l’agression, il y avait d’autres projets en cours, avec d’autres chorégraphes. Par crainte, beaucoup ont préféré se désister. Pour ma part, je trouvais insensé de ne pas y aller. C’était une manière pour moi de témoigner d’une forme de solidarité vis-à-vis de Sergei et des danseurs. Si j’y avais renoncé, cela aurait été une double peine pour eux, et donner, d’une certaine manière, raison aux agresseurs.

M.H. : Ce ballet vous a demandé 4 mois de travail à Moscou. Vous diriez que les danseurs du Bolchoï sont de vraies machines de guerre ?
J-C.M. : C’est en effet un très bel outil… Il y a au total 250 danseurs. Le Bolchoï et le Kirov sélectionnent les meilleurs danseurs du pays. Quand on voit la taille de la Russie, on se doute bien que ce sont des danseurs absolument exceptionnels. Très affutés. Ce sont des jeunes de 22 à 25 ans, qui, techniquement, peuvent absolument tout faire. Du très haut de gamme. D’autant que pour La Mégère apprivoisée, j’ai sélectionné la crème de la crème du Bolchoï. Dans la distribution, il y a d’ailleurs 4 étoiles. Le seul inconvénient est qu’ils font 300 spectacles par an. Ils travaillent comme des fous, et évidemment, pendant mes répétitions, certains étaient obligés de se préserver un peu car, le soir, ils avaient une représentation. Certains venaient même maquillés du spectacle qu’ils avaient présenté à midi. Ce sont donc des vrais bourreaux de travail.

M.H. : Les danseurs sont d’ailleurs de vraies stars en Russie ?
J-C.M. : Ces danseurs ne sont même plus des stars… mais des dieux vivants ! Socialement, ils représentent le top du top. Ils reçoivent des milliers de fleurs chaque soir sur scène… Le Bolchoï est d’ailleurs probablement le seul théâtre au monde où la danse est encore plus importante que l’Opéra. Les prix des places sont d’ailleurs plus chers pour la danse que pour l’Opéra. Ce qui est assez rare.

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© Photo Alice Blangero

M.H. : Votre façon de travailler et votre approche narrative ont déstabilisé les danseurs ?
J-C.M. : Ce qui est amusant c’est de voir qu’à Moscou je suis considéré comme un révolutionnaire… Alors qu’en France, je ne suis pas du tout vu comme un avant-gardiste. Au départ, les danseurs étaient un peu méfiants. Ils ne comprenaient pas que la technique pouvait être placée au second plan. Comme un outil et non pas comme une fin en soi. J’ai dû leur faire comprendre que la démonstration technique ne m’intéressait pas en soi.

M.H. : Vous leur avez donc demandé plus de naturel ?
J-C.M. : Je voulais une forme de vérité dans leur comportement. Pas d’artifice. Ils ont très vite compris que la pièce allait exister pour qui ils étaient eux-mêmes. Il fallait donc qu’ils se mettent un peu à nu. Qu’ils se posent des questions. Qu’ils montrent des aspects d’eux qu’ils ne sont pas obligés de montrer dans les autres ballets. Certains danseurs avaient une espèce de réserve, d’attitude… Plusieurs fois, par exemple, ils devaient s’embrasser. Au début, ils n’osaient pas et ils le faisaient un peu à l’américaine… Les garçons n’osaient pas trop non plus jouer des rôles sensibles… Cela a pris un peu de temps, mais ils y sont parvenus. Au final, ce sont aussi de formidables acteurs.

M.H. : La langue a été l’une des plus grosses barrières ?
J-C.M. : Cela a été en effet difficile de ne pas pouvoir communiquer. Les trois premières semaines, je ne voulais pas de traducteur. On baragouinait donc en anglais. Mais avec Bernice Coppieters qui m’a assisté, nous nous sommes rendus compte que certains éléments leur échappaient sur des points chorégraphiques plus subtiles. J’ai donc fait appel à un interprète. Mais avoir en permanence quelqu’un à côté de soi, n’est pas évident. Il y a une déperdition d’énergie assez forte. Je faisais à Moscou en trois heures, ce que je faisais ici en une heure. On devient aussi un peu parano. Dès qu’il y avait quelque chose qui ne marchait pas, les danseurs se parlaient entre eux en russe. Quand on ne comprend pas la langue, on peut avoir l’impression que quelque chose les ennuie… Alors que pas du tout. Il y a donc eu parfois des incompréhensions.

M.H. : Pourquoi dit-on souvent que le Bolchoï est une institution poussiéreuse et archaïque ?
J-C.M. : Car pendant assez longtemps, ça l’a été. C’était une structure qui vivait en vase clos. Avec un seul et unique chorégraphe. Le Bolchoï était donc totalement isolé, et ne voyait rien du reste du monde. Tout s’est ouvert au moment de la Perestroïka.

M.H. : Ce qui était vrai à une époque ne l’est donc plus aujourd’hui ?
J-C.M. : Ce qui fait la différence c’est, qu’aujourd’hui, tous ces danseurs âgés d’une vingtaine d’années ont la même modernité que nous. Le même accès à Internet… Ils ont certes, une très forte tradition, ils la conservent, ils y tiennent… mais ont aussi cette modernité en eux. Sergei Filine a aussi largement contribué à cette ouverture. C’est également l’environnement qui a opéré ce changement. Moscou est une ville aussi folle que Paris. Cela y participe, assurément.

M.H. : Vous êtes resté 4 mois à Moscou. Vos danseurs ont-ils vécu cela comme une sorte d’infidélité ?
J-C.M. : Je pense qu’ils étaient heureux, car c’est toujours flatteur de travailler avec une personne qui soit appréciée ailleurs. Surtout lorsqu’il s’agit d’une structure comme le Bolchoï. En revanche, je ne pouvais pas cacher mon enthousiasme quand je revenais, car je vivais quelque chose d’exceptionnel. On s’est donc titillés de manière sympathique sur la jalousie. Ils me disaient : « Oui oui, on voit bien qu’on t’intéresse moins ! » (rires) C’était touchant… Mais on sait bien que la jalousie régénère parfois le plaisir et le désir… J’ai hâte qu’ils voient le spectacle. Je suis très curieux de savoir comment ils vont le juger et s’ils se sentent capable de se projeter.

M.H. : A votre retour, avez-vous été plus exigeant avec vos danseurs… ?
J-C.M. : C’est possible en effet…

M.H. : Pendant ces 4 mois, avez-vous eu envie d’abandonner ?
J-C.M. : J’ai quitté le studio deux ou trois fois… Mais abandonner non.

M.H. : Redoutiez-vous le public moscovite ?
J-C.M. : D’une certaine manière oui. Car à Moscou, le public est très traditionnaliste. En même temps, secouer un peu le cocotier, c’est aussi ce qu’il me plaisait… (sourire). J’étais un peu inquiet sur mes choix musicaux. Car Chostakovitch est un dieu vivant en Russie. Cette musique a aussi un sens politique très fort. J’ai choisi certains extraits, dont un en particulier, qui est un hommage aux victimes du fascisme pendant la guerre et qui, pour tous les Russes qui ont plus de 40 ans, a un sens fort. Cela leur rappelle les souvenirs terribles de la guerre. La chorégraphie sur cet extrait était assez érotique… J’ai senti dans la salle, et on m’a fait savoir, que certains étaient un peu choqués. Mais je l’ai fait évidemment avec beaucoup de respect. Le public a découvert cette musique d’une façon différente et a compris que si Chostakovitch est russe, la musique, elle, est universelle.

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© Photo Alice Blangero

M.H. : Il y a eu d’ailleurs une standing ovation…
J-C.M. : Oui, la salle était debout. J’en ai été le premier surpris.

M.H. : Votre fils Augustin Maillot a réalisé les costumes sur ce ballet. Il ne voulait pas être danseur ?
J-C.M. : Il n’a jamais voulu être danseur, contrairement à ma fille. Mais il a toujours eu un sens aigu de la mode, du dessin et du design. C’est quelqu’un de très créatif.

M.H. : Cela fait plus de 20 ans que vous êtes directeur des ballets de Monte-Carlo. Partir, vous y songez ?
J-C.M. : Partir ailleurs, sûrement pas. Mais aurai-je la force de gérer tout ça pendant encore longtemps ? C’est une autre question. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’il est trop rare d’être à un endroit où l’on vous écoute, ou l’on vous fait confiance, où l’on vous comprend, et où l’on vous laisse le temps de faire les choses. Je me sens divinement bien ici. J’ai la chance d’avoir créé un outil incroyable. Avoir l’écoute du prince et de la princesse Caroline, n’a pas de prix. Un artiste ne fait pas grand-chose s’il n’est pas soutenu politiquement. Surtout un chorégraphe. Car des ballets requièrent, de fait, des équipes techniques et beaucoup de moyens. Et, ces moyens, on me les donne.

M.H. : En termes de budget, la situation est-elle toujours difficile ?
J-C.M. : Depuis que monsieur Castellini est là, il y a une vraie écoute. Indiscutablement. Il y a eu des dégâts à l’époque… Aujourd’hui, il y a un grand respect et une reconnaissance de l’importance du travail que l’on fait. Si dans ces conditions-là, il y avait une réduction de budget car la situation économique l’imposait, elle serait tout à fait compréhensible. Les problèmes que l’on a eus à l’époque étaient plus sur la forme que sur le fond. Aujourd’hui, on nous donne les moyens de fonctionner comme il se doit.

M.H. : Monaco en 2015 célèbre la Russie. Est-ce qu’il y a un héritage Serge Diaghilev dans votre approche de la danse ?
J-C.M. : On ne peut pas échapper à Diaghilev, car c’est celui qui a créé la première compagnie de création chorégraphique au monde. Toutes les compagnies indépendantes, aujourd’hui, sont donc toutes issues de cette magnifique idée qu’il a eue le siècle passé. Je ne le vis pas vraiment comme un héritage mais il se trouve que je suis en harmonie avec la philosophie de Diaghilev qui considérait l’œuvre chorégraphique comme un art qui réunit la danse, la scénographie, la musique, la lumière…