vendredi 19 avril 2024
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Jacques Layani : « Léo Ferré était un homme libre »

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Né à Monaco, Léo Ferré a été l’objet de nombreux livres. Auteur de quatre ouvrages sur ce poète et compositeur français naturalisé monégasque, Jacques Layani vient d’en publier un cinquième (1), qu’il a construit sous la forme d’une chronologie. Interview.

C’est votre cinquième livre sur Léo Ferré (1916-1993) : pourquoi écrire encore sur cet artiste ?

J’ai encore des choses à dire, ce qui ne veut pas dire qu’il y aura forcément un sixième livre sur Léo Ferré. En 1969, j’avais 17 ans, et Léo Ferré a été une grande découverte pour moi. Il faut dire qu’à 17 ans, les choses marquent. Et aujourd’hui, elles continuent à marquer. Depuis 1969, j’ai effectivement écrit cinq livres sur Léo Ferré, parce qu’à chaque fois j’ai estimé qu’il y avait de nouvelles choses à dire, ou d’une manière nouvelle. Pour moi, mon existence ne se conçoit pas sans lui et sans son œuvre. Ce n’est pas de l’idolâtrie, c’est une grande considération pour sa personne et pour son travail.

Votre objectif avec ce livre ?

Avec ce nouveau livre, j’ai voulu écrire une « métabiographie ». Je propose une suite de 2 100 dates qui ordonnent des faits et qui posent des jalons pour éventuellement servir de guide à de prochains commentateurs qui le souhaiteraient. Le principe, c’est d’exposer des faits, des dates, des heures, et des lieux sans le moindre commentaire, et sans aucune interprétation. Ce qui est donc inattaquable intellectuellement. C’est un travail qui a été étalé sur 19 ans. Ce qui a été compliqué, c’était de s’arrêter, parce que des dates autour de la vie de Léo Ferré, on en trouve toujours.

C’est la première fois qu’une chronologie est publiée sur Léo Ferré ?

Cette chronologie de 230 pages sur Léo Ferré, est une première. Cela permet de proposer un livre sans interprétation, avec un ouvrage composé uniquement de faits.

Comment avez-vous choisi ces dates ?

Je possède des milliers de coupures de presse sur Léo Ferré. Faire un livre, c’est faire des choix, c’est ordonner la réalité. J’ai donc choisi de répertorier uniquement les articles qui comprenaient une interview de lui.

Qui étaient les parents de Léo Ferré, et comment sont-ils arrivés à Monaco ?

Le père de Léo Ferré, Joseph Ferré, était Niçois et sa mère, Marie Scotto, était Monégasque, d’origine italienne. Autour de lui, son oncle maternel s’appelait Albert Scotto, son grand-oncle Alexandre Jacommaci, et un autre grand-oncle était prénommé Ciro Kost. Ciro est la forme italienne de Cyril. À l’époque, en principauté la nationalité monégasque ne pouvait être donnée que par le père, ou par le prince. Donc, Léo Ferré est né français. En 1953, le prince Rainier (1923-2005) a donné à Léo Ferré la nationalité monégasque, en plus de la nationalité française.

Léo Ferré est né à Monaco le 24 août 1916, et même s’il a été naturalisé monégasque en 1953, il est souvent vu comme un artiste français ?

Quand on dit que Léo Ferré est Monégasque, c’est souvent pour le critiquer. En parlant, par exemple, d’« un artiste engagé qui est né à Monaco ». Cela lui a très souvent été reproché. Mais on ne choisit pas où l’on naît. Tout cela ne tient pas debout.

Si Léo Ferré était français, il était donc aussi Monégasque : cela l’a influencé ?

Il avait d’excellents rapports avec le prince Rainier qui lui a ouvert en avril 1954 la possibilité de donner un concert à l’opéra de Monte-Carlo. Pour cette occasion, il était accompagné par les 80 musiciens et les 40 choristes de l’opéra de Monaco. Il a notamment interprété La Chanson du Mal Aimé (1952-1953) et La Symphonie interrompue (1954). On parle toujours de ce spectacle de 1954, mais Léo Ferré a fait d’autres concerts à Monaco. Notamment le 16 décembre 1976, toujours à l’opéra de Monte-Carlo.

Quelle était la nature du lien qui unissait Léo Ferré au prince Rainier III ?

Le prince Rainier et Léo Ferré se sont rencontrés pour la première fois à Paris, en 1953. Léo Ferré aimait les individus. Donc s’il était proche du prince Rainier, il était surtout proche de l’homme. Si Rainier n’avait pas été prince, cela aurait été pareil pour lui. J’ai lu une lettre de Léo Ferré qu’il a adressée au prince Rainier, qu’il commence par un « Monseigneur », de façon très protocolaire. Et puis, vers la fin de cette lettre, il écrit : « Je vous aime bien, Monseigneur ». Et le prince Rainier lui a répondu. Il y avait donc un lien très amical et constant entre ces deux hommes, par delà les années, jusqu’à la disparition de Léo Ferré, le 14 juillet 1993.

Dans le parcours de Léo Ferré, quelles dates vous ont le plus marqué ?

L’enfance de Léo Ferré est marquante, jusqu’au moment où il part à Paris, en 1935, pour faire des études. Son père l’a alors envoyé dans la capitale française pour préparer ce que l’on appelle aujourd’hui Sciences Po, et qui était, à l’époque, l’école libre des sciences politiques. Son objectif, c’était de préparer une licence de droit, qu’il n’aura d’ailleurs jamais de façon complète.

Quoi d’autre ?

La période du retour de Léo Ferré en principauté, en 1940, est aussi très intéressante. Parti à la guerre à la tête d’une section de tirailleurs algériens, il est démobilisé en juillet 1940, et revient à Monaco. L’appartement où il est né à Monaco, au 9, avenue Saint-Michel, a toujours été loué par sa famille ­depuis 1915.

Léo Ferré Jour après jour une chronologie Jacques Layani
« La couverture de ce livre est un dessin réalisé par l’illustrateur Gilles Poulou. Il fait partie de la famille élargie de Léo Ferré. […] Ce portrait montre bien sa douceur. » Jacques Layani. Ecrivain.

Certaines informations publiées dans votre livre sont peu connues du grand public, et même des fans de Léo Ferré ?

J’ai relevé un certain nombre de projets qu’a eu Léo Ferré, mais qui n’ont pas abouti, car, pour les réaliser, il lui aurait fallu dix vies. Par exemple, pendant l’hiver 1948, il a écrit pour un film la réduction pour piano du premier mouvement de La cinquième symphonie de Dmitri Dmitrievitch Chostakovitch (1906-1975). Mais ce travail n’a pas été utilisé.

D’autres projets de Léo Ferré sont restés dans les cartons ?

En mai 1954, la mise en chantier d’une œuvre intitulée Don Quichotte a été annoncée dans la presse. Cette œuvre n’a jamais vu le jour. J’ai ainsi pu relever l’existence de plusieurs dizaines de projets, ou d’intentions, qui n’ont pas eu lieu. Autre exemple : en mai 1987, Léo Ferré a parlé de mettre en musique Stéphane Mallarmé (1842-1898). Il faut rappeler que dans les années 1980, il faisait 300 spectacles par an. Il était donc sur scène pratiquement tous les jours. Ce qui est épuisant, surtout quand on sait les distances qu’il peut y avoir entre un lieu et un autre. Même si, à ce moment là, c’était Marie, son épouse, qui conduisait.

Votre livre permet aussi de rectifier quelques erreurs ?

Un certain nombre, oui. On dit par exemple souvent que le père de Léo Ferré était directeur du personnel du casino de Monte-Carlo. Or, il est devenu directeur du personnel en toute fin de carrière. J’ai donc récapitulé toutes les étapes de sa carrière, depuis son entrée comme employé à la Société des bains de mer (SBM), avec le salaire correspondant, en francs de l’époque. En revanche, même si je l’ai parfois vu écrit, le père de Léo Ferré n’a jamais été directeur du casino de Monte-Carlo.

Tout au long de sa carrière, comment a évolué le lien  de Léo Ferré avec Monaco ?

Tout au long de sa carrière, Léo Ferré est régulièrement retourné en principauté. Ses parents vivaient là-bas. Ses voitures étaient immatriculées à Monaco. Sur le chemin de l’Italie, la principauté était une étape qu’a souvent fait Léo Ferré, lorsqu’il se déplaçait en voiture.

Jacques Layani
« Léo Ferré est toujours resté fidèle, que ce soit dans ses idées et dans ses amitiés. À la fin de sa vie, il avait les mêmes idées qu’au début. » Jacques Layani. Ecrivain. © Photo DR

Il y a aussi un lien fort entre Léo Ferré et l’Italie ?

Le grand-père de Léo Ferré était Italien, mais aussi certains oncles et tantes, dont il a d’ailleurs parlé dans son roman autobiographique Benoît Misère (1971) (2). Il a été interne en Italie pendant huit ans, de 1925 à 1933, au collège Saint Charles à Bordighera, entre Vintimille et Sanremo. C’était un collège dirigé par les frères des écoles chrétiennes. L’Italie est aussi présente dans les nombreux déplacements qu’a fait Léo Ferré. On remarque ainsi qu’en 1930, il a passé ses vacances en famille à Frascati 1930 et à Alzo, sur le lac d’Orta, en 1931. En 1933, il est allé faire du ski avec sa sœur en Italie, à Limone.

Politiquement, comment situer Léo Ferré ?

Léo Ferré était un homme libre, un homme indépendant. Il était anarchiste, mais cela a tellement été interprété, critiqué, galvaudé… Cela lui a été demandé 1 000 fois. Il a travaillé pour les anarchistes, et pour bien d’autres. Il a fait des galas de soutien toute sa vie. Il est toujours resté fidèle, que ce soit dans ses idées et dans ses amitiés. À la fin de sa vie, il avait les mêmes idées qu’au début.

Qui a dessiné la couverture de votre livre ?

La couverture de ce livre est un dessin réalisé par l’illustrateur Gilles Poulou. Il fait partie de la famille élargie de Léo Ferré. Il a été choisi par mon éditeur, Le bord de l’eau, sur une idée du directeur de collection Le miroir aux chansons, Jean-Paul Liégeois, et cela, avec mon plein assentiment. Ce portrait montre bien la douceur de Léo Ferré.

Près de 30 ans après la disparition de Léo Ferré, qu’est-ce qui n’a pas encore été écrit le concernant ?

La « biographie scientifique » la plus complète existante à ce jour sur Léo Ferré, c’est celle qu’a écrit l’ancien grand reporter au Monde, Robert Belleret (3). Elle fait 800 pages. Elle date de 1996. Or, depuis cette date, on a publié des œuvres inédites. Il y a donc des faits nouveaux qu’il faudrait prendre en compte dans le cadre d’une nouvelle biographie. Si Robert Belleret a écrit 800 pages, aujourd’hui il faudrait faire 1 000 pages. Or, une biographie de 1 000 pages, c’est trois ans d’une vie, en ne faisant que ça, et en ne pensant qu’à ça. J’ai 70 ans, je ne sais pas si j’aurai la force de la faire. Mais d’autres sont là.

C’est un projet qui vous intéresserait ?

Non, ce n’est pas du tout un projet. J’ai fait ce livre et cette chronologie. C’est une première étape. C’est un outil, c’est une pierre pour construire, un matériau que je livre aux futurs commentateurs. Ils y prendront ce qu’ils voudront. Mon livre est une modeste contribution à l’histoire de Léo Ferré et à son œuvre.

Néanmoins, vous pourriez écrire un sixième livre sur Léo Ferré ?

Ce n’est pas à l’ordre du jour. Mais si je faisais un sixième livre sur Léo Ferré, ça serait dans le même esprit que le quatrième, qui s’appelle Léo Ferré, un archipel (4), et que le troisième, intitulé Les chemins de Léo Ferré (5) : j’étudierais des points très précis de la vie ou de l’œuvre de cet artiste. Le fondateur du bulletin semestriel dévolu à Léo Ferré Les Copains d’la neuille, François André, appelle cela «faire des forages». Une biographie est linéaire, et là, on travaille verticalement. On fait un « forage » à fond, sur un sujet identifié précisément, et en apportant des éléments nouveaux. Si je devais faire un sixième livre sur Léo Ferré, ça serait dans cet esprit là.

1) Léo Ferré jour après jour, une chronologie, de Jacques Layani (éditions Le Bord de l’Eau), 216 pages, 20 euros.

2) Benoît Misère, de Léo Ferré (Robert Laffont, première édition : octobre 1970), 256 pages, 15,90 euros.

3) Léo Ferré, une vie d’artiste, de Robert Belleret (Actes Sud, 1996, 2003, 2013), 848 pages, 26 euros.

4) Léo Ferré, un archipel, de Jacques Layani (éditions Le Bord de l’Eau, 2020), 386 pages, 22 euros.

5) Les chemins de Léo Ferré, de Jacques Layani (éditions Christian Pirot, 2005).