mardi 30 mai 2023
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Fawzia Zouari : « La littérature, c’est la recherche d’un corps »

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Invitée à Monaco le 3 avril 2023 par le comité d’entraide des Français de Monaco (CEFM), l’écrivaine tunisienne Fawzia Zouari a donné une conférence sur le thème « la littérature, la femme et la francophonie »(1). Pour Monaco Hebdo, Fawzia Zouari évoque ce sujet, qui est aussi un combat à mener, estime-t-elle. Interview.

Le thème de votre conférence donnée en principauté début avril 2023, était « la littérature, la femme et la francophonie » : quels sont les liens que vous tissez entre ces trois sujets ?

Mon mode d’expression, c’est la littérature. C’est l’expression de mes combats, c’est l’expression que j’utilise pour dire et réclamer les droits des femmes. Je fais partie d’une tradition dans laquelle, malheureusement, les femmes n’écrivaient pas beaucoup. Le fait d’écrire et de dire « je », c’est déjà un enjeu, ou de pari en soi, parce que cela permet de se désigner en tant qu’individu, dans des sociétés où il s’agit plutôt de communautés que d’individus. Donc dire « je » pour une femme, c’est un peu menacer de dire l’intimité du groupe et du clan. Pour une femme arabo-musulmane, c’est une sorte de défi. A partir de la littérature, je dis le monde, je réclame un regard sur les affaires du monde, et j’en fais le véhicule d’un combat pour les femmes. Tout cela se fait dans la langue française, qui véhicule pour moi de grandes valeurs.

Lesquelles ?

En tant que femme, pour moi, les plus grandes valeurs sont la laïcité et l’égalité. Ces valeurs-là sont présentes dans la langue française. Je suis née dans une famille complètement arabophone. Mon père était le cheikh du village, c’est-à-dire le représentant religieux du village. Je n’ai connu la langue française que tard, à l’école. Petit à petit, le français est devenu ma langue. L’arabe est pour moi une langue paternelle, dans la mesure où ce sont les hommes qui se sont exprimés à travers elle. La vraie langue maternelle, c’est la langue qui nous permet de dire nos mères, sans les trahir. La langue française représente cela. Dans mon avant-dernier livre, Le corps de ma mère (2), je raconte comment cette langue a pu dire en toute fidélité la tribu, ma mère, et tout ce monde-là. Il n’y a pas de trahison possible. Donc, de ce point de vue, c’est une langue maternelle.

Que représente la francophonie pour vous ?

Il y a d’abord l’institution de la francophonie, qui fait énormément de choses dans le monde, et qui essaie de promouvoir cette langue, qui est la seule à exister sur les cinq continents. C’est une institution très active, surtout en Afrique. Avec, par exemple, le prix des cinq continents, une promotion des langues, de la traduction… Il y a aussi une orientation vers les jeunes, avec des ateliers d’écriture. Je ne fais pas partie de ceux qui critiquent toujours cette institution, car je trouve qu’elle agit.

« Les plus grandes valeurs sont la laïcité et l’égalité. Ces valeurs-là sont présentes dans la langue française »

Et en tant qu’écrivaine ?

Je n’ai aucun scrupule à me réclamer de la francophonie, c’est-à-dire de l’aire géographique francophone, qui ne se limite pas qu’à la France. La francophonie n’est pas que française. Nous représentons la francophonie partout dans le monde. La francophonie, c’est le large spectre de cette langue, qui est une langue métissée par les écrivains et par tous ceux qui la parlent.

Fawzia Zouari
© Photo Plon

Comment voyez-vous la francophonie au féminin ?

La francophonie au féminin bouscule et déconstruit les discours masculins sur la francophonie. Parce que ce sont souvent des hommes qui parlent du français comme de la langue du colonisateur, comme une sorte de tribu de guerre. Les femmes n’ont pas ce rapport-là. Elles n’ont pas ce rapport conflictuel. Elles ont un rapport plutôt pacifiant. Comme toute mère peut dire « cet enfant est le mien », nous pouvons dire « le français est le nôtre ». C’est cette approche qu’il faut avoir vis-à-vis de cette langue. Il faut révolutionner le rapport à la langue française, du point de vue féminin.

Les institutions comme l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) sont vraiment essentielles ?

Je suis impliquée dans ces institutions. J’ai remporté le prix des cinq continents, j’assiste souvent au prix de la traduction en arabe et en français… Beaucoup de choses sont faites. Un outil comme celui-là est un outil formidable, présent dans les structures officielles des pays pour faire avancer les choses. Le sommet de la francophonie a eu lieu les 19 et 20 novembre 2022 à Djerba, en Tunisie. Ce type d’événement n’est pas seulement une réunion d’experts ou de responsables de la francophonie. Ce sommet réunit aussi des écrivains, des penseurs, et plus globalement des gens qui réfléchissent sur le monde et sur les solutions à trouver. Nous ne sommes donc pas là pour parler uniquement de littérature. Nous sommes là pour trouver des solutions à mettre en place pour le monde, à travers une langue et à travers une institution qui défend cette langue.

Vous considérez-vous comme féministe ?

Au début, je récusais un peu ce côté militant. Pendant très longtemps, j’ai cherché une sorte de féminisme qui soit universel. A un moment, j’ai été confrontée à ce que l’on a appelé le « féminisme islamiste », et j’ai trouvé que c’était une imposture totale. Comme pour la francophonie, les tenants de ces théories disent que, par définition, le féminisme est occidental. Que le féminisme, c’est ce qu’il reste de la colonisation. Je dis non. J’ai écrit un livre qui s’intitule Pour un féminisme méditerranéen (3). Parce qu’à un moment donné, je me suis demandée : entre le féminisme occidental « taille unique » en quelque sorte, et le féminisme qui arrive aujourd’hui, que l’on appelle le féminisme culturel, le féminisme ethnique, ou le féminisme islamiste, que faut-il choisir ? J’ai pensé trouver la réponse en Méditerranée. Car c’est dans cet espace que les plus grandes figures des femmes ont existé. C’est un espace qui a fait des femmes des sorcières, mais aussi des reines. Je suis arrivée à un féminisme qui ne fait pas l’impasse sur le féminin : on est femme, et on est féministe en même temps.

« Mon mode d’expression, c’est la littérature. C’est l’expression de mes combats, c’est l’expression que j’utilise pour dire et réclamer les droits des femmes » 

Vous avez décidé de vous engager dans cette lutte ?

Petit à petit, depuis une quinzaine d’années, avec ce conservatisme, avec ce recul des droits des femmes, je me suis peut-être mise un peu plus sur le devant de la scène en tant que féministe. En disant : « Maintenant, il faut absolument essayer de préserver les acquis des femmes ». Et je sais de quoi je parle. Je suis Tunisienne. Dans les années 1950 nous avons eu le code du statut personnel (4), qui sont les lois les plus révolutionnaires du monde arabe. Et puis, avec la révolution tunisienne [du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011 — NDLR], on a assisté au recul des droits des femmes. Là, je me suis dit : « Je n’ai aucune honte à me dire féministe. » Dans le sens où le féminisme c’est d’abord la défense des droits des femmes, où qu’elles se trouvent.

Qu’a changé le mouvement #metoo ?

Le mouvement #metoo a révolutionné le monde de la relation femme-homme qui était basé sur une sorte de domination qui ne disait pas toujours son nom, et qui était de l’ordre professionnel ou autre. En tant qu’Africaine et Tunisienne, je me suis dit que le harcèlement a toujours existé. Par exemple, une femme mariée à un homme polygame est placée dans une sorte d’infidélité ou de harcèlement permanent. Mais les femmes n’avaient pas le droit à la parole. Elles subissaient, cela faisait partie de leur quotidien. J’ai pensé que cela ne bougerait pas dans nos pays. Mais en fin de compte, ça bouge un petit peu. En Tunisie, il y a eu tout un mouvement qui est la traduction exacte de « moi aussi » en arabe, et qui essaie de dire « stop » à ce genre de harcèlement. Bien sûr, il faut éviter les dérives et ne pas accuser n’importe quel homme de n’importe quoi. Mais cette ouverture vers la parole est importante. Aujourd’hui, les choses peuvent être dites.

Quand et comment la littérature est-elle entrée dans votre vie ?

Au départ, j’ai commencé par aller à l’école coranique, puis j’ai continué à l’école primaire pendant trois ans, en arabe. Ce n’est qu’après que j’ai appris à lire le français. Dans notre maison, il n’y avait pas un seul livre en français. Beaucoup d’écrivains disent qu’ils se sont mis à écrire parce qu’ils ont beaucoup lu. Je n’avais pratiquement pas lu, jusqu’au moment où j’ai découvert Madame Bovary (1856) de Gustave Flaubert (1821-1880), qui était au programme scolaire au collège. J’ai lu ce livre dix fois. Je vivais une sorte de bovarysme dans cette campagne du nord-ouest de la Tunisie, où j’avais un tas de rêve qui ne correspondaient pas du tout à la réalité. Comme Madame Bovary, j’étais dans un au-delà imaginaire. Avoir lu une dizaine de fois ce roman m’a orienté vers l’écriture. On n’écrit pas parce qu’on a lu beaucoup de livres. On écrit parce qu’on a lu un seul livre dix ou vingt fois. Quelque part, ça s’imprègne en vous.

« Je n’avais pratiquement pas lu, jusqu’au moment où j’ai découvert Madame Bovary (1856) de Gustave Flaubert (1821-1880), qui était au programme scolaire au collège. J’ai lu ce livre dix fois. Je vivais une sorte de bovarysme dans cette campagne du nord-ouest de la Tunisie, où j’avais un tas de rêves qui ne correspondaient pas du tout à la réalité »

Et ensuite ?

Je ne me voyais pas en tant qu’écrivaine. A l’époque, nous avions le culte du diplôme. J’ai donc continué mes études en Tunisie, et puis en France pour faire un doctorat de littérature. Je me suis mise à écrire de plus en plus en français. J’ai commencé par une biographie romancée sur Valentine de Saint-Point (1875-1953), qui est l’arrière-petite-nièce d’Alphonse de Lamartine (1790-1869), qui s’est convertie à l’islam à la fin de la Première Guerre mondiale. Elle est partie en Egypte au début du siècle dernier, et elle est morte au Caire en 1953. Je venais d’orient vers l’occident, elle, c’est l’inverse. J’ai continué à écrire, et j’ai été complètement piégée. Cette langue, la littérature, et la fiction sont devenues pour moi une nécessité absolue. A la fin, je me suis dit que, peut-être, dès le départ, je ne savais pas faire autre chose qu’écrire. Tout simplement.

En 2015 votre court essai Je ne suis pas Diam’s  (5), vous a valu pas mal de critiques : huit ans après, quel regard portez-vous sur cet épisode ?

Huit ans après, je ne nuance pas du tout mon point de vue. Je reste fondamentalement opposée au voile. Je le dis alors que j’ai deux sœurs qui sont voilées. Donc je parle en connaissance de cause. Mes sœurs n’étaient pas voilées au début des années 1960. Elles le sont maintenant. Ce qui montre à quel point les mentalités se sont islamisées dans nos pays. Dans tous les pays arabo-musulmans il y a des vagues, une déferlante du voile, sans que l’on puisse poser la question : pourquoi ?

Cela peut être un choix personnel ?

Les justifications qui consistent à dire « ce sont elles qui le veulent » ou « c’est un signe de liberté », ne me convainquent pas du tout. Le voile opprime le corps des femmes. C’est une domination masculine qui ne dit pas son nom. Les femmes voilées disent que c’est une consigne de Dieu. Celles qui ont très bien lu le Coran savent qu’il n’y a aucune consigne pour porter le voile tel qu’elles le portent. De plus, on assiste à une inversion. Le voile était là pour la pudeur, pour l’anonymat, pour que l’on ne voit pas les femmes. Or, en Occident, pour une femme voilée dans la rue au milieu d’une population qui ne l’est pas, c’est l’inverse qui se passe. Elle devient la cible du regard. Il n’y a plus d’anonymat. Et puis, comment peut-on appeler « liberté » quelque chose qui est un signe de contrainte ? Ça, je ne le comprendrai jamais.

« En Tunisie, il y a eu tout un mouvement qui est la traduction exacte de « moi aussi » en arabe, et qui essaie de dire « stop » à ce genre de harcèlement. […] Cette ouverture vers la parole est importante. Aujourd’hui, les choses peuvent être dites »

Estimez-vous être une militante autour des questions liées au port du voile ?

J’ai écrit deux livres sur le port du voile. J’écris des romans, et puis, quand il y a une actualité qui m’énerve un peu, je prends une pause pour écrire un essai. Cela me permet de dire ce que je pense, et ensuite je passe à autre chose. Je suis souvent sollicitée pour parler de ce sujet. Mais on ne trouvera jamais de solution. Cela fait quatorze siècles que l’on débat autour de ça. Il faut absolument que l’on prenne conscience, par l’éducation, que c’est un faux problème, et que l’on peut être tout à fait croyante et sans voile. C’est dans ce sens que je dis « je ne suis pas Diam’s », car Diam’s dit que l’islam veut ça. Non, mon islam à moi ne dit pas ça. Que certaines converties trouvent dans le voile une solution pour leur mal-être, peut-être. Mais qu’elles ne disent pas que c’est la loi pour tout le monde. Quand je suis sollicitée, j’interviens sur ce sujet, mais je ne veux pas rester prisonnière de ça. Il faut absolument avancer.

Vous ne craignez pas les menaces ?

On m’a bien sûr rangée dans le camp des islamophobes. Je me marre. Je rappelle que je suis arabe et musulmane. Je connais ma tradition. Donc je ne peux pas être islamophobe. Tout ceux qui commencent une critique, ou une auto-critique, sont désignés parmi les musulmans comme étant contre l’islam et contre la communauté arabo-musulmane. Ce qui n’est pas vrai. Nous voulons ouvrir une ère nouvelle, qui s’est d’ailleurs ouverte depuis quelque temps, où l’on peut dire les choses, où l’on peut s’auto-critiquer. Car, jusque-là, en France, nous avons une gauche islamisante qui chaque fois que l’on parle de nous-mêmes refuse de nous entendre. Parce qu’elle veut laisser le musulman comme une sorte de victime qu’elle protège et qu’elle défend. Car c’est un petit peu son fond de commerce.

Fawzia Zouari
« La francophonie, c’est le large spectre de cette langue, qui est une langue métissée par les écrivains et par tous ceux qui la parlent. » Fawzia Zouari. Ecrivaine. © Photo DR

Quelle est votre position ?

Nous voulons pouvoir dire ce qui ne va pas dans notre propre monde. Nous voulons pouvoir balayer devant nos portes. C’est la meilleure façon de nous prendre comme des êtres égaux. On peut nous-mêmes parler de nous-mêmes, sans que l’on parle de nous. Je suis dans ce discours-là. De toute façon, dès que l’on écrit ou que vous parlez en français, dès que vous êtes francophone, vous êtes un traitre à la nation arabe. Je l’ai vu en Tunisie. Vous êtes le parti de la France, vous êtes le parti de l’ex-colonisateur, etc. Cette façon de nous accuser ne vaut rien du tout. Nous ne sommes pas dans un retournement contre les nôtres. Au contraire. Nous sommes dans une façon de nous libérer du regard de l’autre, et du regard de nous-mêmes.

« On n’écrit pas parce qu’on a lu beaucoup de livres. On écrit parce qu’on a lu un seul livre dix ou vingt fois. Quelque part, ça s’imprègne en vous »

Mais l’islam reste un sujet sensible ?

Dans une tribune publiée en 2016, l’écrivain algérien Kamel Daoud, a parlé de femmes agressées à Cologne, en Allemagne, en disant « nous les musulmans, on a toujours eu un problème avec le sexe » (6). Cela a provoqué un tollé dans la presse française, et il a été traité d’islamophobe et d’essentialiste. Je partage tout à fait le point de vue de Kamel Daoud, et j’ai pris sa défense en parlant d’une « fatwa laïque ». Il y a vraiment des fatwa laïques contre nous. Il y a des problèmes dans notre monde. Il faut en parler pour en sortir. Car nous sommes aussi sujets de notre histoire.

Vous êtes optimiste ?

Ce qui me chagrine, c’est que depuis mars 2022, en Afghanistan les filles ne peuvent plus aller à l’école. Or, c’est l’éducation qui ouvre les yeux, c’est l’éducation qui peut leur enseigner que ce n’est pas le voile qui est la solution. En leur interdisant l’école, comment voulez-vous qu’elles prennent conscience de cela et qu’elles remettent en question un discours qui relève de l’interprétation religieuse masculine qui dure depuis quatorze siècles ? Comment sortir des ornières, des enclos, et que l’on remette en question le corpus religieux ?

Dans votre dernier livre Par le fil je t’ai cousue (1), vous évoquez votre enfance dans une Tunisie indépendante depuis peu, dans un village aux prises avec les changements socio-culturels et politiques, sous l’ère du président Habib Bourguiba (1903-2000) : qu’avez-vous cherché à montrer dans ce récit autobiographique ?

Dans Par le fil je t’ai cousue, je raconte mon enfance de 0 à 12 ans. Je suis allée à l’école vraiment par chance. Au bout de quelques années, j’aurais pu être retirée de l’école comme mes sœurs aînées l’ont été par ma mère à l’âge de 12-13 ans. A priori, je ne devais pas continuer d’aller à l’école, mais j’ai continué quand même. Dans ce livre, je parle de mon village, de la contrainte. On est dans la Tunisie du début et du milieu des années 1960. C’est une Tunisie où les femmes vivaient comme ma mère : elles ne sortaient pas, leur destin était derrière les murs. J’ai essayé de sortir de ça, et je le raconte dans ce livre. Ma mère fera tout pour que ça ne soit pas le cas, y compris en essayant de faire en sorte que je quitte l’école.

« Il y a un livre que j’ai commencé il y a des années, qui s’appelle Rebelles d’islam, qui est une façon de revenir sur tous ceux qui à travers l’histoire musulmane ont pu dire « non ». Ils ont pu être des libertins ou des poètes maudits sans subir la fatwa, comme Salman Rushdie »

Quel est le thème de ce livre ?

Dans Par le fil je t’ai cousue, je parle surtout de corps. J’avais écrit un livre qui s’appelle Le corps de ma mère(2) dans lequel je parlais de cette femme voilée, dont je ne voyais rien du tout. Ma mère portait la malia, le costume traditionnel tunisien, et ses filles ou ses garçons ne voyaient jamais sa peau. J’ai découvert sa peau pour la première fois quand elle a eu 92 ans. Elle était à l’hôpital. J’ai alors vu un bout de sa gorge, et j’ai découvert pour la première fois le corps nu de ma mère. Je me suis rendu compte qu’il y avait un autre corps qui, à force de l’existence du corps de la mère, n’a pas existé : c’était le mien. Au début de Par le fil je t’ai cousue, j’évoque un rituel magique auquel j’ai été soumise pour faire en sorte qu’aucun garçon ne puisse approcher une fille. Dans ma tête de petite fille, une fois que l’on m’avait fait passer ce rituel, c’était terminé. Je n’avais plus de corps. Avec ce livre, je me suis rendu compte que la littérature, c’est ça : c’est la recherche d’un corps. C’est la recherche de mon corps.

Fawzia Zouari
« Dans Par le fil je t’ai cousue, on est dans la Tunisie du début et du milieu des années 1960. C’est une Tunisie où les femmes vivaient comme ma mère : elles ne sortaient pas, leur destin était derrière les murs. J’ai essayé de sortir de ça, et je le raconte dans ce livre. » Fawzia Zouari. Ecrivaine.

C’est la première fois que vous venez à Monaco ?

J’ai eu le plaisir de venir trois fois en principauté. La première fois, c’était dans le cadre d’une émission pour France 2, centrée sur le dialogue des cultures et des religions. Les deux autres fois, je suis venue à Monaco parce que je fais partie du jury d’une association qui s’appelle Le Cœur des Mots, et qui organise des concours avec des collégiens du monde entier, autour de la thématique « égalité femmes-hommes ».

Qu’est-ce que la principauté représente pour vous ?

Vu de Paris, ou de Tunis où je suis de temps en temps, Monaco est une sorte de havre de paix. Peut-être que j’idéalise un petit peu… C’est joli, c’est calme, c’est entouré par la mer… Je suis une écrivaine, donc je ne mesure pas le confort de vie. En revanche, je ressens la sérénité qui se dégage de la principauté. C’est un pays politiquement stable. Quand on est dans les pays du sud, vous savez malheureusement comment ça se passe. A Monaco, il y a une constance du politique, et un confort d’être.

Quel sera le sujet de votre prochain livre ?

Je suis entre deux livres. Il y a un livre que j’ai commencé il y a des années, qui s’appelle Rebelles d’islam, qui est une façon de revenir sur tous ceux qui à travers l’histoire musulmane ont pu dire « non ». Ils ont pu être des libertins ou des poètes maudits sans subir la fatwa, comme Salman Rushdie. Cela pour montrer que l’islam a eu ses périodes de gloire, pendant lesquelles on pouvait critiquer et remettre en cause le corpus religieux. A l’époque actuelle, ces débats ne peuvent plus avoir lieu. Je montre cela, pour dire que l’islam ça n’a pas toujours été Daesh, ce n’est pas la lapidation. Il y a eu de grands poètes, des libertins, on a fait l’éloge du vin, l’éloge des éphèbes… Tout cela était dans les cours des califats de l’époque. Aujourd’hui, pourquoi en est-on là ? C’est la question que je pose.

Et votre deuxième projet de livre ?

J’ai envie de rentrer dans mon village, de m’installer, et d’écrire la chronique de ce lieu. Avec ce qu’il s’y passe, ces femmes qui se suicident, ces femmes qui se libèrent, la prégnance actuelle de l’islamisme dans ce village, les élections… J’aimerais raconter comment le monde de ma mère a basculé, pour devenir le monde actuel.

1. Par le fil je t’ai cousue, de Fawzia Zouari (Plon), 368 pages, 13 euros (format numérique), 19 euros (format « papier »).

2. Le corps de ma mère, de Fawzia Zouari (Joëlle Losfeld), 240 pages, 8,49 euros (format numérique), 8,70 euros (format poche), 20 euros (format « papier »).

3. Pour un féminisme méditerranéen, de Fawzia Zouari (Actes Sud), 104 pages, 9,99 euros (format numérique), 13 euros (format « papier »).

4. Le code du statut personnel est une série de lois tunisiennes promulguées le 13 août 1956. Elles sont entrées en vigueur le 1er janvier 1957, avec pour objectif l’égalité homme-femme.

5. Je ne suis pas Diam’s, de Fawzia Zouari (Stock), 200 pages, 20,50 euros.

6. Kamel Daoud : « Cologne, lieu de fantasmes », tribune publiée dans Le Monde, le 29 janvier 2016, à lire ici. L’écrivain algérien, Goncourt du premier roman pour Meursault contre-enquête (2013), a publié une autre tribune, toujours dans Le Monde, le 20 septembre 2018, Kamel Daoud : « L’orgasme n’est pas un complot occidental », à consulter ici.

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