Alors que la finale de la Coupe du monde 2022 au Qatar a été remportée le 18 décembre 2022 par l’Argentine, jamais le football n’a généré autant d’argent. Comment et pourquoi les joueurs ont-ils pris une telle valeur ? Sont-ils trop payés ? La bulle économique du football peut-elle éclater ? Pour le savoir, Monaco Hebdo a interrogé Manuel Schotté, professeur de sociologie à l’université de Lille, spécialiste des questions liées au sport, au talent, et au charisme, qui publie un livre (1) sur la valeur du footballeur.
L’origine de ce livre ?
J’ai pu consulter des archives privées de Jacques Georges (1916-2004), qui a été président de la fédération française de football (FFF), puis de l’Union des associations européennes de football (UEFA) dans les années 1960, 1970, et 1980. Ces archives sont stockées à Roubaix, près de chez moi, et j’y suis allé par curiosité. Cela m’a fait entrer dans un monde assez passionnant. Découvrir de l’intérieur le fonctionnement de la vie fédérale permettait de porter un regard assez différent de ce qui existait jusqu’à présent dans la littérature académique consacrée au football.
Quel a été le questionnement qui vous a poussé à écrire ce livre ?
Ce livre part d’une interrogation : comment se fait-il qu’une telle importance soit accordée aujourd’hui à ceux, et pas à celles, uniquement à ceux, qui sont habiles balle au pied ? Cette question, assez banale, n’avait pas été traitée. On s’étonne parfois du montant des salaires, mais moins de ce qui détermine ces salaires et la visibilité de ces footballeurs. Pourquoi accorde-t-on une telle valeur à ces joueurs ?

Pourquoi être un excellent footballeur permet-il de devenir riche et célèbre ?
Il faut d’abord chercher à comprendre pourquoi le football a pris une telle importance. Cela n’avait rien d’évident, puisqu’à la fin du XIXème, et au début du XXème siècle, lorsque le football est arrivé en France, il s’agissait alors d’une pratique assez confidentielle. Cette évolution a été progressive. Le football est devenu l’un des principaux sports français à partir de l’entre-deux-guerres. En termes de visibilité, et de ventes du quotidien sportif L’Equipe lors des grands événements, il s’est imposé comme le sport numéro 1 à partir des années 1970 et 1980. Avant, le numéro 1, c’était le cyclisme.
« Ce livre part d’une interrogation : comment se fait-il qu’une telle importance soit accordée aujourd’hui à ceux, et pas à celles, uniquement à ceux, qui sont habiles balle au pied ? Cette question, assez banale, n’avait pas été traitée »
Dans le football, la logique des salaires est très différente des autres entreprises ?
En effet. Dans l’univers du football, les profits convergent vers les salariés que sont les joueurs, plutôt que vers leurs dirigeants, comme habituellement dans le monde du travail. On peut considérer que les joueurs sont des salariés d’exécution. Ils sont sous la supervision d’un entraîneur, qui lui-même est sous la direction de cadres dirigeants du club, qui eux-mêmes dépendent des « financeurs » du club. Dans le monde du football, il y a presque toujours au moins un joueur qui gagne plus d’argent que son entraîneur, qui gagne lui-même plus que les cadres dirigeants. Il y a donc une inversion de ce qu’il se passe ordinairement dans le monde du travail.
Cette logique existe depuis les débuts du football professionnel ?
Jusque dans les années 1960 incluses, les joueurs de football étaient dominés dans la relation salariale. Au point que des joueurs comme Just Fontaine et Raymond Kopa (1931-2017), qui étaient l’équivalent de Antoine Griezmann et Kylian Mbappé aujourd’hui, ont pu l’un et l’autre dire dans la presse que les footballeurs étaient des « esclaves ». Il existait alors un type de contrat de travail qui les assujettissait totalement à leurs clubs.
Aujourd’hui, pourquoi les écarts de salaires sont aussi grands entre le joueur le mieux payé et le joueur le moins payé ?
Il existe d’énormes différences entre le joueur le mieux payé et le joueur le moins payé. Au sein d’une même division, en France en Ligue 1 (L1) par exemple, il y a des écarts gigantesques entre Mbappé, qui est le joueur le mieux payé, et celui qui l’est le moins. Et cela, alors que ces deux joueurs sont indispensables pour la tenue du championnat. Pour qu’un championnat qui va mettre en valeur Mbappé ou un autre joueur existe, il faut que toutes les semaines vingt équipes alignent 11 joueurs sur le terrain, et cinq remplaçants. Donc, en gros, chaque semaine plus de 300 joueurs sont nécessaires. Et pourtant, il existe d’énormes écarts de salaires.
« Dans le monde du football, il y a toujours au moins un joueur qui gagne plus d’argent que son entraîneur, qui gagne lui-même plus que les cadres dirigeants. Il y a donc une inversion de ce qu’il se passe ordinairement dans le monde du travail »
Cet écart salarial est de combien en L1 ?
En L1, l’écart de salaire est de l’ordre de 1 pour 3 000. Donc Mbappé gagne 3 000 fois plus que le joueur de L1 qui gagne le moins. Et c’est la même chose si on s’intéresse à l’écart de visibilité entre ces deux joueurs. La plupart des joueurs de L1 sont de parfaits anonymes, seulement connus des spécialistes du football.
Les écarts de rémunération sont très inégalitaires dans le football professionnel : ils se sont creusés au fil du temps ?
Les écarts de rémunération se sont creusés. Jusqu’aux années 1960 incluses, ces écarts étaient limités. Les joueurs les moins bien payés gagnaient l’équivalent d’un ouvrier de l’époque, et les joueurs les mieux payés empochaient l’équivalent d’un cadre. À la fin des années 1970, on estime que le rapport entre le joueur le moins payé et celui qui l’est le plus est de 1 pour 36. Et aujourd’hui, on est passé à 1 pour 3 000.
Comment cet écart s’est-il creusé ?
Ce sont les salaires des joueurs les mieux payés qui ont beaucoup augmenté. C’est par le haut que l’écart s’est creusé.
Il y a eu un moment clé, pendant lequel les salaires de certains footballeurs ont explosé ?
Non. On parle souvent de l’arrêt Bosman, qui est une décision de justice prise le 15 décembre 1995 par la Cour de Justice des communautés européennes (CJCE), et qui concerne le sport professionnel. On dit souvent que cette décision a révolutionné le football européen. Mais, dans les faits, ce n’est pas très convaincant. Quand on regarde les courbes d’évolution du montant des salaires ou des transferts, on ne constate pas une hausse majeure à la suite de cette décision de justice. Ce processus s’est plutôt construit dans la durée. C’est plutôt à partir des années 1980 que l’on assiste à l’explosion de certains salaires.
Pourquoi ?
Cela est notamment lié à l’arrivée de nouveaux présidents qui prennent la tête de grands clubs. Ils essaient de monter très rapidement des équipes de toutes pièces, en agitant le levier salarial. En Italie, on peut citer Silvio Berlusconi avec le Milan AC, et Bernard Tapie (1943-2021) avec Marseille. Tapie reprend l’Olympique de Marseille (OM) en 1986. Quelques années plus tard, l’OM dispute deux finales de Ligue des champions, et en gagne une en 1993, contre le Milan AC. Ces présidents ont alors pour objectif de mettre sur pied des équipes performantes en quelques années. Ils ne s’appuient plus sur la formation locale de joueurs, qui était le modèle historique dans les années 1970.
Quel était le mode de fonctionnement dans les années 1970 ?
Dans les années 1970, l’Ajax d’Amsterdam et le Bayern de Munich, qui étaient les deux clubs européens qui gagnaient le plus de titres, s’imposaient avec des joueurs formés chez eux. La puissance financière des clubs servait alors à conserver l’effectif. Dans les années 1980, la logique change : le levier salarial est désormais destiné à attirer des joueurs. Comme les présidents de clubs ont plus d’argent que leurs prédécesseurs, cela contribue à une inflation des salaires pour les joueurs les plus en vue.
Plus près de nous, avec le rachat du Paris Saint-Germain (PSG) par le Qatar fin juin 2011, il s’est aussi greffé une dimension politique ?
Ce qu’a fait le Qatar avec le PSG est finalement assez proche de ce qu’ont pu faire Tapie et Berlusconi. Il s’agit de nouveaux venus, qui mettent leur puissance économique au service de la construction, très rapide, d’une équipe qui se veut très performante. La puissance économique est donc mise au service de la réussite sportive. Ces investisseurs ont des moyens beaucoup plus importants que leurs prédécesseurs, ce qui donne l’impression de venir fausser les règles du jeu qui étaient en vigueur. Cette puissance économique est aussi mise au service d’une politique d’image. À leur époque, Tapie et Berlusconi ont investi en parallèle la scène politique. Et l’objectif, à travers le football était aussi de s’acheter de la notoriété et de la visibilité. Donc, du point de vue des logiques à l’œuvre, ce que fait le Qatar avec le PSG n’est pas très différent. Cette logique de “soft power” du Qatar consiste à mettre le football au service d’une entreprise de blanchiment symbolique, comme le font les oligarques dans les grands clubs européens.
Il est parfois reproché aux Qataris d’être tellement riches, qu’ils sont en dehors de toute logique économique, ce qui crée une concurrence déloyale avec d’autres clubs ?
Ce n’est pas forcément très nouveau. Depuis au moins les années 1960, le football français est structurellement déficitaire. Les présidents de clubs qui investissent dans le football perdent de l’argent. Globalement, le football n’est pas un lieu où l’enjeu central est la rentabilité ou la quête de profits. L’objectif, c’est plutôt de mettre l’argent au service de la conquête de titres sportifs, une conquête qui sert des intérêts de respectabilité, de notabilité, et de visibilité. Le Qatar perd de l’argent avec le PSG, mais il y gagne en influence, notamment par les réseaux politico-économiques que cela lui permet de tisser.
« Des joueurs comme Just Fontaine et Raymond Kopa (1931-2017), qui étaient l’équivalent de Antoine Griezmann et Kylian Mbappé aujourd’hui, ont pu l’un et l’autre dire dans la presse que les footballeurs étaient des « esclaves ». Il existait alors un type de contrat de travail qui les assujettissait totalement à leurs clubs »
D’autres raisons ont poussé le Qatar à investir massivement dans le football ?
Géographiquement, le Qatar est un petit pays, dont l’existence même peut être menacée, notamment par leurs grands voisins. Investir dans le football, c’est donc pour ce pays une manière de s’acheter de la visibilité et une certaine forme de légitimité. Sans cela, peu de monde saurait situer le Qatar sur une carte. Le football permet aux Qataris de s’acheter une forme de protection, une bienveillance, du côté de grandes puissances, militaires notamment.
Souvent issus de quartiers populaires et parfois avec un faible niveau scolaire, comment les footballeurs sont-ils parvenus à se voir attribuer une telle valeur économique ?
L’invention de la vedette footballistique est un phénomène assez ancien, qui remonte, en France, à l’entre-deux-guerres. Cela est lié à l’existence d’une presse sportive, qui se structure au début du XXème siècle. Cette presse a besoin d’événements à commenter. Elle a aussi besoin de trouver des modalités de présentation du sport pour attirer des lecteurs. Cela est passé, entre autres choses, par la mise en avant de vedettes. Au début du XXème siècle, les sports les plus présents dans la presse sportive sont le cyclisme et la boxe, donc des sports individuels. Le vainqueur du Tour de France cycliste, qui est d’ailleurs une création du journal L’Auto, l’ancêtre du quotidien sportif L’Equipe, contribue à mettre en avant un individu singulier. Quand le football commence à prendre de l’importance, la presse sportive reprend la trame individualisée qui prévalait pour le cyclisme et la boxe, et elle l’applique au football. Ce qui permet de promouvoir des vedettes.
Ce changement a rencontré des oppositions ?
À l’époque, des commentateurs s’opposent à ce phénomène. Il y a notamment un dirigeant qui s’appelle Charles Simon (1882-1915), qui est mort au front pendant la Première Guerre mondiale, et dont la Coupe de France porte le nom. Charles Simon reprochait « la sale manie qu’avaient certains reporters à citer des équipiers dans leurs comptes-rendus, au prétexte qu’ils ont fait une belle action ». Il défendait une représentation du jeu fondée sur le collectif, et pas sur des individualités.
Comment le football est-il parvenu à pénétrer toutes les strates de la société, quasiment dans le monde entier ?
Si le succès du football était lié à la simplicité de ses règles, alors il serait présent partout. Or, ce n’est pas le cas. Par exemple en Inde, qui est l’un des pays les plus peuplés au monde, le football suscite très peu d’intérêt. Il existe donc des pays dans lesquels le football ne parvient pas à s’implanter. L’explication est ailleurs.
Comment expliquer cela ?
Le football se codifie et se formalise dans l’Angleterre de la deuxième moitié du XIXème siècle. À l’époque, l’Angleterre était la première puissance mondiale, et elle pouvait s’appuyer sur beaucoup de colonies. Le succès du football est lié à l’importance de ce pays qui était à l’époque une puissance politique, économique, et culturelle. Cela permet de diffuser la pratique du football dans différents pays. Dans chaque pays, il y a eu des importateurs. Dans certains pays, c’est le football qui a pris, dans d’autres pays, comme l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, c’est un autre sport anglais qui s’est imposé : le rugby. En Inde, c’est le cricket. Au début du XXème siècle, le football se diffuse bien en Europe continentale et en Amérique du Sud. Ce sont les premiers foyers de diffusion. Ensuite, l’Afrique sera touchée à son tour, ce qui est indissociable du fait que l’essentiel de ce continent était alors composé de colonies anglaises et françaises. L’Angleterre et la France ont importé les pratiques qui étaient dominantes chez elles.
Aujourd’hui, quel est le profil type de l’amateur de football ?
Le stéréotype selon lequel le football serait un spectacle populaire n’est qu’en partie vrai. Il y a effectivement plus de milieux populaires intéressés par ce sport que par d’autres spectacles, et notamment des spectacles de la culture « légitime », comme le théâtre ou l’opéra. Néanmoins ce public populaire est loin de composer la majorité des amateurs de football. Globalement, dans un stade de football, les groupes sociaux sont représentés à peu près à hauteur de ce qu’ils représentent dans le reste de la société. Il y a sans doute un rejet du football de la part de certaines élites culturelles. Mais, si ce rejet a été historiquement fort, il s’atténue.
« En L1, l’écart de salaire est de 1 pour 3 000. Donc Mbappe gagne 3 000 fois plus que le joueur de L1 qui gagne le moins. Et c’est la même chose si on s’intéresse à l’écart de visibilité entre ces deux joueurs. La plupart des joueurs de L1 sont de parfaits anonymes, seulement connus des spécialistes du football »
Les femmes s’intéressent aussi au football ?
Le vrai clivage concerne le sexe. Les spectateurs de football sont très majoritairement des hommes. Selon les enquêtes, on s’aperçoit qu’il n’y a que de 10 à 15 % de spectatrices dans les stades de football. Le football reste un spectacle d’hommes.
Le football a souvent une mauvaise image, avec parfois des violences, du racisme, du sexisme, et de l’homophobie dans les tribunes : et pourtant, l’engouement perdure ?
On peut considérer que le football est immoral pour bien des raisons. Historiquement, quand on compare ce sport au rugby, qui a été son grand rival, on s’aperçoit que les choses étaient inversées. Au début du XXème siècle, le rugby apparaissait comme violent et immoral, alors que le football semblait plus moral, et bénéficiait d’ailleurs du soutien de patronages catholiques. Aujourd’hui, on constate une inversion.
Les scandales financiers et les affaires judiciaires à répétition depuis des décennies, n’ont pas de prise non plus sur la popularité du football ?
Quand on regarde les audiences, le football détient toujours les records. Mais il faut que ce soit des matches qui impliquent l’équipe de France. En effet, derrière l’équipe nationale, il y a l’idée qu’il se joue autre chose. Là où les compétitions qui opposent les clubs seraient le lieu de la désunion et de la fracture intérieure, derrière l’équipe nationale on trouve la rhétorique du « tous unis ». Cela permet de passer sous silence tout ce qui pourrait diviser. Mais à la condition que l’équipe nationale obtienne de bons résultats.
Les résultats sportifs sont primordiaux ?
Si on observe le traitement médiatique de l’équipe de France de 1998 lors de sa victoire en Coupe du monde, le football est présenté comme un symbole et un exemple de l’intégration à la française. Quand on regarde le Mondial 2010, où l’équipe de France a eu des résultats médiocres et rencontré des problèmes internes, cette équipe est alors devenue le symbole des « racailles des banlieues » qui ne respectent rien. Donc, selon que l’équipe brille ou non, ce ne sont pas les mêmes stéréotypes qui seront apposés sur cette équipe et ses joueurs.
Quel rôle jouent l’éducation et l’école dans le succès du football à Monaco et en France ?
Il est intéressant d’observer la place qu’occupe le football à l’école, et notamment en éducation physique et sportive (EPS). En France et à Monaco, l’EPS est obligatoire dans les programmes scolaires, de la classe de 6ème à la Terminale. Or, le football n’est pas du tout le sport le plus représenté en EPS. Il y a donc un vrai décalage entre son importance dans la société et l’usage qui en est fait à l’école, où ce sport n’arrive qu’en 7ème position en termes de nombre d’heures de pratique. On constate une vraie défiance du côté de certains enseignants d’EPS à l’égard du football, au prétexte que ce sport ne serait pas moral.
« Depuis au moins les années 1960, le football français est structurellement déficitaire […]. Globalement, le football n’est pas un lieu où l’enjeu central est la rentabilité ou la quête du profit. L’objectif c’est plutôt de mettre l’argent au service de la conquête de titres sportifs, une conquête qui sert des intérêts de respectabilité, de notabilité, et de visibilité. Le Qatar perd de l’argent avec le PSG, mais ils y gagnent en influence »
Sans les droits télé, est-il exact que le football professionnel et le foot business n’atteindraient pas ces sommes parfois vertigineuses ?
La télévision a eu une importance considérable dans le développement du football. D’abord, en le rendant beaucoup plus visible qu’il ne l’était auparavant, et ensuite, en le finançant. Aujourd’hui, les télévisions sont les principales sources de financement du football professionnel. L’essentiel de l’économie du football repose sur les droits télé. En octobre 2021, quand le groupe Mediapro, qui avait acheté les droits télé de la L1, a annoncé qu’il ne pourrait pas honorer ses promesses, tout l’édifice du football français était susceptible de s’effondrer (2).
Pourquoi ?
Parce que chez les présidents de clubs, il y a une propension à faire des paris sur l’avenir et à dépenser l’argent que l’on espère avoir l’année suivante. Il y a donc eu une anticipation des sommes qui n’étaient pas encore arrivées à la Ligue professionnelle de football (LFP). Les dépenses étaient déjà engagées, avant que l’argent de Mediapro ne soit arrivé jusqu’aux clubs.
Donc, le football n’est qu’une bulle économique fragile, qui peut éclater à tout moment ?
C’est un sujet assez discuté, notamment chez les économistes. Les clubs sont de plus en plus dotés économiquement, et il y a une inflation salariale. Depuis les années 1960, cette surenchère pose question. Régulièrement, on entend dire que ce n’est pas possible de continuer ainsi, et que c’est trop. Pourtant, les chiffres continuent d’augmenter, que ce soit pour les transferts ou pour les salaires des footballeurs. Avec la pandémie de Covid-19 en parallèle, l’affaire Mediapro a montré que l’édifice du football français était capable de résister, alors que tout semblait réuni pour qu’il s’écroule. Tant qu’il y aura autant d’intérêts économiques et symboliques en direction du football, il n’y a pas de raison de craindre un effondrement. C’est un paradoxe : alors que le football semble parfois reposer sur un équilibre économique très précaire, cet équilibre paraît susceptible de durer.
Historiquement, ce sont les présidents de clubs professionnels, les médias, et les spectateurs qui ont permis au football de se structurer et de valoriser ce sport ?
Les présidents de clubs professionnels, les médias, et les spectateurs ont, en effet, permis au football de se structurer et d’être valorisé. Il faut aussi citer d’autres acteurs, comme les fédérations de football. Aujourd’hui, la fédération internationale de football association (FIFA) et l’UEFA génèrent beaucoup d’argent. Mais c’est récent. Jusqu’aux années 1980 et 1990, ces fédérations n’étaient pas très riches. Mais elles sont importantes, parce qu’elles sont dépositaires des règles du jeu. Elles ont aussi le monopole dans l’organisation des différentes compétitions, et dans la distribution des honneurs sportifs.
C’est-à-dire ?
Seule la FIFA est habilitée à décerner un titre de champion du monde. Les fédérations ont beaucoup pesé dans la mise en place d’une architecture compétitive intégrée à l’échelle internationale. L’organisation compétitive est gérée par les fédérations, depuis le petit comité local, puis par la ligue départementale, régionale, la fédération nationale, et la fédération internationale. Du point de vue du modèle organisationnel, théoriquement, un petit club de village qui gagnerait tous ses matches, pourrait parvenir à gagner la Ligue des Champions en 20 ans. Il y a finalement peu d’univers autre que le sport, où l’existence d’une universalité d’une pratique se retrouve. Les règles du football sont les mêmes, que l’on soit à Buenos Aires ou à Vladivostok.
Aujourd’hui, en 2022, le footballeur est devenu un salarié comme un autre, ou son statut reste tout de même très spécifique ?
Un joueur professionnel de football est un salarié très spécifique, car il n’y a pas beaucoup d’environnements professionnels dans lesquels certains employés gagnent plus que leurs patrons. Le type de contrat que signent les footballeurs les place dans une situation atypique. En effet, pendant son temps de contrat, un joueur ne peut pas changer de plein gré d’employeur. Tant que dure son contrat, il appartient à son club, et il ne peut partir que s’il obtient l’accord de son club, et qu’une indemnité de transfert est versée à son ancien club par son futur club. Dans le droit du travail classique, un salarié peut démissionner, en respectant un préavis, pour changer d’employeur. De plus, dans les bilans des clubs, les joueurs apparaissent comme des actifs. Ils sont donc à la fois des salariés très bien payés, et, en même temps, ils sont aussi des marchandises que les clubs achètent et vendent.
Dans le football féminin, les salaires sont plus bas que chez les hommes : le football reproduit donc les inégalités salariales que l’on constate par ailleurs encore trop souvent dans le monde du travail ?
Dans le football, les inégalités sont exacerbées. Dans le monde du travail, il existe une inégalité salariale entre les hommes et les femmes, mais elle est limitée, et elle tend à diminuer, même si elle reste importante (3). Dans le cas du football, les écarts de salaire entre les hommes et les femmes sont gigantesques. Même chose en ce qui concerne la visibilité : la visibilité accordée aux joueurs est sans commune mesure avec celle des joueuses. Cependant, depuis quelques années, le football féminin bénéficie de quelques fenêtres médiatiques. Mais on a l’impression qu’il n’y a que les prouesses des hommes qui sont dignes d’être observées. Non seulement on constate des inégalités en termes de visibilité et de salaires, mais, dans la représentation, il y a une mise en scène de la prévalence des hommes.
« Quand le football commence à prendre de l’importance, la presse sportive reprend la trame individualisée qui prévalait pour le cyclisme et la boxe, et elle l’applique au football. Ce qui permet de promouvoir des vedettes »
On entend souvent dire que les footballeurs sont « trop payés » : est-ce que cela vous semble vrai ?
Je n’ai pas de jugement à émettre pour trancher ce débat, et savoir si, oui ou non, les footballeurs sont trop payés. Je prends simplement pour objet d’étude le fait qu’ils ont les salaires que l’on sait, et j’essaie d’expliquer cela. Mais ce constat qui est parfois fait est indexé sur la connaissance des salaires des joueurs les plus visibles, comme Mbappé ou Ronaldo par exemple. Or, il faut rappeler que le milieu du football est extrêmement inégalitaire et qu’un joueur professionnel de Ligue 2 (L2) n’est pas millionnaire. En 2008, dans un livre écrit avec Sébastien Fleuriel (4), on s’intéressait à l’ensemble des sportifs, et on démontrait que la très large majorité de celles et ceux qui tentent de vivre du sport sont dans des situations de grande précarité.
Pourquoi ?
Parce que les contrats sont de très courte durée. Pire, dans l’athlétisme ou le tennis, il n’y a pas de contrat : la rémunération est faite par le biais de primes. Le salaire est donc indexé sur la performance du joueur. En cas de blessure, tout peut s’effondrer du jour au lendemain. Le football est un peu à part, mais dans le sport en général, c’est ce schéma qui domine.
Les dérives que l’on constate dans le football, comme en ce moment à la Juventus de Turin (5), sont consubstantielles à ce sport et au volume d’argent qu’il génère ?
Les dérives financières existent depuis longtemps dans le football. En France, avant que le football ne devienne professionnel, dans les années 1930, on trouvait des joueurs amateurs qui étaient tout de même payés par leurs clubs. C’était le cas dans les grands clubs de l’époque, notamment à Sète, à Marseille, ou à Roubaix. Donc les versements d’argent souterrain, c’est presque aussi ancien que le football de performance. Aujourd’hui, les sommes engagées dans le football sont beaucoup plus importantes qu’en 1930, parce que ce sport draine plus d’argent. Donc, quand des affaires éclatent, elles concernent de plus fortes sommes d’argent. En revanche, il est difficile d’affirmer qu’il y a plus de « magouilles » en 2022 qu’en 1930. De nos jours, comme le football est très visible, dès qu’une affaire éclate, elle est publicisée. Quand une entreprise de 500 salariés fait des fausses factures dans le secteur de la métallurgie ou de la papeterie, l’écho médiatique est bien plus faible. Il faut donc se méfier de la très grande visibilité du football qui laisse à penser qu’il s’agit de l’univers le plus corrompu qui puisse exister. Aujourd’hui, il n’existe pas de données qui permettent de l’affirmer, en tout cas.
Entre lobbying et rumeurs de pots-de-vin, la Coupe du monde 2022 au Qatar est, elle-aussi, marquée par des soupçons de corruption, notamment pour en obtenir l’organisation ?
La Coupe du monde de 2006 en Allemagne, a aussi été marquée par des soupçons de corruption. Tout cela est lié au fonctionnement de cet univers professionnel. Une fédération est une autorité non politique, qui n’a pas les garants que l’on trouve dans d’autres univers. À la FIFA, une vingtaine de personnes ont le pouvoir de désigner à qui sera attribuée la Coupe du monde. Or, la plupart de ces personnes n’ont jamais été joueurs de football. Il existe donc une complète déconnexion entre ce que sont ces personnes, et ceux qu’ils sont supposés représenter, c’est-à-dire les joueurs et les spectateurs. Pendant longtemps, la FIFA était un entre-soi, car elle était essentiellement composée de dirigeants européens. L’arrivée de João Havelange (1916-2016) en 1974 à la tête de la FIFA jusqu’en 1998, a contribué à universaliser la représentation, avec notamment l’inclusion de dirigeants africains. Si João Havelange est souvent présenté comme celui qui a introduit la corruption à la FIFA, ce qui est sans doute indéniable, il est aussi celui qui a ouvert cette fédération au monde, et à autre chose qu’aux seuls dirigeants européens qui la contrôlaient jusqu’alors.
« Les versements d’argent souterrain, c’est presque aussi ancien que le football de performance. Aujourd’hui, les sommes engagées dans le football sont beaucoup plus importantes qu’en 1930, parce que ce sport draine plus d’argent. Donc, quand des affaires éclatent, elles concernent de plus fortes sommes d’argent »
Depuis des années, les investissements dans le football, les transferts, et le montant des salaires des meilleurs joueurs ne cessent d’augmenter : jusqu’où cela peut-il aller ?
Il est difficile de répondre à cette question. Quand on regarde les archives des années 1970, les gens pensaient qu’il n’était pas possible d’aller plus haut pour les montants des transferts et les salaires. Finalement, dans les années 1980, les sommes investies ont été très largement supérieures aux années 1970. Et cela n’a cessé d’augmenter depuis. Est-ce que les sommes qui circulent dans le football vont encore continuer de s’accoître ? Je ne sais pas. En tout cas, au total, par rapport au reste de l’économie mondiale, le football reste un petit business. Si on compare le budget du Real Madrid, qui était le club le plus riche du monde au moment où j’ai écrit ce livre, à celui de Total, on s’aperçoit que ce club de football espagnol est un nain par rapport au groupe Total. Mais la forte visibilité du football contribue à nous faire percevoir ce secteur comme un domaine économique plus grand qu’il ne l’est réellement.
1. La valeur du footballeur. Socio-histoire d’une production collective, de Manuel Schotté (CNRS éditions), 334 pages, 25 euros.
2. À ce sujet, lire nos interviews : le journaliste de L’Équipe, Étienne Moatti « La situation est grave », publiée dans Monaco Hebdo n° 1187, et Antoine Feuillet, maître de conférences à l’université de Paris Saclay et auteur d’une thèse sur les droits télé, « Une “correction” va s’opérer », publiée dans Monaco Hebdo n° 1188.
3. En 2019, selon l’Insee, le revenu salarial des femmes restait inférieur, en moyenne, de 22 % à celui des hommes.
4. Sportifs en danger. La condition des travailleurs sportifs (2008), de Sébastien Fleuriel et Manuel Schotté (éditions du Croquant), 109 pages, 10 euros.
5. Le 29 novembre 2022, l’ensemble du conseil d’administration de la Juventus de Turin a démissionné. Ce club italien est soupçonné d’avoir réalisé de faux échanges de joueurs, sans argent, ce qui aurait permis d’ajouter des plus-values dans les comptes. Les enquêteurs estiment ces fausses plus-values à environ 155 millions d’euros entre 2018 et 2021.