vendredi 19 avril 2024
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Transport aérien et départs en vacances « Pas mal d’incertitudes, et des désordres »

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L’été 2022 s’annonce difficile dans les aéroports européens. Le flux de voyageurs est en forte hausse, mais selon l’Association du transport aérien international, il faudra attendre 2024 pour retrouver les capacités de 2019. Le manque de personnel pousse certaines compagnies à annuler des vols, et des grèves pourraient éclater pendant l’été. Paul Chiambaretto est professeur de stratégie à Montpellier Business School, chercheur associé à l’Ecole polytechnique, et directeur de la chaire Pégase, première chaire française dédiée à l’économie et au management du transport aérien et de l’aérospatial (1). Pour Monaco Hebdo, il décrypte ce contexte tendu.

Comment expliquez-vous ces mouvements de grève annoncés cet été dans le secteur aérien ?

Ces mouvements de grève sont la conjonction de plusieurs facteurs qui expliquent la situation exceptionnelle que nous sommes en train de vivre pour cet été 2022. Le transport aérien sort d’une situation inédite, avec la crise liée à la pandémie de Covid-19. Depuis la Seconde Guerre mondiale, il s’agit du plus gros choc qu’a vécu le transport aérien, en termes de contraction de la demande. Entre 2019 et 2020, le transport aérien mondial a quasiment été divisé par trois. Une baisse de trafic de — 60 % a été enregistrée. Il s’agit donc de quelque chose d’assez inédit. Cela a poussé les compagnies aériennes, les aéroports, et les sous-traitants, à se séparer d’un certain nombre de salariés, ou à les mettre en chômage partiel. Résultat, ces salariés ont quitté le transport aérien ou ils ont développé une activité parallèle, lorsqu’ils étaient au chômage partiel.

Avec quelles conséquences ?

Aujourd’hui, la reprise est là, et elle est beaucoup plus rapide que ce qui était prévu. Pour l’été 2022, on est quasiment sur les niveaux de 2019, et parfois même au-delà, dans certains aéroports. Alors qu’on tablait sur un retour à la normale plutôt en 2023 ou en 2024. Cela s’explique peut-être aussi parce que la période estivale est très belle, et peut-être qu’à l’automne 2022 ça va à nouveau baisser. Le secteur aérien est très sensible à la saisonnalité. Mais, aujourd’hui, on se retrouve avec beaucoup plus de passagers que prévu, et on a moins de personnel pour gérer ces flux de passagers. Que ce soit dans les compagnies aériennes, ou dans les aéroports qui travaillent souvent avec des sous-traitants. Cela amène à des situations un peu compliquées. Du côté des compagnies aériennes, on n’a pas suffisamment de personnels pour faire face à la demande et pour pouvoir réaliser tous les vols.

« Le Covid a poussé les compagnies aériennes, les aéroports, et les sous-traitants à se séparer d’un certain nombre de salariés, ou à les mettre en chômage partiel. Résultat, ces salariés ont quitté le transport aérien ou ils ont développé une activité parallèle, lorsqu’ils étaient au chômage partiel »

C’est un problème qui va durer combien de temps ?

Ce problème est temporaire. Parce que les compagnies aériennes ont déjà recruté des pilotes ou des personnels navigants commerciaux, les hôtesses et les stewards. Le problème, c’est qu’il faut plusieurs mois pour les former et pour les mettre aux standards de la compagnie, puisque chaque compagnie a ses propres avions, et ses propres procédures. Mais les compagnies aériennes ont la « chance » d’avoir beaucoup de pilotes, et de jeunes pilotes qui sont au chômage, suite à deux années difficiles. Et ils n’ont qu’une seule envie : se faire réembaucher par une compagnie aérienne. Il y a donc un réservoir de pilotes qui est là. C’est la même chose pour les personnels navigants commerciaux. Pour les compagnies aériennes, c’est un problème qui devrait se régler d’ici la fin de l’été 2022.

Et pour les aéroports ?

Pour les aéroports, la situation est un peu plus compliquée. Dans les aéroports, la majorité des activités sont sous-traitées. Souvent, il n’y a pas beaucoup de salariés de l’aéroport. Pendant la crise sanitaire, les aéroports ont réduit les contrats avec ces sous-traitants, qui, du coup, ont dû se séparer d’une partie de leurs salariés. Or, il faut à nouveau faire appel à ces salariés qui se sont rendu compte qu’ils pouvaient travailler dans d’autres secteurs. Ou qu’ils avaient des compétences qui pouvaient être valorisables dans d’autres entreprises, souvent pour des conditions salariales meilleures ou équivalentes, ou, en tout cas, pour des conditions de travail moins compliquées. Le problème est donc très structurel. Et il ressemble aux problèmes que l’on rencontre dans le secteur de la restauration, en ce qui concerne l’attractivité du secteur aéroportuaire.

« Aujourd’hui, on se retrouve avec beaucoup plus de passagers que prévu, et on a moins de personnel pour gérer ces flux de passagers. Que ce soit dans les compagnies aériennes, ou dans les aéroports qui travaillent souvent avec des sous-traitants »

Ces grèves vont majoritairement toucher quelles compagnies et quels aéroports ?

Actuellement, tout le monde est un peu touché. Mais les grèves concernent surtout les gros aéroports, et notamment les aéroports des capitales en Europe. Parce que ce sont ceux qui ont le plus de mal à recruter au niveau des aéroports. Il s’agit aussi d’aéroports qui étaient déjà à la limite en termes de capacité, qui gèrent un flux de passagers beaucoup plus élevé, grâce à une mécanique bien huilée. Mais il ne faut pas grand-chose pour l’enrayer. Alors qu’un aéroport de province, qui a moins de passagers, dispose d’une plus grande marge de manœuvre pour gérer ça. C’est pour cette raison qu’il y a eu de grosses difficultés à Amsterdam, à Londres, et à Paris, par exemple.

Et pour les compagnies aériennes ?

On retrouve ces mouvements de grève surtout chez les compagnies à bas coûts. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de difficultés dans les compagnies nationales ou traditionnelles, mais le phénomène sera davantage marqué chez les compagnies à bas coûts.

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« Aujourd’hui, la reprise est là, et elle est beaucoup plus rapide que ce qui était prévu. Pour l’été 2022, on est quasiment sur les niveaux de 2019, et parfois même au-delà, dans certains aéroports. » Paul Chiambaretto. Professeur de stratégie à Montpellier Business School, et directeur de la chaire Pégase, première chaire française dédiée à l’économie et au management du transport aérien et de l’aérospatial. © 2018 EQRoy/Shutterstock.

Pourquoi ?

Parce que pour les majorités des compagnies à bas coûts, et notamment pour celles qui sont de type Ryanair, elles emploient des salariés qui ont un statut quasi-autonome. Ce sont comme des sous-traitants de la compagnie aérienne. Pendant la crise du Covid-19, ces salariés ont vu leurs contrats dénoncés par ces compagnies à bas coûts. Cela leur a permis de ne pas dépenser d’argent pendant qu’elles ne volaient pas. Mais ces pilotes et ces personnels navigants n’ont pas maintenu leurs compétences au cours des deux dernières années. Donc, même si on fait appel à eux aujourd’hui, il faut qu’ils se remettent à jour en termes de licences et de compétences, pour pouvoir voler à nouveau. Ceci est à l’inverse d’une compagnie traditionnelle qui a bénéficié de systèmes de type chômage partiel, et qui a fait un effort pour maintenir les compétences de ses salariés tout au long des deux dernières années. Ce qui les rend du coup plus facilement mobilisables pour l’été 2022.

Quelles sont les conséquences pour les compagnies low cost ?

Les quelques pilotes et le personnel navigant commercial qui volent pour des low cost en ce moment font énormément d’heures, à la limite de ce qu’il est possible de faire d’un point de vue légal et du point de vue de la sécurité. Du coup, ils ont un pouvoir de négociation qui est énorme, parce que les compagnies aériennes low cost n’arrivent pas à faire face à toute la demande. Résultat, les pilotes disent : « Si vous voulez qu’on fasse plus et qu’on se rapproche le plus possible du seuil légal, c’est le moment de nous augmenter. De toute façon, vous n’avez pas le choix, puisqu’il n’y a pas d’autres pilotes qui peuvent voler en ce moment avec vous, parce que les délais d’intégration sont longs. »

Il faut donc s’attendre à de très gros désordres dans les aéroports pendant cet été 2022 ?

Pendant cet été 2022, on a de grande chance d’avoir pas mal d’incertitudes, et des désordres, surtout pendant les week-ends. Ces désordres auraient eu lieu assez naturellement, parce qu’il n’y a pas assez de personnel pour faire face aux flux de passagers aériens. Mais ces désordres sont d’autant plus marqués qu’il y a des grèves en parallèle.

« Ce problème est temporaire. Parce que les compagnies aériennes ont déjà recruté des pilotes ou des personnels navigants commerciaux, les hôtesses et les stewards. Le problème, c’est qu’il faut plusieurs mois pour les former »

Quel type de personnel manque le plus ?

Pour les compagnies aériennes, il manque des pilotes et le personnel navigant commercial, c’est-à-dire les hôtesses et les stewards. Or, il y a un cadre légal très strict sur le nombre de personnel navigant nécessaire par passager pour qu’un avion puisse décoller. De plus, tous les personnels navigants commerciaux ne sont pas qualifiés pour tous les types d’avion. Quand on vole avec un Boeing, on n’a pas la droit de voler automatiquement avec un Airbus. Il faut passer une double qualification, ce qui prend du temps. Leur métier, c’est d’assurer la sécurité du vol. Ce qui implique de bien connaître ce qu’il se passe en cas d’incendie, en cas de problème à l’atterrissage, ou de dépressurisation.

Et pour les aéroports ?

Pour les aéroports, ce qui manque le plus, ce sont les métiers liés à la sécurité, notamment des postes d’inspection et de filtrage. Ces salariés ont des horaires assez compliqués, parce qu’ils doivent être là avant le premier vol, donc très tôt le matin, et jusqu’à très tard le soir. Ceci pour des salaires qui sont relativement faibles, et avec des compétences qui peuvent être utilisées dans d’autres secteurs. En effet, plutôt que de faire ce métier, il est peut-être plus simple d’aller travailler dans un musée ou à l’accueil d’un hôtel, pour un salaire relativement équivalent, et avec des horaires de travail beaucoup plus faciles.

Comment faire pour rendre ces métiers plus attractifs ?

Il y a deux grandes solutions : à condition équivalente on augmente le salaire, ou bien à salaire équivalent, on améliore les conditions de travail.

D’autres métiers sont concernés ?

On retrouve un peu les mêmes problématiques pour les personnes qui travaillent dans les duty free [boutiques hors taxes — NDLR]. Quand on est vendeur bilingue ou trilingue dans un duty free, on n’a aucune difficulté à trouver un emploi dans un magasin avec des horaires beaucoup plus classiques, en centre-ville, en France. Le gros enjeu, c’est d’essayer d’améliorer l’attractivité. C’est pour ça que l’on peut faire un parallèle avec la situation du secteur de la restauration, qui peine aussi à recruter.

La reprise de la pandémie de Covid-19, et l’incertitude qui en découle, rend les recruteurs craintifs ?

En plus d’être confrontées à un recrutement un peu difficile, certaines compagnies aériennes font preuve d’un peu de frilosité. Elles se disent que l’été 2022 sera très beau, mais qu’à partir de septembre les réservations vont à nouveau baisser, et que l’on sera à nouveau dans une situation avec un excès de personnels. Il y a de la frilosité. Certains se disent que ça vaut le coup de serrer les dents pendant l’été, et de voir ce qu’il va se passer après. L’hypothèse que fait peser une nouvelle vague de Covid pourrait venir créer encore plus d’incertitude.

Pourtant, le secteur aérien se portait bien, avant le Covid ?

Historiquement, avant le Covid, le secteur aérien est un secteur qui continuait de croître à 4 % par an. Mais c’est un secteur qui déteste l’incertitude. Or, le problème, c’est que depuis deux ans on vit dans une incertitude continue. Ce qui rend les recrutements et les investissements assez difficiles.

Du coup, difficile de savoir quand la situation pourrait revenir à la normale ?

Actuellement, le nombre de passagers est équivalent à 2019, et même parfois au-dessus, dans certains aéroports. Donc certains diront qu’on est déjà revenu à la normale. Les recrutements sont fortement corrélés au trafic. Le problème, c’est qu’il y a davantage d’écart entre la période haute et la période basse, que les années précédentes. Avant, il y avait aussi ce phénomène de saisonnalité, mais l’écart était moins marqué.

1) Le site Internet de la chaire Pégase est disponible en cliquant ici.