samedi 20 avril 2024
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Anna Tcherkassof « Historiquement, se masquer, c’est louche »

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La chercheuse Anna Tcherkassof, docteure en psychologie et maître de conférences à l’université de Grenoble (1), explique à Monaco Hebdo en quoi nos échanges sont bouleversés par le port du masque pendant la crise sanitaire liée au Covid-19.

Qu’a changé le port du masque dans la façon dont se déroulent nos échanges ?

Le port du masque perturbe assez considérablement les échanges, notamment parce que dans nos cultures nous sommes habitués à prélever beaucoup d’informations sur le bas du visage. En fait, on regarde le centre du visage des gens, mais ce qui se passe au niveau de la bouche est très informatif pour nous. En effet, c’est à partir de là que nous exprimons beaucoup de choses : beaucoup d’émotions passent par là. Par exemple, si on est ouvert aux autres, on est plutôt en train de sourire. Pour laisser passer quelqu’un, un simple sourire suffit pour signifier notre intention bienveillante et sociable. Mais avec le masque, nous n’avons plus accès à ces informations-là. Il ne nous reste plus que les informations du haut du visage, qui sont insuffisantes dans notre culture.

Donc, contrairement à certaines idées reçues, tout ne se passe pas au niveau du regard ?

Loin de là, même si on ne peut pas non plus considérer qu’il n’y a rien dans le regard. Il faut savoir que le regard c’est quelque chose de différent de tous les petits comportements que l’on peut émettre avec les yeux : plisser les yeux, ouvrir plus ou moins grand les yeux… Le regard c’est, par exemple, le temps que l’on va passer à regarder quelqu’un : on peut avoir un regard appuyé ou fuyant. Le regard relève donc de la façon dont on regarde les gens.

Quelles informations spécifiques passent par le bas de visage ou par le regard ?

Les informations transmises par le bas du visage ou par le regard sont différentes, même si, bien sûr, ces informations peuvent se compléter. Par le regard, on fait passer des informations sur la nature de la relation. Dans nos cultures, la façon dont on va regarder quelqu’un est signifiante. Par exemple, si on regarde une personne longuement, c’est un signe de domination. Si on fixe un enfant que l’on est en train de gronder, on s’attend évidemment à ce que l’enfant baisse les yeux. Un employé ne va pas fixer son patron droit dans les yeux, il va baisser les yeux. Cela peut aussi être un signe de séduction, pour montrer l’intérêt que l’on porte à un partenaire amoureux ou sexuel. On aura alors une façon de regarder un petit peu plus longue, mais pas de façon dominante, pour signifier que l’on est attiré par l’autre. Tout cela se passe sans que le bas du visage n’intervienne. C’est un jeu qui se fait uniquement avec les yeux, et avec le regard plus précisément.

Quel type d’informations passent exclusivement par le bas du visage ?

Toutes les informations sur nos états de pensée, nos états émotionnels passent beaucoup par le bas du visage. On va contracter la bouche d’une certaine façon, lever un seul côté de la bouche et pas l’autre, ouvrir sa bouche en faisant un grand « o » pour montrer qu’on est surpris, etc.

© Photo Studio Allegret38380

« Toutes les informations sur nos états de pensée, nos états émotionnels passent beaucoup par le bas du visage »

Avec moins d’expressions, quelles conséquences cela entraîne ?

La première conséquence que l’on constate, c’est une grande frustration. On observe d’ailleurs que les gens sont assez réticents à porter des masques. Ce n’est pas seulement parce que le contact sur la peau n’est pas agréable, ou parce que, lorsqu’on le garde assez longtemps, on finit par respirer un air un peu vicié au bout d’un moment. C’est aussi parce qu’on ne peut pas communiquer les choses aux autres. Donc on se sent handicapé dans nos interactions avec les autres. Quand on parle avec quelqu’un, on regarde sa bouche, parce qu’on n’entend pas seulement avec nos oreilles, mais on entend aussi avec nos yeux. Regarder la bouche de quelqu’un permet de mieux comprendre ce que disent les autres, même si on n’a pas de problème d’audition.

Pourquoi ?

Parce que regarder la bouche de son interlocuteur permet de distinguer certaines consonnes qui sont proches, par exemple. Non seulement le masque étouffe la voix et perturbe donc l’audition, mais comme il dissimule la bouche, on comprend moins bien ce que disent les autres. Il y a donc tout un tas de facteurs qui expliquent pourquoi ce masque nous perturbe dans notre quotidien.

Si on parle avec un masque à des gens qui parlent une autre langue que nous, le risque d’incompréhension devient alors maximal ?

Bien sûr, car ça ajoute une couche supplémentaire de complexité. On n’a plus du tout accès à toutes ces informations non verbales, dont on a énormément besoin, surtout quand on interagit avec des gens où il y a quelque chose de non familier, comme par exemple la langue. Mais il n’y a pas que la langue, il y a aussi la façon de prononcer qui est différente. Par exemple, les Anglo-Saxons ouvrent davantage la bouche que nous. Ils ont une mobilité buccale qui est bien plus importante que le français.

Même la voix est impactée, puisqu’avec le masque les sons sont étouffés ?

Oui, aussi. D’ailleurs, lorsqu’ils portent un masque, les gens parlent plus fort et parfois même trop fort.

Se parler avec un masque appauvrit-il nécessairement la richesse de nos échanges ?

Dès lors qu’on est bien conscient que les autres ne perçoivent pas le bas de notre visage, il faut compenser cette absence d’information. On va donc avoir beaucoup plus recours à la voix, utiliser ses mains et gesticuler, hocher davantage la tête et recourir aux yeux. On peut, par exemple, ouvrir un peu plus les yeux pour dire : « Oui, oui, je suis d’accord. »

On peut aussi essayer de « sourire avec les yeux » ?

Il est compliqué de « sourire avec les yeux ». Parce que lorsqu’on fait un très grand sourire, un sourire sincère, on plisse les yeux, et de petites rides apparaissent sur le côté des yeux. Tant que ces yeux plissés sont associés à un grand sourire, l’interlocuteur comprend qu’il s’agit d’un sourire sincère. En revanche, si le bas du visage est masqué, et qu’on ne voit donc plus que des yeux plissés, cela peut être un signe négatif. Cela peut être du mépris, du désintérêt, etc. Du coup, il vaut mieux ouvrir les yeux, plutôt que de les plisser, quitte à marquer de la surprise, car la surprise, c’est aussi de l’intérêt démultiplié. En ouvrant les yeux, on maintient un contact de sociabilité, et donc d’intérêt.

Il faut donc réapprendre tous les codes ?

Oui, et c’est tellement difficile de réapprendre tous les codes que, souvent, on préfère enlever son masque pour parler à quelqu’un. L’altération des interactions sociales est la chose la plus délétère dans le port du masque. Apprendre de nouveaux codes, c’est complexe, car il faudrait que l’on soit tous d’accord pour convenir qu’ouvrir grand les yeux devient dorénavant l’expression du sourire sans la bouche. C’est donc quelque chose de très normatif, qui ne peut pas être fait d’un simple claquement de doigts. Pour apprendre vite cette nouvelle norme collective, il faudrait ne plus jamais avoir recours au bas du visage.

Et c’est compliqué ?

Oui, car en public on porte un masque, mais dès qu’on rentre chez soi, on ne porte plus de masque. Donc on n’a plus besoin de changer nos codes. Du coup, cela rend cet apprentissage de nouveaux codes très difficile. Il est très compliqué de maintenir deux systèmes informatifs qui sont différents.

L’expression des émotions est-elle identique partout dans le monde ?

En Occident, dans la vie de tous les jours, nous exprimons relativement peu nos émotions sur notre visage. Mais nous avons entre nous connaissance de ces conventions normatives qui font que l’on connaît tous les prototypes de chacune des émotions. La joie se manifeste par un grand sourire, la tristesse par des sourcils froncés et éventuellement par des larmes, la colère par des yeux très froncés, la surprise par un « o » avec la bouche et des sourcils en accent circonflexe, etc. Mais, à part le sourire, ces expressions-là ne sont pas manifestées si souvent que ça dans la vie de tous les jours.

Et d’un pays à l’autre, on exprime donc ses émotions différemment ?

Déjà, il faut distinguer ce qui est de l’ordre de l’expression naturelle et spontanée de nos émotions, et ce qui relève des normes expressives. Les normes expressives consistent à dire, au sein de notre culture, comment on affiche la colère, la tristesse, la surprise, etc. Or, ces façons d’afficher les émotions diffèrent effectivement selon les cultures. Elles ne sont pas les mêmes aussi, parce que les émotions diffèrent selon les cultures. On a tous les mêmes muscles, mais on ne les active pas de la même façon selon que l’on est français, grec, chilien ou japonais. Il y a donc de relativement grandes différences dans la façon d’exprimer les émotions à travers le monde.

Au Japon, c’est très différent ?

Oui, car dans la culture extrême orientale, et dans les cultures collectivistes en général, c’est l’harmonie sociale qui prime. On ne doit jamais gêner les autres, l’individu en tant que tel n’existe pas réellement. C’est toujours le groupe qui prime. Quand ils sont ensemble, les Japonais affichent toujours une sorte de petit sourire poli qui a pour fonction de montrer aux autres que la personne est dans la bienveillance, dans l’harmonie, et dans la relation positive aux autres. Ils s’effacent pour valoriser l’autre. Alors que dans nos cultures occidentales, c’est l’inverse : nous avons des cultures individualistes. Chez nous, on va se valoriser soi-même. C’est le « soi » qui prime, alors que chez les Japonais, c’est « l’alter » qui prime, donc l’autre.

Les Japonais utilisent de façon naturelle davantage les yeux pour s’exprimer : ils sont donc plus à l’aise avec le port du masque ?

Les Japonais mobilisent moins le bas du visage. Du coup, pour eux, le port du masque est moins problématique que pour nous. Chez eux, le sourire est là pour marquer le désir d’harmonie sociale. Mais énormément de choses se passent dans les yeux et dans le haut du visage. Des choses extrêmement subtiles que nous, Occidentaux, avons du mal à interpréter correctement. On a même du mal à les percevoir. A tel point, que les Japonais n’ont pas les mêmes émoticônes que les nôtres. Chez nous, on utilise beaucoup d’émoticônes où c’est la bouche qui est différente. Alors que les Japonais utilisent le haut du visage, comme, par exemple, la forme des sourcils : ils vont utiliser deux accents circonflexes, ou deux traits, qui représentent les sourcils ou les yeux.

C’est donc plus riche du côté du Japon qu’à Monaco ou en France ?

Non. C’est juste différent et peu compréhensible pour nous.

Existe-t-il des expressions différentes selon que l’on est une femme ou un homme ?

Qu’on soit une femme ou un homme, on considère que pour exprimer sa surprise, cela passe par une bouche grande ouverte en forme de « o » et des sourcils en accent circonflexe. Nous avons donc la connaissance du même code. En revanche, nous n’exprimons pas nos émotions de la même façon. En France, et dans beaucoup de pays occidentaux, nous sommes dans des sociétés dominées par le genre masculin. Les hommes occupent souvent les postes de pouvoir, pendant que les femmes sont destinées à endosser des emplois ou des positions sociales qui sont davantage dans le soin ou l’éducation. Elles occupent souvent des postes de maîtresse d’école, d’infirmière ou d’hôtesse d’accueil. Or, ce sont des positions sociales qui sont dans la relation aux autres. On attend donc de la femme qu’elle soit souriante et bienveillante. Alors qu’on dit aux petits garçons, qu’un garçon ça ne pleure pas. Une petite fille peut pleurer, mais il sera mal vu qu’elle se mette en colère.

Les conséquences ?

Résultat, plutôt que d’afficher un visage froncé, une femme en colère va éclater en sanglots et pleurer. Du coup, la façon d’exprimer ses émotions va dépendre de la position sociale dans laquelle la personne se trouve. Pendant que les femmes vont privilégier toutes les expressions qui attestent qu’elles relèvent du sexe dit « faible », on attend des hommes qu’ils affichent des émotions dominantes.

Si le port du masque s’installe durablement dans nos sociétés, quels effets cela aura sur notre rapport aux autres ?

Le premier changement que j’observe, c’est qu’au tout début de cette crise sanitaire, voire même avant, porter un masque à Monaco ou en France, c’était mal vu. Historiquement, se masquer, c’est louche. D’ailleurs, quand on se masque pour participer à un carnaval, c’est pour commettre ce jour-là, ou cette nuit-là, tout un tas de choses qu’on ne ferait pas habituellement. Donc ici, le masque est fait pour cacher, pour dissimuler. Du coup, lors des premiers jours de cette crise sanitaire, les porteurs de masque étaient regardés avec défiance. Quelqu’un qui portait un masque était considéré comme potentiellement porteur du Covid-19.

Et maintenant que le port du masque a été rendu obligatoire ?

La défiance a disparu. On trouve ça « normal » de voir des gens masqués dans la rue et on ne les soupçonne pas de dissimuler une maladie. Il y a donc eu des changements. Il va falloir s’habituer à interagir avec quelqu’un de masqué, ou à être soi-même masqué quand on interagit. Il faudra donc de plus en plus intérioriser le manque d’informations qui découle de ce genre de situation. Plus nous aurons intériorisé cela, et plus la communication deviendra facile. Progressivement, de nouveaux codes vont s’homogénéiser et s’instaurer. Mais les changements expressifs nécessiteront plus de temps.

Au final, est-ce que nos échanges risquent de s’appauvrir ?

Je ne suis pas inquiète. Au niveau phylogénétique, donc au niveau du passé historique de notre espèce, nos codes sont tellement anciens que ce n’est pas une crise de quelques années qui va renverser, ou bouleverser, des milliers d’années de comportements humains. Mais il est certain que cette crise sanitaire, et le port du masque, vont modifier des choses. On va probablement développer des artefacts pour compenser ce que le masque empêche de voir ou de faire voir. Ces artefacts pourront continuer à exister, même si on ne porte plus de masque. Et on pourra dire : « Il y a eu la génération 2020 qui, par exemple, écarquille plus les yeux que les autres générations. » Cette crise sanitaire laissera donc des traces.

1) Les émotions et leurs expressions, d’Anna Tcherkassof (PUG, collection Psycho +), 144 pages, 15 euros (livre « papier »), 9,99 euros (eBook, format numérique).