vendredi 19 avril 2024
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Marina Ceyssac : « Il n’existe toujours pas de loi cadre en matière de lutte générale contre les discriminations »

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En marge de la publication du quatrième rapport d’activité public pour la période 2020-2021 du Haut Commissariat à la protection des droits des libertés et à la médiation, sa présidente, Marina Ceyssac, explique à Monaco Hebdo où en est la principauté en termes de défense des droits individuels. Interview.

Dans quel contexte a été réalisé le dernier rapport d’activité du Haut Commissariat ?

Ce quatrième rapport rend compte de la période de pandémie de Covid-19 que Monaco a traversée, mais il est aussi un test pour le Haut Commissariat, qui a poursuivi ses missions et a joué un rôle particulier lors de cette période. Il sert d’expérience, et il permet d’accélérer dans certains domaines. Mais c’est aussi un rapport réalisé à cheval sur deux mandats, en transition avec celui de ma prédécesseure Anne Eastwood, que j’ai finalisé avec l’équipe du Haut Commissariat.

Que traduit l’augmentation du nombre de saisines, qui passent de 98 dossiers traités en 2020, à 111 en 2021 ?

On peut porter deux regards différents sur cette tendance. D’un côté, cette augmentation traduit une certaine confiance et une meilleure proximité vis-à-vis des administrés, qui ont pu rester en contact avec le Haut Commissariat pendant la pandémie. Mais de l’autre, elle peut traduire aussi un certain manque d’information et de communication de la part de l’administration. La moitié de nos saisines viennent, par exemple, de mal fondés de l’administration.

Est-ce entièrement de la faute de l’administration ?

Ce n’est pas entièrement de sa faute. Parfois, l’administration doit avoir recours à des termes pas toujours très accessibles pour le grand public. Les administrés ont donc besoin d’explications pour comprendre quel sera le service compétent dans leur cas. Cela correspond à l’accès au droit : les gens viennent nous voir, mais l’échange ne va pas forcément directement aboutir vers une saisine. On va plutôt les renseigner, et leur présenter la réglementation en vigueur. Pour nous, c’est aussi un moyen d’avoir un premier contact avec les administrés, qui seront ensuite aiguillés par nos soins vers les bons services administratifs. Il y a toujours plusieurs manières d’analyser les statistiques car, dans l’absolu, les chiffres ne parlent pas d’eux-même, et c’est leur interprétation qui aide à réfléchir. En revanche, lorsque les démarches sont plus conflictuelles et qu’elles débouchent sur des procédures contentieuses au tribunal suprême, nous devons nous retirer.

« Parfois l’administration doit avoir recours à des termes pas toujours très accessibles pour le grand public. Les administrés ont donc besoin d’explications pour comprendre quel sera le service compétent dans leur cas »

Votre rapport révèle moins de saisines liées aux discriminations qu’à la protection des droits des administrés : comment l’expliquer ?

Ce déséquilibre est constaté depuis le début de l’activité du Haut Commissariat. On peut y voir plusieurs interprétations. En premier lieu, cela peut s’expliquer par le fait qu’il n’existe toujours pas de loi cadre en matière de lutte générale contre les discriminations, ce que le Haut Commissariat déplore. Nous nous retrouvons donc dans des situations où des gens savent par avance que leur cas ne va pas être appréhendé correctement par la loi.

« Cette lutte contre les discriminations a moins de visibilité que les questions de protection des droits. Nous souhaitons donc, en attente d’une loi spécifique, développer l’aspect information et sensibilisation, car des moyens juridiques existent tout de même »

Il faut aussi accentuer l’information et la sensibilisation à ce sujet ?

Cette tendance est aussi due au fait que cette lutte contre les discriminations a moins de visibilité que les questions de protection des droits. Nous souhaitons donc, en attente d’une loi spécifique, développer l’aspect information et sensibilisation, car des moyens juridiques existent tout de même. Il y a des éléments dans la loi sur la fonction publique par exemple, également dans celle de l’égalité homme-femme, ou encore dans la loi sur la liberté d’expression… Des choses existent, et nous allons communiquer davantage dessus, grâce à notre nouveau site Internet, et à nos réseaux sociaux.

Marina Ceyssac
« Nous allons organiser une journée de tables rondes le 25 avril 2023, avec la commission européenne pour la lutte contre le racisme et l’intolérance (ECRI). Ce sera l’occasion de se rencontrer, d’échanger, et d’ouvrir un bilan sur la lutte contre les discriminations, à travers des thèmes tels que les politiques d’inclusion sur les LGBT + et les populations étrangères, ou la lutte contre les discours de haine. » Marina Ceyssac. Haut Commissariat à la protection des droits des libertés et à la médiation. © Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo.

Quoi d’autre ?

Nous allons également organiser une journée de tables rondes le 25 avril 2023, avec la commission européenne pour la lutte contre le racisme et l’intolérance (ECRI). Ce sera l’occasion de se rencontrer, d’échanger, et d’ouvrir un bilan sur la lutte contre les discriminations, à travers des thèmes tels que les politiques d’inclusion sur les LGBT + et les populations étrangères, ou la lutte contre les discours de haine. Cette journée se basera sur les résultats du rapport de juin 2022 de l’ECRI. Nous travaillerons aussi avec le comité de protection du droit des femmes, et nous participerons aux ateliers de la journée du 8 mars 2023. Nous fêterons également les dix ans d’existence du Haut Commissariat cette année.

Lire aussi : Monaco progresse-t-il sur le plan des libertés et de la protection des droits ?

Concernant la gestion de la pandémie, avez-vous été suffisamment écoutés ?

Nous sommes contents de voir que toutes nos recommandations ont été suivies concernant la gestion de la crise sanitaire. Cela démontre un certain intérêt pour notre contribution. Elle aurait même peut-être été plus efficace si nous avions pu nous auto-saisir, ou si nous avions été consultés en amont. Il a fallu attendre que des requêtes individuelles apparaissent pour être entendus. Nous sommes heureux aussi d’avoir pu intervenir sur le projet de loi sur l’obligation vaccinale, et que nos remarques sur la durée d’obligation de vaccination aient été entendues, ainsi que celles sur les modalités de licenciement. Tout cela est très positif.

Des avancées concrètes ont donc été constatées ?

Au-delà de la gestion de cette pandémie, des grands principes ont été mis en avant. Nous avons mis l’accent sur des principes qui sont valables pour d’autres domaines que la gestion sanitaire, comme le fait de choisir les bons supports juridiques, le choix de la loi plutôt que le circuit réglementaire dans certains domaines qui auraient porté atteinte aux libertés, ou encore la proportionnalité des mesures par rapport aux objectifs visés, et le fait de ne pas porter atteinte au secret médical. Mais il ne faut pas oublier que cette crise sanitaire était une situation unique, et que les circonstances étaient exceptionnelles.

Votre rapport pointe des difficultés liées à la politique de l’emploi ?

Nous poursuivons notre effort dans ce domaine, à travers trois recommandations principales : encadrer juridiquement les vérifications de police effectuées dans le cadre de l’embauche de ressortissants monégasques, encadrer juridiquement les avertissements solennels inscrits dans les fichiers de police, et mettre en place un cadre légal garantissant la prévisibilité et la transparence des contrôles exercés par les autorités dans le cadre des accréditations délivrées aux journalistes par des organismes privés. Il existe également des difficultés récurrentes qui ne sont pas le fait d’un problème de réglementation, mais d’un problème de pratique. Il y a donc une certaine marge de progression, car cela n’implique pas de réformer quelconque texte.

Des manquements ont également été constatés au sujet du renouvellement des titres de séjour des étrangers et du respect de leur vie privée ?

Cela concerne surtout des situations où les règles juridiques ont été appliquées de façon très stricte, alors que le contexte familial et les événements exceptionnels qu’ont connu les personnes concernées auraient pu laisser place à une appréciation plus souple. Ces critères doivent être respectés, certes. Mais, pour leur application, il faut peut-être parfois une meilleure équité et une meilleure souplesse. Faire du cas par cas, en soi.

« Nous avons obtenu des avancées concernant les rondes renforcées en cas de risque suicidaire. Ces contrôles pouvaient aller jusqu’à 24 vérifications par nuit pour ce type de détenus. La personne devra maintenant être expertisée par un psychiatre qui déterminera si le risque suicidaire est bien avéré »

Qu’en est-il des conditions de détention à Monaco ?

Il y a un équilibre à trouver entre les principes contradictoires, mais de même valeur, comme la sécurité et les conditions des peines auxquelles on ne peut pas déroger, et la nécessité de se prémunir des mauvais traitements, et de garantir la santé mentale et physique des détenus. Toutefois, il faut noter que les détenus peuvent facilement nous contacter de façon quasi immédiate. Par téléphone, pendant 15 minutes depuis la maison d’arrêt, et par écrit également, s’ils souhaitent nous saisir directement. Nous sommes en bon contact avec la maison d’arrêt et les services judiciaires, et les demandes sont instruites assez facilement.

Vous avez obtenu des avancées ?

Nous avons obtenu des avancées concernant les rondes renforcées en cas de risque suicidaire. Ces contrôles pouvaient aller jusqu’à 24 vérifications par nuit pour ce type de détenus. La personne devra maintenant être expertisée par un psychiatre qui déterminera si le risque suicidaire est bien avéré. Si l’expertise ne met pas à jour ce risque, les mesures de surveillance renforcée pourront être suspendues.