jeudi 25 avril 2024
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Isabelle Clair : « Chez les 15-20 ans, la relation amoureuse hétérosexuelle reste l’idéal normatif »

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Pendant vingt ans, Isabelle Clair, sociologue et directrice de recherche au CNRS, a enquêté sur les amours adolescents chez des jeunes âgés de 15 à 20 ans, issus de la banlieue populaire, aux quartiers huppés de Paris, en passant par le monde rural de la Sarthe. Pour Monaco Hebdo, elle évoque les principales conclusions de ce travail, qui a débouché sur un livre (1).

Quelle est l’origine de ce livre ?

Le point de départ de ce livre, c’est ma thèse de doctorat, au début des années 2000. A l’époque, en France, dans la presse, il était beaucoup question du phénomène des « tournantes ». Il s’agissait de viols collectifs perpétrés dans des cités d’habitat social de grandes métropoles. J’ai été frappée par le fait que la violence sexuelle, qui est généralement très taboue, très peu dite, très peu révélée, puisse s’étaler ainsi dans la presse et à la télévision. Il m’a semblé intéressant d’aller de l’autre côté du scandale, de l’exceptionnel, et du pathologique, pour comprendre la vie ordinaire des gens. C’est comme ça que s’est construit mon objet, en lien avec ce scandale médiatique. J’ai donc commencé mon travail de terrain sur le sujet des relations amoureuses ordinaires, qui peuvent comporter de la violence, sans pour autant être uniquement faites de violences et de domination.

Et ensuite ?

Ensuite, au fil des années, j’ai progressivement construit mon enquête, en essayant de mettre en regard des milieux sociaux contrastés. Dans un premier temps, je suis restée dans les classes populaires en milieu rural. Ensuite, je me suis intéressée à la banlieue populaire, et plus récemment, je suis sortie des classes populaires, pour enquêter cette fois dans la bourgeoisie, à Paris. Ce travail s’est donc étalé sur une vingtaine d’années. J’ai essentiellement travaillé avec des jeunes entre 15 et 20 ans. L’enjeu, c’était de comprendre le moment de l’entrée dans la sexualité génitale, qui se déroule en France autour de 17 ans et quelques mois. Voilà pourquoi j’ai resserré la population que je voulais interroger aux 15-20 ans. Ce critère m’a aussi permis de pouvoir comparer d’un lieu à l’autre, avec des gens qui se trouvent au même moment de leur vie.

Isabelle Clair relations amoureuses
« Pour les filles, ne pas avoir de relation amoureuse, c’est ne pas avoir été désirée. C’est aussi, éventuellement, être suspectée d’être une p…, parce qu’on passe de garçon en garçon, sans s’installer avec l’un d’entre eux. Là aussi, il y a des conséquences importantes en termes de rumeurs, et éventuellement, de violences. » Isabelle Clair. Sociologue et directrice de recherche au CNRS. © Photo Bénédicte Roscot

Quels sont les principaux enseignements de cette étude ?

Je voulais comparer ce qui est continu à l’intérieur d’une même classe d’âge et d’une même société, d’une jeunesse à l’autre. Et, en même temps, j’ai cherché à identifier les différences, les variations qu’il pouvait y avoir entre ces trois jeunesses. Enfin, j’ai voulu voir la façon dont ces trois jeunesses se percevaient les unes les autres. Ça, c’était mon cadre général. A l’intérieur de ce cadre général, j’ai identifié un noyau normatif du genre qui est continu d’une jeunesse à l’autre. Ce que l’on appelle parfois, à tort à mon avis, des « rôles de sexe traditionnel », comme si le présent était marqué par des traces du passé. Or, ce n’est pas le passé qui reste dans le présent. En revanche, il y a quelque chose qui est structurant, et qui reste structurant de manière centrale, y compris dans la société contemporaine, et qui a à voir avec des stéréotypes et des inégalités.

« Ce travail s’est étalé sur une vingtaine d’années. J’ai essentiellement travaillé avec des jeunes entre 15 et 20 ans. L’enjeu, c’était de comprendre le moment de l’entrée dans la sexualité génitale, qui se déroule en France autour de 17 ans et quelques mois »

Qu’est-ce qui est important pour ces jeunes ?

A cet âge-là, ce qui est très important pour les garçons, c’est de prouver qu’ils sont de « vrais garçons », en passe de devenir de « vrais hommes ». Et donc, qu’ils sont bien hétérosexuels, qu’ils sont virils, etc. Pour les filles, il s’agit de devenir des femmes sans passer pour des p…, en ayant une sexualité convenable. Donc en ayant des rapports sexuels certes, mais avec des garçons dont elles doivent faire la preuve qu’elles sont amoureuses. Tout cela sans prendre les garçons pour des objets, donc en ne retournant pas le rapport de pouvoir entre filles et garçons.

Quelle est la fonction de la relation amoureuse pour ces jeunes ?

La relation amoureuse a une fonction très précise. Elle permet notamment aux garçons de faire la preuve qu’ils désirent le « bon objet » : les filles. Mais aussi qu’ils y arrivent, qu’ils sont capables de prendre l’initiative, de recevoir une acceptation… Pour les filles, la relation amoureuse leur donne les atours de l’amour, quand bien même elles ne sont pas forcément amoureuses. Mais cela leur permet de contenir leur sexualité, et de les faire apparaître comme des filles convenables.

D’où vient ce «noyau normatif du genre» ?

Ce noyau normatif du genre, qui n’est donc pas du tout quelque chose de nouveau, n’est pas un reste de quelque chose d’archaïque et de très ancien. C’est quelque chose de très contemporain, qui subsiste, mais qui est aujourd’hui mis en tension. Il est mis en tension de manière historique, à chaque fois qu’il y a un changement social collectif très fort.

« J’ai interrogé des garçons au lycée, dans des filières littéraires, qui se revendiquaient comme étant gays […] Ils m’ont raconté combien au collège cette transgression est inadmissible. Du coup, ils sortaient avec des filles pour brouiller les pistes »

Comme quoi, par exemple ?

Par exemple, pour la France, avec la contraception dans les années 1970, avec la reconnaissance du viol conjugal en 1990, avec le scandale des « tournantes » au début des années 2000, avec les débats politiques autour du mariage pour tous au début des années 2010, ou avec la vague #metoo… Tout cela a eu des effets qui ébranlent, ou renforcent selon les sujets, ce noyau normatif du genre.

Le poids de l’histoire joue aussi un rôle ?

Il y a évidemment une dimension historique. Il existe une certaine permanence dans la façon dont ce noyau normatif du genre se manifeste. Et, en même temps, il est perturbé par ces changements historiques. Ce noyau est aussi perturbé, ou miné, selon les milieux sociaux, par exemple selon que l’on est plus ou moins proche de la religion.

Quel impact a la religion ?

Sur mes terrains d’enquête, dans les cités d’habitat social, c’est essentiellement l’islam et l’évangélisme que l’on retrouve. En milieu rural, on a un catholicisme un peu diffus, qui est plus explicite dans une partie de la bourgeoisie parisienne. La proximité avec la religion catholique, musulmane, ou évangélique a tendance à renforcer, et à venir nourrir, ce noyau normatif du genre. Dans les cités, il y a une injonction à la virginité.

Et l’école ?

A l’inverse, l’école vient miner le noyau normatif du genre, même si l’école républicaine mixte reproduit partiellement ce noyau normatif. En effet, elle reproduit en partie les inégalités et les stéréotypes. Mais l’école promeut aussi un discours égalitariste, qui vient contrer cela. Selon les milieux sociaux, le rapport à l’école a des effets jusque dans l’intimité, sur la façon dont on considère la sexualité et le genre. Le segment de la bourgeoisie sur lequel j’ai le plus enquêté est celui de la bourgeoisie culturelle. Il s’agit de gens qui ont de l’argent, qui sont très diplômés, et qui se tiennent à distance de la religion catholique. Pour eux, la réussite professionnelle, adossée à la réussite scolaire, est centrale.

« L’entrée dans la sexualité génitale est comme une traversée du miroir. Il y a ceux qui l’ont fait, et il y a ceux qui ne l’ont pas fait. Cela doit se régler à ce moment-là. Sinon on est en retard, on ne sait rien faire… On est censé entrer dans l’âge adulte en ayant passé ce cap »

Le poids de l’école varie d’un milieu à un autre ?

Les relations amoureuses naissent à l’école, et sont calquées sur les classes scolaires. Dans le milieu rural, l’école est importante, mais les jeunes issus de classes populaires que j’ai rencontrés étaient plutôt dans des filières professionnelles ou technologiques très ségrégées selon le sexe. Pour aller vite, on a des filières de filles tournées vers l’aide à la personne, et des filières de garçons qui s’intéressent au bâtiment ou au secteur agricole. Quand bien même il y a un ethos [un ensemble des caractères communs à un groupe d’individus qui appartiennent à une même société — NDLR] égalitaire qui est imprégné dans ces écoles-là, le fait que les filières soient tellement ségrégées, tellement séparées, influe sur les rencontres. Le noyau normatif est donc un peu moins ébranlé que dans les filières qui sont, elles aussi, séparées en littéraire, scientifique, et lycée général. Il existe aussi des différences entre les filles et les garçons, mais elles sont moins fortes que dans les filières techniques et professionnelles. Selon les milieux sociaux et le rapport à l’école, cela a des effets divers.

Etre jeune et pouvoir se déplacer facilement, ou non, pèse aussi sur les rencontres ?

La mobilité géographique joue, mais aussi le fait d’être plus ou moins dépendant des parents, et d’être plus ou moins « coincé » là où l’on vit. Dans les cités d’habitat social et à la campagne, l’enclavement est fort. De plus, il se combine à des ressources matérielles moins importantes. Cela a des effets très forts sur qui on peut rencontrer, sur l’interconnaissance, et donc sur les effets de rumeur et de réputation, notamment pour les filles, concernant leur sexualité. Alors que dans les grandes villes, quand en plus on n’est pas contrôlé au faciès, quand on a une mobilité presque sans limites dans l’espace de la ville, les rencontres sont facilitées. De plus, l’anonymat donne davantage de liberté.

Pourquoi l’apprentissage du couple passe d’abord par le couple hétérosexuel ?

Dans les représentations communes, la façon dont se construit la féminité, la masculinité, et l’orientation sexuelle sont constituées comme un bloc. Un « vrai garçon », c’est quelqu’un qui désire des filles. De la même façon, une fille « comme il faut » désire des garçons. On dit très facilement d’un garçon qui n’est pas assez viril que c’est un homosexuel. Alors que l’on parle de deux choses différentes. Le fait d’être plus ou moins viril, c’est le genre. Et le fait de désirer des filles ou des garçons, c’est la sexualité. Dans les représentations, ces deux choses-là fonctionnent ensemble.

« On est dans une société où les gens savent que le premier partenaire sexuel qu’ils ont ne sera pas leur partenaire pour la vie. Alors que c’est quelque chose qui a caractérisé des générations et des générations de gens. […]. Aujourd’hui, il y a un enjeu d’expérimentation conjugale »

Comment sont vus les gays ?

J’ai interrogé des garçons au lycée, dans des filières littéraires, qui se revendiquaient comme étant gays. Ils portaient des “platform shoes” [des chaussures à talonnettes — NDLR], ils se peignaient les ongles, bref, ils transgressaient des normes de genre. Ils m’ont raconté combien au collège cette transgression est inadmissible. Du coup, ils sortaient avec des filles pour brouiller les pistes, pour passer pour de « vrais garçons », et ainsi avoir la paix. Car la relation amoureuse hétérosexuelle permet de mettre à distance les soupçons de transgression du point de vue du genre et de la sexualité. Elle reste l’idéal normatif. Dans cette classe sociale, la “gay friendliness”, le fait d’apparaître tolérant aux personnes homosexuelles, qui est une norme désormais très puissante, reste très contredite par les faits à cet âge-là de la vie. A l’adolescence, même si des garçons peuvent « assumer », comme ils disent, leur homosexualité dans leur vie quotidienne, ils ne s’affichent jamais en couple. Pour les garçons en particulier, le couple reste l’hétérosexualité. Il n’y a que cela qui peut se manifester dans l’espace public. C’est un peu différent pour les filles.

Au moment de l’adolescence, pourquoi le couple devient-il une façon de se définir par rapport aux autres ?

Beaucoup de choses se passent à l’adolescence, et c’est pour cela que ce sujet m’a intéressée. L’adolescence est un moment de métamorphose. Les filles doivent devenir des femmes, et les garçons des hommes. Le passage au monde adulte continue à se décliner de façon genrée, avec deux compartiments. Mais les termes changent pour qualifier les individus. Ce moment de métamorphose s’adosse sur beaucoup d’éléments : le cursus scolaire, la décohabitation, la majorité civile… Il existe toute une palette de rituels et de statuts sociaux qui entourent cette métamorphose. L’entrée dans la sexualité génitale fait partie de ces différents éléments. C’est comme une traversée du miroir. Il y a ceux qui l’ont fait, et il y a ceux qui ne l’ont pas fait. Cela doit se régler à ce moment-là.

Sinon ?

Sinon, on est en retard, on ne sait rien faire… On est censé entrer dans l’âge adulte en ayant passé ce cap. C’est donc très différent par rapport aux générations antérieures, où les filles devaient être vierges pour leur mariage. Aujourd’hui, le passage, y compris pour les filles, et même si cela doit être fait de façon conjugale et contrôlée, c’est autour de 17 ans. On doit mettre ça derrière soi, pour ensuite appréhender l’âge adulte.

Les jeunes expérimentent davantage ?

On est dans une société où les gens savent que le premier partenaire sexuel qu’ils ont ne sera pas leur partenaire pour la vie. Alors que c’est quelque chose qui a caractérisé des générations et des générations de gens. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas. Aujourd’hui, il y a un enjeu d’expérimentation conjuguale. Les jeunes que j’ai rencontrés sont des jeunes dont une grande partie des parents, et une partie de leur entourage, a divorcé et connu des séparations conjugales. Il y a cette idée que non seulement la sexualité, mais aussi la conjugalité, doivent faire l’objet d’une expérience, d’une expérimentation. Car, à un moment donné, il faut trouver le bon partenaire. Pas à 15 ans, pas à 18 ans, mais plus tard. Pour préparer ça, il faut avoir vécu des expériences, pas seulement sexuelles ou sentimentales, mais conjugales. C’est-à-dire inscrites dans la durée, avec un public, avec une obligation d’exclusivité sexuelle, etc.

Le mouvement #metoo a eu un impact ?

Le mouvement #metoo est le symptôme de quelque chose qui était déjà en train de changer. Par exemple, la démultiplication des plaintes pour agression sexuelle a été marquée dès les années 2010. Si #metoo a explosé en 2017, quelque chose était en train de bouger dans les pratiques sociales depuis le début des années 2 000. Cela se constate dans les pratiques ordinaires où, par exemple, la question du consentement est beaucoup plus explicite aujourd’hui. Ce sujet apparaît plus fortement qu’auparavant dans les mots des jeunes. La question de la violence sexuelle est redevenue un sujet, alors que cela avait disparu, y compris dans l’agenda féministe, qui était beaucoup centré sur l’égalité professionnelle et la citoyenneté. La violence sexuelle, qui était un sujet important dans les années 1970, est revenue au goût du jour. Le fait que cela bruisse à un niveau collectif a des effets sur les pratiques. Mais avant que cela ait une traduction dans les normes sociales et dans les pratiques ordinaires, cela prendra beaucoup de temps. Donc on voit bien qu’il y a des choses qui bougent. Mais, en même temps, il ne s’est pas opéré une révolution du jour au lendemain dans la façon dont les jeunes se comportent.

« Il y a une contradiction avec la logique du consentement, car le consentement repose sur l’égalité. Or, à partir du moment où l’initiative doit être prise par un groupe et la réponse par l’autre groupe, la logique d’égalité n’est pas encore dans la pratique. Le scénario sexuel dominant, c’est cette asymétrie »

La notion de « consentement » a pris de l’ampleur, pour devenir essentielle ?

La question du consentement, qui est l’une des questions centrales du mouvement #metoo, est à la fois très présente dans les relations sociales, et dans la façon dont se disent, et se font, les rencontres amoureuses et sexuelles. En même temps, ces rencontres amoureuses et sexuelles sont toujours organisées par le fait que le garçon doit prendre l’initiative, et que la fille doit répondre. Evidemment, on trouve là quelque chose qui a trait au consentement, avec le fait de demander et d’attendre un « oui ». Mais il y a aussi une contradiction avec la logique du consentement, car le consentement repose sur l’égalité. Or, à partir du moment où l’initiative doit être prise par un groupe et la réponse par l’autre groupe, la logique d’égalité n’est pas encore dans la pratique. Le scénario sexuel dominant, c’est cette asymétrie.

Cela se traduit par quoi ?

Cela se traduit par le fait que les filles disent très peu qu’elles ont envie d’avoir des rapports sexuels. A un moment donné, elles disent qu’elles sont « prêtes ». Cela traduit bien cette tension qu’il y a à la fois dans l’assentiment, qui est bien conforme à la logique du consentement. Mais être « prête », ce n’est pas exactement la même chose que de dire que l’on a « envie », comme peuvent le dire plus facilement les garçons. Cette tension à cet endroit-là montre que des choses bougent, mais que le noyau normatif du genre et de la sexualité reste fort. Il n’y a pas de révolution, comme si tout avait changé. On constate plutôt la présence de tensions qui émergent.

Ce qui se passe à cet âge-là est fondateur, mais est-ce que cela fige le futur de ces jeunes sur le plan amoureux ?

Mon enquête ne peut pas montrer cela, car je ne suis pas ces jeunes après. Par contre, des enquêtes, notamment quantitatives, sont menées en ce moment sur la sexualité, et sur les formes de vie affectives et sexuelles dans la vingtaine. Ce que l’on appelle en sociologie « la genèse sexuelle », c’est-à-dire le moment qui n’est plus l’adolescence, mais qui n’est pas encore la vie adulte installée. A priori, c’est là que ça bouge le plus. Il y a des choses qui subsistent, que j’ai pu observer à l’adolescence, et en même temps on assiste à une pluralisation des formes d’affectivité, et une plus forte transgression de la norme conjugale. C’est parce qu’il y a un effet de génération, avec du changement social qui est en train de s’opérer, notamment par le biais de #metoo. Et puis, il y a aussi un effet d’âge : ce qui caractérise l’adolescence c’est beaucoup plus l’apprentissage que l’expérimentation qui vient après. L’apprentissage a tendance à un peu rigidifier le rapport à la norme, et il est plus compliqué d’être dans la transgression.

« Quand il s’agit de normes, de genres, et de sexualité, il faut se dire que le changement social est très lent. Alors que l’on pourrait dire, ou penser, que tous les jeunes sont non-binaires et fluides sexuellement, on s’aperçoit que la majorité est hétérosexuelle et bien binaire. Tout simplement parce que la majorité des gens est dans la norme sociale. Et la norme sociale, ça reste la binarité et l’orientation sexuelle unique »

Les jeunes n’ont pas nécessairement une attitude « rebelle » ?

On a souvent une représentation de la prime jeunesse comme un âge de rébellion et de transgression. Mais c’est souvent un peu plus tard que cela arrive. Quand on est plus petit, c’est plus coûteux. Le conformisme social est plus fort, on n’est pas autonome financièrement, on dépend des parents, de l’école… La contrainte sociale est plus forte à cet âge-là.

Au moment de l’adolescence, que se passe-t-il pour celles et ceux qui ne cèdent pas à cette injonction au couple ?

Il y a effectivement ceux qui traversent l’adolescence en ayant des histoires d’amour uniquement dans leur tête. Ils ne passent jamais à l’acte, et ils le vivent de plus en plus mal. D’une part, parce qu’ils sont envahis par des histoires mentales, et que ça leur paraît complètement anormal. Parce que la normalité, c’est d’être en couple et de vivre des choses. D’autre part, ça leur fait manquer cette étape, d’une certaine façon, de l’apprentissage. Et ça leur donne le sentiment qu’ils ne seront pas prêts pour rentrer dans l’âge adulte. Bien sûr, ne pas vivre les choses peut aussi protéger et apporter du plaisir. Certains jeunes s’en contentent. Mais pour les garçons plus que pour les filles, il y a un enjeu important à ne plus être vierge pour devenir un « vrai homme ». Cela peut engendrer de la honte, avec le sentiment de ne pas savoir faire, de ne pas être à la hauteur. Cela peut aussi entraîner des moqueries, et éventuellement, de la violence. Cela peut donc avoir des conséquences importantes.

Et pour les filles ?

Pour les filles, ne pas avoir de relation amoureuse, c’est ne pas avoir été désirée. C’est aussi, éventuellement, être suspectée d’être une p…, parce qu’on passe de garçon en garçon, sans s’installer avec l’un d’entre eux. Là aussi, il y a des conséquences importantes en termes de rumeurs, et éventuellement, de violences.

Isabelle Clair relations amoureuses
« Pour les garçons plus que pour les filles, il y a un enjeu important à ne plus être vierge pour devenir un « vrai homme ». Cela peut engendrer de la honte, avec le sentiment de ne pas savoir faire, de ne pas être à la hauteur. Cela peut aussi entraîner des moqueries, et éventuellement, de la violence. » Isabelle Clair. Sociologue et directrice de recherche au CNRS. © Photo Bénédicte Roscot

Comment les relations sociales sont-elles définies entre les filles et les garçons ?

Dans les années 1990, il y a eu en France une enquête quantitative sur l’entrée des jeunes dans la sexualité. Depuis, il n’y en a plus eu. A cette occasion, les réseaux de sociabilité ont été objectivés. A l’adolescence, les réseaux de sociabilité des filles et des garçons sont très différents. Et c’est comme ça depuis l’enfance. Les réseaux de sociabilité des garçons sont presque exclusivement entre garçons. Les garçons ne se reconnaissent comme amis que des garçons. Quand les garçons indiquent avoir des relations de proximité avec des filles, c’est généralement des relations qu’ils considèrent comme des relations sexualisées. Alors que, si les filles restent essentiellement avec des filles, elles déclarent avoir des amis garçons. Donc, dès l’enfance et le début de l’adolescence, la façon dont sont structurées ces relations de sociabilité font que pour un garçon, une fille a quelque chose à voir avec la sexualité. Ce n’est pas une relation amicale. Alors que les filles sont très flattées d’avoir des relations amicales avec des garçons. Tout cela se rejoue ensuite à l’âge adulte.

La vision du couple et des genres est-elle toujours figée, avec des rôles prédéfinis attribués aux filles et aux garçons ?

Il y a un noyau normatif du genre qui est très fort et qui résiste. Il repose sur l’idée de la nature, et que les femmes et les hommes seraient naturellement foncièrement différents. Quand on fait une enquête sociologique, on observe comment on est socialement en permanence en train de renforcer, et de faire la preuve, de cette différence-là. Pourtant, ce « noyau » est aujourd’hui mis en tension. Il n’est donc pas complètement figé, mais il subsiste fortement.

Finalement, on a l’impression que les jeunes d’aujourd’hui ont la même vision du couple que les générations précédentes, et que peu de choses ont évolué ?

Il est faux de dire qu’il n’y a aucune évolution. Le fait de nourrir des relations avec beaucoup de SMS par exemple, ça n’entraîne pas une révolution relationnelle, mais cela crée des choses différentes dans la façon dont on est en relation avec l’autre. Le fait de pouvoir se téléphoner, sans utiliser le téléphone fixe de la famille, mais depuis sa chambre avec un téléphone portable, a aussi changé les choses. Donc, il ne faut pas se dire que rien ne change. Mais quand il s’agit de normes, de genres, et de sexualité, il faut se dire que le changement social est très lent. Alors que l’on pourrait dire, ou penser, que tous les jeunes sont non-binaires et fluides sexuellement, on s’aperçoit que la majorité est hétérosexuelle et bien binaire. Tout simplement parce que la majorité des gens est dans la norme sociale. Et la norme sociale, ça reste la binarité et l’orientation sexuelle unique. Cette norme sociale est mise en tension avec d’autres normes, donc il y a quand même du changement social. Mais, d’un point de vue numérique, le changement social affecte une minorité de personnes.

Les pratiques changent donc moins vite que les discours : changer les pratiques, ça prend combien de temps ?

Si on prend l’âge d’entrée dans la sexualité génitale de la population française, qui est un indicateur parmi d’autres, entre les années 1960 et les années 2 000, l’âge des filles s’est rapproché de celui des garçons. Dans les années 1960, en moyenne, les garçons entraient dans la sexualité autour de 17 ans, et les filles c’était à 19 ans. Et puis, au fil des décennies, les filles et les garçons sont entrés dans la sexualité génitale autour de 17 ans, à deux mois de différence. Pour les garçons, c’était plus éparpillé, entre 15 et 20 ans, avant de se resserrer autour de 17 ans. Les pratiques des filles se sont donc rapprochées de celles des garçons. C’est un indicateur important, tout comme la déclaration du nombre de partenaires sexuels ou les pratiques sexuelles que l’on a. On voit qu’il a fallu 40 ans pour que les pratiques sexuelles des filles se rapprochent beaucoup de celles des garçons. Mais elles ne sont toujours pas les mêmes. Cela étant, ce n’est pas une temporalité figée. Cela ne signifie pas qu’il faudra 40 ans pour que #metoo produise des effets. Cela signifie que ce sont des processus longs, qui prennent des décennies, et qui affectent diversement les gens, en fonction de leurs classes sociales et d’autres paramètres. Il est donc difficile de donner une temporalité. Mais il est important de dire que c’est un processus plus lent que ce que l’on pense.

1) Les Choses sérieuses. Enquête sur les amours adolescentes, d’Isabelle Clair (Seuil), 400 pages, 21,50 euros.