jeudi 25 avril 2024
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Changement climatique – Philippe Rahm : « La révolution d’aujourd’hui, c’est rénover les bâtiments »

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Invité le 13 février 2023 à Monaco dans le cadre de la 100ème saison des conférences organisées par la fondation prince Pierre, l’architecte suisse Philippe Rahm a évoqué l’architecture climatique (1). Conscient de l’urgence écologique, il a expliqué sa vision à Monaco Hebdo. Interview.

Comment est né votre intérêt pour la sauvegarde du climat ?

Ma préoccupation pour la sauvegarde du climat est née d’une compréhension profonde du rôle de l’architecture, elle-même. Si on se demande à quoi sert l’architecture, on peut répondre : « L’architecture permet de se protéger de la pluie, du soleil, ou du froid. » A l’origine, on a donc construit des bâtiments pour des raisons climatiques. Je me suis alors intéressé à l’architecture sous un angle climatique : comment l’architecture fonctionne au niveau de la lumière, des températures, de l’humidité… Ce sont autant de paramètres qui définissent l’espace. Et puis, cette recherche que j’ai menée au début des années 2 000, s’est mise en résonance avec la problématique du réchauffement climatique. J’ai pris en compte cela autour de 2005. Comme on sait que les bâtiments sont responsables de 39 % des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial, et comme, aujourd’hui, la finalité c’est de lutter contre le réchauffement climatique, j’ai pensé que la manière de dessiner l’architecture devait aussi être climatique.

« Comme on sait que les bâtiments sont responsables de 39 % des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial, et comme, aujourd’hui, la finalité c’est de lutter contre le réchauffement climatique, j’ai pensé que la manière de dessiner l’architecture devait aussi être climatique »

Dans la vie d’un bâtiment, à quels moments ont lieu les plus grosses émissions de CO2 ?

Dans les années 1970, les plus grosses émissions de CO2 étaient essentiellement liées au chauffage. Puis, dans les années 1990, avec l’arrivée des premières normes thermiques, 75 % des émissions de CO2 avaient lieu pendant le fonctionnement du bâtiment, avec le chauffage et l’air conditionné, et aussi un peu la lumière et l’eau chaude. Le quart restant, c’était les matériaux de construction et la construction elle-même. C’est ce que l’on appelle l’énergie grise ou l’empreinte carbone des matériaux. Du coup, au départ, nous avons surtout travaillé sur les questions de performance des bâtiments, en les isolant mieux, par exemple, ou en améliorant la ventilation et le renouvellement de l’air.

Meteorological Garden Central Park Taichung Taiwan Philippe Rahm Architecte
Les panneaux photovoltaïques installés dans le « Meteorological Garden » du Central Park de Taichung (Taïwan). © Photo Philippe Rahm architectes, mosbach paysagistes, Ricky Liu & Associates

Des normes ont donc vu le jour, au fil du temps ?

L’application de nouvelles normes, comme Minergie qui a été lancée en Suisse en 1998 (2), Passivhaus en Allemagne (3), ou encore le label réglementation environnementale 2020 (RE2020), proposé par l’État français en 2021, montre que l’on arrive très bien à résoudre les problèmes de pertes de chaleur par les murs mal isolés, ce que l’on appelle « les passoires thermiques ». Résultat, aujourd’hui, les matériaux ne représentent plus que la moitié des émissions de CO2. Il faut donc respecter une hiérarchie, et commencer par bien isoler. Il est inutile de construire un bâtiment en bois, s’il est mal isolé. Voilà pourquoi dans les années 1990 et 2 000, on a commencé par isoler correctement les bâtiments.

« Comme l’urgence se fait pressante, il faut aussi s’attaquer à la problématique des matériaux. C’est pour ça qu’aujourd’hui, on travaille plutôt avec des matériaux en bois, en pierre, ou en paille »

Quelle est la logique poursuivie aujourd’hui ?

Comme l’urgence se fait pressante, il faut aussi s’attaquer à la problématique des matériaux. C’est pour ça qu’aujourd’hui, on travaille plutôt avec des matériaux en bois, en pierre, ou en paille. Donc des matériaux qui n’ont pas besoin de cuisson pour se former. Ce sont des matériaux « crus », si on veut. De son côté, le béton émet beaucoup de CO2. Il représente environ 8 % des émissions mondiales, car la transformation du calcaire en ciment est émettrice de gaz à effet de serre, en plus de la chaleur émise pour la cuisson. Aujourd’hui, on cherche donc à diminuer au maximum l’utilisation du béton.

Quelles sont les tendances, aujourd’hui ?

On constate un retour à des matériaux anciens. Avec, par exemple, le retour de la pierre, le retour de la terre crue, de la paille, ou du bois. Mais attention, car il y a aussi un peu de “green washing” [« éco-blanchiment » ou « verdissage » — NDLR]. On entend parler de « béton zéro émission » ou de « béton recyclé ». Mais le béton est fait d’agrégats et de ciment. C’est le ciment qui dégage le CO2, ce ne sont pas les agrégats.

Meteorological Garden Central Park Taichung Taiwan Philippe Rahm Architecte
Le « Meteorological Garden » du Central Park de Taichung (Taïwan). © Photo Philippe Rahm architectes, mosbach paysagistes, Ricky Liu & Associates

Mais aujourd’hui il existe aussi des bétons « bas carbone » ?

Quand on parle de « béton recyclé », on parle du recyclage des agrégats, ce qui n’a rien à voir avec les émissions de CO2. Quant au « béton bas carbonne », il est lié à des compensations par des plantations d’arbres. Le problème, c’est que le ciment c’est la colle du béton, et qu’aujourd’hui, on n’arrive pas à s’en passer. Les Romains utilisaient les volcans pour fabriquer leur ciment. Ils allaient récupérer sous les volcans le ciment fabriqué naturellement avec la chaleur. Le CO2 avait donc été émis de façon naturelle par les volcans. Alors qu’aujourd’hui, quand on fait du béton, on chauffe avec du charbon. Et ensuite, la transformation du calcaire en ciment dégage aussi du CO2. Des recherches sont actuellement en cours sur ce sujet.

Vous êtes l’inventeur de la notion d’« architecture météorologique » : en quoi cela consiste-t-il ?

Si l’origine de l’architecture est climatique, la notion d’« architecture météorologique » consiste à se demander pourquoi est-ce que l’on emploie toujours pour faire de l’architecture des moyens géométriques, avec des carrés et des ronds notamment. Ou des moyens analogiques, en disant que le futur bâtiment ressemblera à un bateau, par exemple. Pourquoi ne pas utiliser des méthodes météorologiques ? On pourrait composer avec la physique du climat, avec la convection, avec la conduction, avec l’évaporation, avec l’effusivité thermique ou avec l’émissivité thermique. Il s’agit de travailler avec ces lois climatiques, pour dessiner des bâtiments.

« Dans la ville de Taichung, à Taïwan, nous avons travaillé sur un projet de parc. Tout l’urbanisme de ce parc, tous les dessins des 70 hectares ont été réalisés en fonction des mouvements du vent »

Un exemple ?

Dans la ville de Taichung, à Taïwan, nous avons travaillé sur un projet de parc. Tout l’urbanisme de ce parc, tous les dessins des 70 hectares ont été réalisés en fonction des mouvements du vent. Avec les mouvements de convection, de pression du vent, et en fonction des bâtiments qui entourent le parc, nous obtenons des cheminements d’air plus ou moins rapides. Avec un logiciel informatique, nous avons cartographié les mouvements et les vitesses du vent. Sur place, le vent était rafraîchissant, car il vient du nord. On a donc analysé le dessin du vent, et on a formalisé les constructions en fonction du vent. Par exemple, comme à Taïwan il y a un climat tropical, là où on avait beaucoup de vent, on a pu doubler cet effet « fraîcheur » en mettant des arbres. Cela a permis de rafraîchir par convection, c’est-à-dire par échanges thermiques, et par radiation, en faisant de l’ombre.

Meteorological Garden Central Park Taichung Taiwan Philippe Rahm Architecte
Le « Meteorological Garden » du Central Park de Taichung (Taïwan). © Photo Philippe Rahm architectes, mosbach paysagistes, Ricky Liu & Associates

Vous avez d’autres exemples ?

La convection thermique repose sur le fait que l’air chaud monte et que l’air froid descend. On installe donc la salle de bain, dans laquelle on est nu et mouillé, en haut. Et les lieux où l’on est habillé et actif, en bas. On dessine la maison, ou le bâtiment, en fonction des températures. Désormais, l’objectif est d’imaginer les espaces dans l’optique d’économiser de l’énergie. Donc, on les dessine en fonction de principes climatiques et de lois physiques.

« Désormais, l’objectif est d’imaginer les espaces dans l’optique d’économiser de l’énergie. Donc, on les dessine en fonction de principes climatiques et de lois physiques »

Quelles actions faut-il prioritairement mener pour limiter le réchauffement climatique ?

Il faudrait tout simplement commencer par changer ses fenêtres, pour mettre du double vitrage. Car aujourd’hui, beaucoup de maisons ont encore des fenêtres à simple vitrage. Résultat, énormément d’énergie est perdue pendant l’hiver. Actuellement, en Europe, il y a encore plus de 70 % de l’énergie qui est produite avec des énergies fossiles (4). Ensuite, il faudrait s’intéresser à l’effusivité thermique, c’est-à-dire à la capacité des matériaux à absorber, ou à restituer, plus ou moins rapidement de la chaleur. Concrètement, s’il fait trop chaud, on installe un sol en marbre. Et s’il fait trop froid, on met un tapis.

Vous avez donc imaginé le Central Park de Taichung qui est un parc « écologique » : concrètement, qu’est-ce que cela signifie ?

Le concours consistait effectivement à créer un parc écologique à Taichung. L’objectif était aussi de gérer les eaux de pluie de façon naturelle sur le site. A cela, nous avons ajouté les questions climatiques, ce qui nous a permis faire un pas de plus, et de gagner ce concours en 2011. Nous avons cherché à créer dans ce parc des micro-climats, avec des lieux moins chauds, moins pollués, et moins humides.

Ce parc ne rejette pas de CO2, il fonctionne uniquement avec des énergies renouvelables ?

Exactement. Nous avons installé 10 000 m2 de panneaux photovoltaïques, qui produisent de l’électricité. Nous avons aussi misé sur des systèmes de refroidissement par géothermie. Autre particularité : ce projet à Taïwan est entièrement blanc. L’albédo, c’est-à-dire le pouvoir réfléchissant d’une surface, permet de ne rien avoir qui chauffe. Eclaircir les villes est d’ailleurs un enjeu méditerranéen, qui remonte désormais en Allemagne et en Suisse. Il faut éclaircir les bâtiments.

« Eclaircir les villes est un enjeu méditerranéen, qui remonte désormais en Allemagne et en Suisse. Il faut éclaircir les bâtiments »

Quand on sait que l’eau se fait de plus en plus rare, c’est une bonne idée d’installer dans les villes des murs végétalisés ?

C’est l’ombre qui rafraîchit le plus. L’ombre d’un parasol ou l’ombre d’un arbre, c’est la même chose.

Mais les arbres sont aussi vus comme des puits de carbone ?

Avec nos modes de vie actuels, il faut savoir que 270 arbres sont nécessaires pour absorber le CO2 émis par une seule personne. Autre problème : il faut 1,50 mètre de terre pour soutenir les arbres. Il faut donc renforcer le béton armé pour soutenir cette terre. Des calculs montrent que ces renforcements nécessitent 70 ans pour absorber le CO2 émis en plus pour planter ces arbres.

Meteorological Garden Central Park Taichung Taiwan Philippe Rahm Architecte
Le « Meteorological Garden » du Central Park de Taichung (Taïwan). © Photo Philippe Rahm architectes, mosbach paysagistes, Ricky Liu & Associates

Il faut nécessairement construire avec des matériaux très techniques pour protéger au mieux le climat, ou, pour construire de façon écologique, on peut tout simplement se dire que le bois c’est toujours mieux que l’aluminium ?

Nous sommes dans un moment où l’on revient à des matériaux qui datent d’avant les énergies fossiles. Le bois, c’est mieux que l’aluminium. Mais il faut aussi retrouver un savoir-faire. Une façade en bois doit être totalement protégée de la pluie, sinon en quelques années il faudra la remplacer. De son côté, l’aluminium émet énormément de CO2 pour être fabriqué. En revanche, il peut résister pendant très longtemps, sans maintenance. Bien sûr, tout ça est théorique, car, le bâtiment risque d’être démoli au bout de 20 ans pour être transformé… Autre avantage de l’aluminium : si le soleil tape dessus, il ne chauffe pas.

Monaco est coincé entre la mer et la montagne : cela rend les choses plus difficiles pour construire en cherchant à protéger au maximum le climat ?

Cette question est passionnante, mais je ne connais pas suffisamment Monaco pour y répondre. En tout cas, dans la manière de penser les choses, à Stuttgart, depuis longtemps, un climatologue a intégré l’équipe de l’urbanisme de cette ville. C’est une piste intéressante.

Vous avez déjà travaillé à Monaco ?

Je connais la principauté, parce que j’ai été membre du jury pour le prix d’art contemporain de la fondation prince Pierre. Je suis donc venu souvent à Monaco, mais je n’ai jamais travaillé sur un projet en principauté.

Meteorological Garden Central Park Taichung Taiwan Philippe Rahm Architecte
« J’ai dit plusieurs fois : « Pour lutter contre le réchauffement climatique, changez vos fenêtres. » Ça peut sembler un peu ridicule, mais ce sujet n’est pas toujours bien compris. » Philippe Rahm. Architecte. © Photo Philippe Rahm architectes, mosbach paysagistes, Ricky Liu & Associates

Vos projets ?

Je travaille sur un projet d’usine et de bureaux près de Genève, mais aussi sur un projet de siège social pour une entreprise, près de Paris. Ensuite, j’ai trois dossiers en suspens. Nous avons remporté le concours pour refaire le cœur de la Maison de la Radio à Paris, avec un café, une salle de concert, une librairie, et un espace d’exposition ouvert à tout le monde. Nous avons fait la moitié des études. Ensuite, avec l’architecte hollandais Rem Koolhaas et son bureau OMA, nous avons gagné un grand concours à Milan pour imaginer de nouveaux quartiers à Farini, dans une zone de 62 hectares. Tout est basé sur la ventilation, et sur la façon de dépolluer. Pour le moment [cette interview a été réalisée le 8 février 2023 — NDLR] ce sujet est en attente. Enfin, avec une équipe italienne, nous travaillons sur l’ancien port pétrolier de la ville de Bassorah, en Irak, qui sera transformé en un nouveau quartier. Dans le cadre de ce projet, nous allons concevoir un « kilomètre d’ombre ».

Malgré les alertes répétées du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), les politiques et les décideurs mettent beaucoup de temps à réagir : malgré cela, vous êtes optimiste (5) ?

Au début, dans le monde de l’architecture, il n’y avait pas grand monde qui s’intéressait à la question du climat. Du coup, j’ai été invité aux Etats-Unis pour enseigner à Harvard et dans d’autres universités. En 2005, j’ai rencontré des gens un peu climatosceptiques, qui disaient que le réchauffement climatique n’existait pas. Dans le monde intellectuel français, il y avait aussi des personnes qui disaient que les problèmes liés à la nature ce n’était pas une priorité, et que ce qui primait devant l’écologie, c’était les problèmes sociaux et politiques. Ces derniers temps, le monde intellectuel, notamment celui de la sociologie et des sciences humaines qui ne se préoccupaient absolument pas des questions climatiques, s’y intéresse.

Vous avez vraiment le sentiment d’être suffisamment entendu ?

J’ai dit plusieurs fois : « Pour lutter contre le réchauffement climatique, changez vos fenêtres. » Ça peut sembler un peu ridicule, mais ce sujet n’est pas toujours bien compris. Quand je vois les jeunes militants pour le climat, comme le collectif Dernière rénovation en France, je constate qu’ils appellent à isoler thermiquement les bâtiments. La révolution d’aujourd’hui, c’est rénover les bâtiments. Donc, par rapport à ça, je suis plutôt positif. Dans ma pratique du métier d’architecte, c’est passionnant. Il y a une transformation des formes et des manières de penser. Mais chacun, dans son métier, peut trouver un intérêt à cette transformation en faveur du climat. Les changements d’infrastructures matérielles transforment les structures esthétiques ou morales.

1) Le Jardin météorologique – Et autres constructions climatiques de Philippe Rahm (éditions B2, 2019), 128 pages, 13 euros.

2) Minergie est un label de construction suisse pour les bâtiments neufs ou rénovés. C’est aussi une une association dans laquelle on retrouve la Confédération helvétique, les cantons et des entreprises commerciales.

3) Passivhaus est un label allemand de performance énergétique des bâtiments. Il est devenu obligatoire pour les nouvelles constructions dans certains cantons d’Allemagne.

4) L’approvisionnement énergétique de l’Union européenne (UE) repose principalement sur les énergies fossiles. Elles pèse pour près de 70 % de la consommation de l’UE, avec 36 % pour le pétrole, 19,9 % pour le gaz naturel, et 11 % pour le charbon. Selon le Think Tank britannique Ember, en 2022, dans l’UE, l’électricité a été majoritairement fabriquée avec de l’énergie solaire et éolienne. Ces énergies pèsent pour 22,28 % du mix énergétique, devant le nucléaire (21,92 %). Elles restent devant le gaz (19,91 %), le charbon (15,99 %), et l’hydraulique (10,12 %). Cette étude est à lire ici : https://ember-climate.org/insights/research/european-electricity-review-2023/#supporting-material-downloads.

5) A ce sujet, lire notre article Climat : le GIEC réclame des mesures immédiates, publié dans Monaco Hebdo n° 1236.