A l’occasion de la sortie du troisième volet de la saga du jeu vidéo Shenmue, produit par Shibuya Productions, une entreprise basée à Monaco, Monaco Hebdo s’est entretenu avec son PDG, Cédric Biscay. On y a parlé de cette sortie importante pour les joueurs, les “gamers”, 18 ans après le dernier opus. Mais aussi d’e-sport et de piratage.

Pour ceux qui ne connaissent pas, Shenmue, c’est quoi ?

Shenmue c’est le troisième épisode d’une série qui a démarré en 1999, sur une console qui s’appelait la Dreamcast de Sega. C’est un jeu dit à « monde ouvert », donc très ambitieux techniquement et financièrement puisqu’à l’époque c’était le jeu le plus cher au monde au niveau des coûts de développement et de marketing. A cette époque, deux épisodes sont sortis sur cette console Dreamcast. Mais cette console a un peu perdu la guerre des consoles contre la Playstation 2 et le jeu était exclusif à cette console. Il n’y a pas eu assez de ventes pour espérer avoir la suite. Après l’épisode 2, la manière dont ça se termine donne vraiment envie d’avoir une suite. Ça ne verra jamais le jour jusqu’à aujourd’hui.

Par ailleurs, le scénario ne se terminera pas sur celui-ci non plus ?

Le scénario est déjà plus ou moins écrit. On travaille avec le créateur d’origine qui a une histoire assez dense. Effectivement, ce ne sera pas non plus la fin de l’histoire.

Pour les “gamers”, la sortie semble être très attendue, on parle de jeu légendaire : qu’est-ce qui a fait le succès des précédents opus ?

Il faut se remettre un peu dans le passé. C’est un jeu à « monde ouvert ». Aujourd’hui, on en a plein des jeux comme ça : GTA, Red Dead Redemption, Fortnite… Ce sont des jeux où on peut se balader tranquillement dans une carte en 3D. Il faut savoir que Shenmue, c’est le premier jeu du genre. Comme c’est le pionnier, il y a cette nostalgie qui est toujours présente. Il y a aussi le fait que la plupart des joueurs attendaient la suite. Quand on attend 18 ans la suite d’un jeu, on lâche un peu l’affaire. C’est vrai que c’est un jeu légendaire. Lorsqu’on a annoncé la suite, en 2015, au plus grand salon de jeux vidéo au monde, à Los Angeles, les gens ont pleuré, tout simplement. Il y avait une ferveur assez incroyable autour du retour de ce titre. Les gens avaient vraiment abandonné l’idée qu’ils pourraient revoir la suite de Shenmue un jour.

Vous-même, vous travailliez déjà sur les premiers opus à l’époque ?

Pas du tout. J’ai joué sur les premiers opus au lieu d’aller à la fac ! C’est surtout ça que je faisais. A l’époque, les jeux sortaient en japonais, donc comme je ne comprends pas le japonais, il fallait passer beaucoup plus de temps. C’est vrai que c’est un jeu qui m’a personnellement particulièrement marqué. Je me suis dit : « Un jour il faut que j’arrive à faire quelque chose ». Mais bon, ça fait partie de ces rêves, où ça ne se réalise pas dans 99 % des cas.

Sur le financement, vous avez levé des fonds en un temps record, puis il a fallu quatre ans pour réaliser le jeu : est-ce la durée habituelle pour ce type de jeu ?

Ça a été plus long que ce qu’on avait prévu mais c’est une durée qui peut être considérée comme habituelle. On est passé par un financement participatif, où on a récolté 6,5 millions de dollars. Mais il a fallu trouver un complément à ce financement, car ce n’est pas suffisant pour faire un jeu de ce genre. Donc il a fallu trouver le reste du financement, il a fallu développer le jeu. Même si on a l’histoire, il y a tout de même tout un tas de personnes qui travaillent au Japon pour la création. C’est un jeu qui reste ambitieux et cela nécessite quelques années de travail. On a un an et demi de travail de retard par rapport à ce qu’on s’était fixé.

La durée de conception n’est-elle due qu’à un manque de financement ?

Non, le financement a été trouvé assez rapidement. Puis on a un partenaire qui s’est greffé. On voulait rendre le jeu aussi beau et intéressant que possible. Et ce n’est pas la même chose de faire un jeu à 6 millions qu’un jeu beaucoup plus cher. On a décidé de repousser le jeu pour le rendre meilleur.

Vous êtes passé du jeu le plus cher au monde à un jeu petit budget : comment ça s’est passé ?

C’est vrai. Alors, on ne peut pas dire petit budget. On va dire budget moyen. On n’est plus en mode blockbuster.

Que pouvez-vous nous dire du scénario, des thèmes abordés, notamment celui de la vengeance, omniprésent dans le jeu ?

Effectivement, de prime abord c’est la vengeance puisque dans le premier épisode, le père du héros se fait assassiner par le grand méchant global de l’histoire. C’est de là que part cette quête de vengeance. Au fur et à mesure des épisodes, même si la vengeance reste au centre, le héros, qui s’appelle Ryo, poursuit la voie des arts martiaux et comprend un petit peu mieux la vie. C’est ce qui est évoqué dans les différents jeux et même là dans le troisième opus. Évidemment, il cherche toujours le meurtrier de son père. Je ne vais pas dire que ça devient secondaire, mais il a d’autres choses à faire.

L’amour aussi a sa place dans le jeu ?

Oui, il a une compagne qui était déjà présente dans l’opus précédent. Elle s’appelle Shen Fa, c’est une Chinoise. Évidemment, l’amour c’est toujours ce qui nous fait aller sur d’autres chemins. Elle poursuit la quête avec lui. Ce sont deux personnages qui vont être présents tout au long de ce troisième opus. Elle est omniprésente et apporte tout son soutien au héros.

Entre la tradition du jeu et l’envie d’apporter des nouveautés, qu’est-ce qui change fondamentalement dans cet opus ?

C’est justement le grand écart que l’on doit faire. On doit rester sur les mécaniques de jeu éprouvées, qui ont parfaitement fonctionné et fonctionnent encore. Tout en correspondant aux nouveautés actuelles. Car il s’en est passé du temps en 18 ans. Graphiquement et au niveau des animations, c’est un jeu qui n’a rien à voir avec ses prédécesseurs. Cela vient des capacités techniques de la PS 4 [Playstation 4 — N.D.L.R.]. Au niveau de l’aventure, Yu Suzuki [le créateur du jeu — N.D.L.R.] a mis en place de nouvelles techniques de jeu au niveau des combats. Lorsqu’il y a des combats à faire, c’est un jeu qui n’a rien à envier aux jeux de baston traditionnels 3D, avec tout un tas de techniques et d’animations très réussies. Au niveau des cycles jour-nuit, comment nourrir le héros, le garder en forme, ce sont des éléments de role playing game (RPG), de jeux de rôle donc, encore plus présents qu’auparavant.

Y a-t-il un évènement particulier de prévu pour la sortie le 19 novembre, notamment à Monaco ?

Non, pas d’évènement particulier à Monaco puisque le 19 novembre, la priorité est à la fête nationale. Je me voyais mal organiser un évènement à Monaco.

Mais le 19  novembre était bien choisi exprès ?

Oui j’ai fait exprès. C’était pour faire un clin d’œil. Ça me paraissait très fun de se dire qu’un jeu qui sort mondialement, car il sort partout dans le monde à cette date-là, sorte le jour de la fête nationale monégasque. Pour beaucoup, c’est très étonnant de voir qu’il y a une société de jeu vidéo à Monaco. Au niveau international, les Américains, les Japonais, ils hallucinent un petit peu. Ça me faisait plaisir de montrer qu’on était capable de choisir une date qui correspond à la fête nationale monégasque. Alors que normalement les dates sont choisies pour des raisons purement marketing par des gens du marketing comme on les appelle. Je pense que ça n’arrive jamais (rires) !

Quels sont les premiers retours que vous avez eus des premiers testeurs ?

C’est très varié. Ceux qui ne connaissent pas du tout ou qui s’intéressent uniquement au graphisme, ils se disent que c’est un jeu moins réussi graphiquement que les gros blockbusters comme GTA. C’est ceux-là qui sont mis en comparaison alors que les budgets n’ont strictement rien à voir. Après les vrais joueurs adorent ce jeu puisqu’on a un génie aux commandes, capable d’insuffler quelque chose d’intense au niveau d’une aventure. C’est à la fois un jeu d’aventure et de baston. Donc on arrive à séduire ceux qui aiment ces deux types de jeu. On bénéficie aussi du fait que le Shenmue I et le Shenmue II sont ressortis l’année dernière en remasterisés sur PS4. Donc ça aide beaucoup à avoir des nouveaux joueurs car les anciens joueurs qui l’ont découvert sur Dreamcast ont plutôt entre 30 et 50 ans aujourd’hui. Pour séduire les joueurs un petit peu plus jeunes, heureusement qu’il y a eu cette sortie sur PS4 l’an dernier.

Quelle sera la suite pour vous après la sortie ?

Peut-être qu’on travaillera sur le quatrième épisode, on est en train de discuter. Sinon, on a un autre gros jeu qui sortira en 2020, qui s’appelle Twin Mirror. C’est un jeu narratif d’horreur-science-fiction.

De manière plus générale concernant le jeu vidéo, que pensez-vous des discussions autour de l’e-sport et de son potentiel devenir olympique ?

C’est un sujet que je connais pas mal. Disons que, je suis un peu étonné. J’ai été étonné il y a quelques années lorsque le CIO (Comité international olympique N.D.L.R) a clairement fait des démarches pour adouber l’e-sport. Il faut savoir que le CIO est un organisme qui ne fait rentrer personne en son sein. Voir qu’il y a une ouverture pour l’e-sport, ça paraissait exceptionnel. Maintenant, on s’aperçoit que l’ouverture existe mais l’e-sport n’est toujours pas intégré aux Jeux olympiques. Évidemment, c’était très tôt pour les Jeux olympiques de Tokyo qui ont lieu l’année prochaine, même s’il y aura des évènements e-sport autour mais organisés par les partenaires officiels du CIO. J’avais pensé que le CIO intègre l’e-sport en 2024 pour Paris. Visiblement, ça ne sera toujours pas le cas. A mon avis, le CIO ne sait toujours pas par quel bout prendre l’e-sport. Cela peut être considéré comme un sport à part entière. Mais le CIO, je suppose, est intéressé principalement par les sponsors autour de l’e-sport et ne sait pas comment intégrer tout ça, sans que ça ne crée de vagues au niveau des gens les plus conservateurs.

Vous pensez que c’est surtout une volonté commerciale plus que philosophique autour de la notion de sport ?

Je dirais que c’est un “mix” des deux. Les deux sont ensemble. J’ai eu une discussion hier soir à ce sujet, il y a des gens qui ne comprennent pas que l’e-sport, on n’est plus en train de parler de jeu vidéo, du petit-fils qui sort sa console et joue en ligne… On est en train de parler d’une véritable industrie. Il y a deux semaines, j’étais à Dubaï à une conférence sur le sport et l’intelligence artificielle. J’ai discuté avec le président de la fédération internationale d’e-sport. Il ne ressemble pas du tout à un geek, hein ! Il ressemble tout simplement au président de la FIFA et du CIO. On n’est pas du tout dans du “gaming”. Les “gamers” sont là, car ce sont eux qui jouent, un petit peu comme une équipe de foot. Le président d’un club de foot n’a aucun rapport avec les joueurs. Là, c’est exactement la même chose.

Vous êtes pour que l’e-sport soit reconnu en tant que sport ?

J’y suis favorable, puisque ça demande les mêmes investissements. Pour quelqu’un de l’extérieur, ça peut paraitre facile de gagner des compétitions en ligne sur son ordinateur ou sur sa console. Mais en vrai, comme pour tout, pour être performant, il faut tout simplement travailler plus que les autres. Les entraînements, c’est hallucinant ce qu’ils s’infligent. Ils ont aussi des traumatismes, ça peut paraître bête de le dire. Mais au niveau des poignets ou des bras, ce n’est pas anodin de jouer 14 heures par jour. Donc oui, je pense que l’e-sport peut être intégré. Après, ça me paraitrait hallucinant que l’e-sport soit intégré dans les Jeux olympiques (JO) tels qu’on les connaît, alors que les Jeux paralympiques ne sont pas pendant les JO. S’il y a des JO officiels de l’e-sport, pour moi, ça doit être désolidarisé de la compétition principale.

Vous concernant, les sessions de 14 heures de jeu, ça arrive encore ?

J’ai été un gros joueur, mais je ne le suis plus. Aujourd’hui, je suis chef d’entreprise, je n’ai plus le temps. A la fac, j’avais énormément de temps à passer, j’allais dire à perdre, mais ça pourrait être mal interprété (rires)… De toute façon, je suis obligé de jouer aux jeux que l’on produit. Sur Shenmue, il y a quand même une quarantaine d’heures de jeu.

Sur ce jeu qui va sortir, que penser du fait qu’aujourd’hui des pirates sont capables de “cracker” un jeu en 24 heures ?

Il faut savoir que le “hacking” [piratage informatique — N.D.L.R.] et le piratage a toujours existé. Vous me dites en 24 heures, mais cela fait longtemps, selon les différentes consoles que les pirates ont toujours eu un coup d’avance. Après, cela impacte moins les jeux un peu commerciaux comme le nôtre. Les jeux vraiment impactés, ce sont toujours les mêmes : c’est ceux qui se vendent à 40 millions d’exemplaires. Ils font déjà énormément d’argent, mais c’est clair qu’il y a des pertes importantes dans les caisses.

Et pour vous, le piratage représente de grosses pertes ?

J’estime entre 15 et 20 % de gens qui auraient pu acheter le jeu et qui, au final, préfèrent jouer avec un jeu piraté. Mais ça impacte un petit peu moins les jeux comme Shenmue, parce que c’est un jeu un petit peu plus profond. On a beaucoup de gens qui veulent acheter le jeu dans sa boîte, qui veulent avoir l’objet. Comme ce n’est pas un jeu qu’on finit en peu de temps, on a envie de s’attarder sur le jeu. Après, je ne peux pas dire le piratage ne nous pose pas de problème. Mais c’est moindre dans notre cas.

Et vous, vous n’avez jamais été pirate dans votre jeunesse, en tant qu’ancien “gamer” et “geek” ?

Justement, jamais. Moi, je devrais être un brocanteur : je garde tout. Déjà, le jeu dématérialisé ne me plaît pas. Il me faut ma boîte, que je range dans mon étagère. Donc, je n’ai jamais été pirate pour cette raison. En plus, avant il y avait un phénomène, qui s’est un peu estompé : les jeux japonais sortaient longtemps avant les jeux en français, et en Europe même d’ailleurs. Donc, je faisais importer les jeux, avec des belles boîtes. Je crois que je n’ai même jamais joué à un jeu piraté.

Souvent les vendeurs de jeux vidéo accompagnent leurs objets de “goodies” [de suppléments, d’objets bonus — N.D.L.R.] pour pousser à l’achat : cela fait aussi partie de votre stratégie ?

Pour Shenmue III aussi, il y aura une édition collector. Il y a différents objets selon les pays. De toute façon, il y a une communauté de Shenmue III qui est énorme. Donc, si on met le bon “package”, certains sont capables d’acheter deux ou trois jeux. Car ça leur fait plaisir de soutenir un jeu qui a failli ne jamais voir le jour.

1) Littéralement un temps record, puisque le jeu est rentré dans le Guinness des records au titre du financement participatif le plus rapide pour un jeu video. En 9 heures, l’objectif fixé de 2 millions de dollars a été atteint.