jeudi 28 mars 2024
AccueilActualitésSociétéAntonio Novi : « Il serait assez facile pour Monaco de devenir neutre...

Antonio Novi : « Il serait assez facile pour Monaco de devenir neutre en émission de carbone »

Publié le

Le résident italien Antonio Novi est consultant indépendant. Depuis fin 2020, il s’est lancé sur le marché du crédit carbone à destination des institutions et des entreprises de la principauté. Interview.

Votre parcours ?

Je suis originaire de Gênes, j’ai travaillé plusieurs années à Londres, et je suis résident à Monaco depuis 1996. Par la suite, j’ai été co-fondateur, actionnaire et directeur de Levmet, une société anonyme monégasque (SAM) spécialisée dans la production de métaux non ferreux, de charbon, de matières premières et de produits dérivés de l’industrie pétrolières, ainsi que de la construction. En décembre 2021, j’ai quitté cette entreprise. Je suis alors devenu consultant indépendant sur les marchés des matières premières, notamment pour le charbon, l’acier et le cuivre.

Comment vous est venu de travailler sur le secteur du crédit carbone ?

Dans ma précédente activité, j’ai beaucoup échangé avec des responsables de mines en Russie, avec les producteurs d’acier en Ukraine, avec des acheteurs en Turquie… Je suis né à Gênes, et ma famille travaille depuis longtemps dans le secteur du “shipping”, c’est-à-dire le transport maritime (1). Je me suis aperçu qu’il y avait une attente autour des questions environnementales. Le prince Albert II et Monaco sont très à la pointe sur ces questions-là. J’ai donc commencer à étudier les instruments que les entreprises peuvent utiliser pour agir en faveur de la planète. Et je me suis lancé à la fin de l’année 2020.

Quels sont ces instruments ?

Il existe deux instruments principaux à la disposition des entreprises qui souhaitent moins polluer. Il y a d’abord les Emission Trading System (ETS) qui sont des taxes obligatoires. Les producteurs d’acier ou de ciment doivent en acheter pour compenser leurs émissions de CO2. Les tarifs sont passés de 15 euros en 2020, à 100 euros mi-février 2022, pour descendre à 65 euros aujourd’hui [cette interview a été réalisée le 3 mars 2022 — NDLR], depuis que la guerre en Ukraine a débuté le 24 février 2022. Cette guerre a provoqué une hausse incroyable du prix des matières premières, alors que le crédit carbone est descendu.

Et le deuxième instrument à disposition des entreprises ?

Il s’agit des crédits carbone appliqués de façon volontaire par les entreprises. Cet instrument n’est donc pas rendu obligatoire par les Etats. Les entreprises se lancent pour des raisons éthiques, comme on peut le voir avec certaines entreprises du nord de l’Europe. Par exemple, en Allemagne, l’industrie automobile demande à ce que tout l’acier acheté soit neutre en carbone. Les producteurs d’acier dégagent entre 2 et 5 tonnes de CO2 pour chaque tonne d’acier qu’ils produisent. Du coup, ces producteurs doivent acheter des certificats pour compenser. La Suède, la Finlande, la Suède ou la Norvège sont très concernés, d’un point de vue éthique, sur ce sujet.

« La guerre en Ukraine a débuté le 24 février 2022. Cette guerre a provoqué une hausse incroyable du prix des matières premières, alors que le crédit carbone est descendu »

Qu’est-ce qui est le plus efficace : une taxe obligatoire ou un crédit carbone basé sur le volontariat ?

Je pense que le crédit carbone est plus efficace qu’une taxe. Singapour a été le premier pays d’Asie du Sud-Est à créer une taxe carbone en 2020. Elle concerne tous les secteurs d’activité, et elle a été fixée à 5 dollars de Singapour [3 euros environ — NDLR] par tonne d’émission de gaz à effet de serre pour la période 2019-2023. Cette taxe va être augmentée. Elle va passer à 25 dollars de Singapour par tonne [19 euros — NDLR] en 2024-2025, puis à 45 dollars de Singapour par tonne [30 euros — NDLR] en 2026-2027. Le ministre des finances, Lawrence Wong, a annoncé que l’objectif était de faire passer cette taxe à 50-80 dollars de Singapour par tonne [33 à 53 euros — NDLR] à long terme. Mais Singapour a autorisé l’achat volontaire de crédit carbone pour compenser jusqu’à 5 % des émissions taxables. Et je pense que ce pourcentage pourrait augmenter. Surtout, avec l’achat volontaire de crédit carbone, on peut voir les résultats concrets sur le terrain. Ce qui n’est pas le cas avec la taxe carbone.

Comment avez-vous lancé votre activité à Monaco ?

J’ai commencé à travailler avec les entreprises du secteur du transport maritime, car il s’agit de la deuxième industrie la plus polluante au monde, et je connais certains acteurs de ce marché. Je me suis donc tourné vers des entreprises de transport maritime installées à Monaco.

Et les entreprises acceptent de jouer le jeu ?

Les banques et les fonds de crédits financent l’activité des entreprises. Aujourd’hui, en échange de taux de crédits plus bas, certains demandent des actions concrètes aux entreprises pour lutter contre la pollution. De plus, certains actionnaires et clients attendent aussi que quelque chose soit fait en faveur de la protection de l’environnement. Ceci explique pourquoi les entreprises décident d’acheter volontairement du crédit carbone. En dehors du marché du transport maritime, à Monaco, le groupe Caroli est le premier à avoir manifesté de l’intérêt pour faire de façon volontaire du crédit carbone.

Comment ça marche ?

Je mène d’abord une étude, afin de déterminer les émissions de CO2 rejetées par l’entreprise. Ces émissions sont divisées en trois. Il y a d’abord ce que l’on appelle les émissions de scope 1 : il s’agit des émissions directes issues des ressources possédées et contrôlées par l’entreprise. Notamment les déplacements réalisés en voiture ou en avion, par exemple. Ensuite, les émissions de scope 2 concernent les émissions indirectes provenant de la production d’énergie achetée à un service public, comme la société monégasque de l’électricité et du gaz (Smeg), par exemple.

Et le scope 3 ?

Les émissions indirectes non comptabilisées dans le scope 2, sont inclues dans le scope 3. Il s’agit de toutes les émissions indirectes émises en amont et en aval, c’est-à-dire les émissions associées aux activités commerciales de l’entreprise. Pour les entreprises de transport maritime, il s’agit, par exemple, des mouvements de bateaux. Pour une entreprise de construction, cela concernera les matériaux nécessaires à la construction, notamment.

antonio novi monaco carbone
© Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo.

« Le prince Albert II et Monaco sont très à la pointe sur ces questions-là. J’ai donc commencer à étudier les instruments que les entreprises peuvent utiliser pour agir en faveur de la planète. Et je me suis lancé à la fin de l’année 2020 »

Vous proposez donc la certification, l’achat et la vente de crédits carbone ?

Je propose la certification, l’achat et l’annulation du carbone, qui permet de dire que l’on est vraiment neutre en émissions de carbone.

Qu’est-il possible de faire pour une entreprise qui veut se lancer ?

On peut décider de chercher à limiter, ou à éviter, les émissions de CO2. Par exemple, au Kenya ou en Inde, on utilise des chauffe-eaux à bois. Or, le bois est coupé dans les forêts, et leur combustion produit du CO2. Du coup, il y a des projets qui permettent d’équiper des chauffes-eau qui ne fonctionnent pas au bois, ce qui permet d’éviter les rejets de CO2. On peut aussi miser sur les parcs éoliens au Nicaragua, par exemple. Le prix moyen de la tonne d’équivalent CO2 compensée est compris entre 7 et 8 dollars.

Quoi d’autre ?

On peut se lancer dans la captation du dioxyde de carbone. Cela consiste, par exemple, à se lancer dans des projets de plantations d’arbres ou de protection des forêts. C’est un peu plus cher. Le prix moyen de la tonne d’équivalent CO2 compensée est compris entre 12 et 15 dollars.

Et pour les mers et les océans ?

C’est que l’on appelle le “blue carbon”. Dans ce secteur, il y a moins de projets, mais c’est une cause importante, car il s’agit notamment de s’attaquer au plastique qui pollue les mers et les océans. Pour ce type de projet, le prix moyen de la tonne d’équivalent CO2 compensée est de 25 dollars. C’est plus cher, car les projets sont plus complexes à développer.

Les entreprises peuvent aller plus loin, encore ?

Les “sustainable development goals”, c’est-à-dire les 17 objectifs de développement durable établis par les États membres des Nations unies et qui sont rassemblés dans l’Agenda 2030  (3), sont rattachés aux projets de limitation ou de captation de CO2. Nous travaillons sur des projets en Afrique qui mettent en avant la préservation de l’eau, ou de certaines espèces animales, par exemple.

Pour s’y retrouver, des organismes de labellisation comme le Voluntary Gold Standard ou Verified Carbon Standard ont fait surface, avec des critères très stricts ?

L’entreprise avec laquelle je travaille, Trasteel, qui est basée à Lugano, est enregistrée avec Verra et Gold Standard. Ils fournissent des registres qui permettent de certifier la qualité des projets que je peux proposer. Je suis consultant pour le client, et Trasteel vend le crédit carbone aux clients. Trasteel a déjà un contrat avec l’entreprise Andromeda Shipping à Monaco. En principauté, je suis en discussion avec d’autres entreprises, comme CTM et Scorpio, par exemple.

« Nous ne faisons pas que planter des arbres. Dans le cadre des 17 objectifs de développement durable, il est possible d’investir dans la préservation des écosystèmes, des sources d’eau, de certains villages, des espèces animales menacées, dans les zones du monde les plus pauvres. Nous y croyons vraiment »

Monaco pourrait devenir neutre en émission de carbone ?

Il serait assez facile pour Monaco de devenir neutre en émission de carbone, parce que ça ne nécessite pas beaucoup d’argent. Je travaille sur des projets pour les Masters de Monte-Carlo et pour le Grand Prix de Monaco, afin de compenser les émissions de CO2. Le monde va désormais dans cette direction. Par exemple, Arcelor Mittal produit presque 2 tonnes de CO2 pour chaque tonne d’acier produite. Et ils ont décidé de produire 100 000 tonnes d’acier neutre en carbone. D’ici la fin de l’année 2022, ils vont passer à 600 000 tonnes.

Ça coûte cher d’être certifié ?

C’est variable. Cela peut coûter entre 3 000 et 5 000 euros. Mais si on veut faire un scope 3, cela peut aller jusqu’à 25 000 euros.

« Je travaille sur des projets pour les Masters de Monte-Carlo et pour le Grand Prix de Monaco, afin de compenser les émissions de CO2. Le monde va désormais dans cette direction »

Certains observateurs jugent que la compensation carbone n’incite pas les entreprises à réduire leurs émissions de CO2 ?

Les entreprises travaillent à réduire leurs émissions de CO2, en misant notamment sur la technologie. Pour réduire les coûts, les entreprises doivent aussi trouver des solutions pour réduire leurs émissions de CO2. Plutôt que de payer pendant 50 ans pour acheter du crédit carbone, les entreprises préfèreront investir dans la technologie, pour être moins polluantes.

Certains écologistes, scientifiques et économistes estiment que la forêt c’est désormais devenu du “greenwashing” ?

Les projets proposés ne se limitent pas seulement à planter des arbres. Dans le cadre des 17 objectifs de développement durable, il est possible d’investir dans la préservation des écosystèmes, des sources d’eau, de certains villages, des espèces animales menacées, dans les zones du monde les plus pauvres. Nous y croyons vraiment. D’ailleurs, Trasteel investit dans chaque projet acheté par les entreprises. L’objectif, c’est de montrer que ce projet est très sérieux, et que l’on y croit. Par exemple, si un client achète pour un million d’euros de crédit carbone, Trasteel va investir 50 000 euros dans ce même projet.

Comment évaluer précisément les retombées de la compensation carbone ?

La certification est précise. Mais en achetant à un prix légèrement supérieur à ce qui a été estimé au départ, on peut estimer que l’entreprise est réellement neutre en émissions carbone.

Quel est l’impact de la guerre en Ukraine sur le marché de la compensation carbone ?

Lorsque la guerre en Ukraine a éclaté, ceux qui étaient intéressés par de l’achat de crédit carbone ont mis leur projet en attente. Certains avaient leurs bateaux bloqués en mer Baltique ou à Odessa. La première conséquence de cette guerre, c’est qu’il va falloir réouvrir les centrales à charbon. Le charbon est normalement à moins de 100 dollars la tonne, et il est désormais à 450 dollars la tonne. Mais il reste moins cher que le gaz.

L’Europe est très dépendante au gaz russe ?

En moyenne, en Europe, on utilise environ 40 % de gaz russe. Pour un pays comme la Hollande qui fait appel à seulement 15 % de gaz russe, compenser ces 15 % est presque impossible avec des énergies renouvelables, comme le solaire, par exemple. Du coup, dans l’immédiat, la réouverture des centrales à charbon semble hélas être la seule solution.

1) La marine marchande et sa flotte mondiale de 60 000 bateaux encore très majoritairement consommateurs de fioul, sont responsables de 2,9 % des émissions de gaz à effet de serre. En 2018, sous la pression de l’Organisation maritime internationale (OMI), ils se sont engagés à baisser de 40 % les émissions de CO2 d’ici à 2030, par rapport à 2008. Et de – 70 % d’ici 2050, avec – 50 % pour tous les gaz à effet de serre.

2) Créée en 2020, à Singapour la taxe carbone concerne six gaz : le dioxyde de carbone (CO2), le méthane (CH4), l’oxyde nitreux (N2O), les hydrofluorocarbures (HFC), les perfluorocarbures (PFC) et l’hexafluorure de soufre (SF6).

3) Plus d’informations sur https://sdgs.un.org/fr/goals.