vendredi 19 avril 2024
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« Avec trois étoiles,
on franchit un autre niveau »

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Le chef italo-argentin du Mirazur, à Menton, Mauro Colagreco, est devenu le premier chef étranger à être récompensé par trois étoiles au Michelin. Interview.

Vous êtes le premier cuisinier étranger à décrocher trois étoiles Michelin en France : votre réaction ?
C’est vraiment historique. J’ai ressenti énormément d’émotion. Mes images de jeunesse, lorsque je suis arrivé en France sont remontées à la surface. Il y a aussi un peu de fierté, bien sûr.
Il y a eu des fuites ?
Franchement, non. Il y avait eu beaucoup plus de rumeurs l’an dernier, en janvier 2018. Cette année, on était invité pour la soirée organisée par le guide Michelin à Paris, mais on ne savait rien. 
Trois  étoiles, ça signifie quoi pour vous ?
Trois étoiles, c’est le summum dans la carrière d’un cuisinier. C’est aussi le travail et la récompense pour toute une équipe depuis des années. Au Mirazur, je travaille avec une équipe de 45 personnes. C’est un métier de passion et ils sont tous très dévoués. C’est aussi un métier dur, difficile. Mais c’est un métier magnifique. Un grand chef français qui nous a quittés, disait que la cuisine, c’est un métier d’artisan qui nous permet de vivre comme des rois. 
Mirazaur-PUMPKIN-SEA-BUCKTHORN-BERRIES-BUCKWHEAT@EduardoTorres
Vous avez travaillé avec le chef étoilé Bernard Loiseau (1951-2003) : ça a changé votre vision sur les étoiles (1) ? 
Effectivement, ça a été une grande perte et un vrai choc pour moi. Car Bernard Loiseau, c’était la première grande maison dans laquelle je travaillais en France. J’aimais beaucoup Bernard Loiseau. J’ai réfléchi pour essayer de comprendre pourquoi on travaille, pourquoi on fait ce métier. Je me suis toujours fixé comme objectif de ne pas travailler pour les récompenses, pour les étoiles, mais plutôt pour satisfaire mes clients, tout en prenant du plaisir. 
Qu’est-ce que vous avez fait de mieux en 2018 pour mériter cette troisième étoile ? 
Je pense que c’est plusieurs années de travail qui ont été récompensées. Cette année, on a constaté des progrès avec mes équipes. On a fait un service de plus pour lequel on était fermé au public, mais auquel tout le staff venait pour faire de la formation. Ça s’est révélé être très motivant pour mes équipes. 
Vous avez obtenu votre deuxième étoile en 2012 : pourquoi il a fallu attendre 6 ans pour décrocher la troisième ?
En France et à Monaco, il y a 84 restaurants qui ont deux étoiles au Michelin. Mais il n’y a que 26 restaurants qui possèdent trois étoiles en France et à Monaco, et seulement 127 dans le monde. Donc avec trois étoiles, on franchit un autre niveau. 
Du coup, vous allez augmenter vos prix ?
Non. Nos prix sont toujours les mêmes. Depuis l’ouverture du Mirazur en 2006, on a la même politique tarifaire. On veut rester accessible. Aujourd’hui, parmi les différents restaurants étoilés, on reste l’un des moins chers. 
Cette troisième étoile vous met une pression supplémentaire ?
C’est vrai que c’est une grande responsabilité. Les étoiles nous sont données pour le travail que l’on a fait. Il faut donc continuer à travailler, en essayant chaque jour de se dépasser. Si en 2020 on parvient à conserver cette troisième étoile, ce sera seulement le fruit de notre travail. Et on sera aussi heureux
On dit qu’une troisième étoile, c’est 30 ou 40 % de chiffre d’affaires supplémentaire : c’est vrai ? 
J’espère bien ! Je vous dirai ça l’année prochaine. Plus sérieusement, une troisième étoile vous donne une visibilité dans le monde entier. C’est impressionnant. On reçoit des demandes des quatre coins du monde. Donc 2019 devrait être une très belle année. 
Mirazaur-Tartellette-Amanite-de-Cesar@lopezdezubiria
C’est vrai que lorsque vous avez remporté votre deuxième étoile en 2012, Alain Ducasse vous a appelé pour vous dire que maintenant, il fallait se mettre à travailler ?
Ça m’a vraiment marqué. A l’époque, en 2012, les cérémonies du Michelin n’existaient pas. Le guide rouge sortait le premier lundi du mois de février. Le communiqué de presse était envoyé à 8 heures du matin. Des rumeurs évoquaient une possible deuxième étoile pour le Mirazur. Donc à 7h30, j’étais au restaurant en train d’attendre. A 8 heures, c’était l’euphorie totale. Et à 8h02, j’ai reçu un appel d’Alain Ducasse, qui me dit : « Bravo Mauro. Maintenant, je te laisse, car il faut que tu commences à travailler ». 
De grands chefs, comme Marc Veyrat ou Pascal Barbot ou Marc Haeberlin, ont été rétrogradés de trois à deux étoiles, et Veyrat a même estimé que c’était « injuste » ?
Je suis triste pour mon ami Pascal Barbot, que je connais bien. Je le considère comme l’un des meilleurs chefs au monde. C’est quelqu’un d’extrêmement doué. Je ne suis pas Michelin, donc je ne comprends pas non plus. Surtout que je n’ai pas eu la chance de manger chez eux dernièrement. Le guide Michelin est réputé pour être strict, ce qui a contribué à le faire devenir une véritable référence dans le monde de la cuisine. 
On reproche souvent au Michelin de ne jamais expliquer ses décisions ?
C’est vrai qu’avec le Michelin, on ne sait jamais pourquoi on gagne ou pourquoi on perd une étoile. Mais je ne crois pas qu’ils agissent sans réfléchir. 
Cette année, Sébastien Bras, qui avait clairement exprimé son désaccord et sa volonté de ne plus être intégré au guide Michelin (2), a tout de même été crédité de deux étoiles : qu’en pensez-vous ?
C’est un peu injuste d’aller contre la volonté d’un chef. Mais je peux aussi comprendre le guide, qui estime qu’il veut avoir ce restaurant dans son palmarès, parce qu’ils estiment qu’il le mérite. C’est une question sur laquelle j’ai du mal à trancher. 
Mirazaur-Betterave-sauce-caviar-Oscietre@lopezdezubiria
Vous avez combien de restaurants aujourd’hui en France et dans le monde ?
J’en ai huit. Il y a d’abord les restaurants qui m’appartiennent, ou dans lesquels j’ai des parts : le Mirazur à Menton et le GrandCœur, une brasserie à Paris. J’en suis propriétaire, avec deux associés. A Courchevel, on travaille comme consultant avec le groupe Barrière dans l’hôtel Les Neiges, où se trouve le BFire. De la même manière, on travaille sur la plage du Majestic, à Cannes, pour un autre BFire pour lequel on signe la carte. 
Et à l’étranger ?
Nous avons un restaurant à Macao : c’est un “steak house“, qui s’appelle le Grill 58. Nous travaillons également au Siècle, à Nanjing, en Chine. Avec le Four Seasons, nous venons d’ouvrir en Floride, à Palm Beach, un restaurant gastronomique, moins formel, qui s’appelle Florie’s. En Argentine, on a lancé un concept de burgers bio qui s’appelle Carne, dans lequel je suis partenaire. Je ne suis propriétaire de rien, c’est là encore un travail de consultant. On intervient lors des changements de menus, on place nos chefs, et on essaie de faire du mieux possible. 
Vos projets pour 2019 ?
On va essayer d’assimiler cette troisième étoile. Notre objectif, c’est de la garder et de la faire briller. Nous avons d’autres projets, mais on veut rester réalistes, et choisir ce que l’on fait avec attention. Pas question d’entrer dans une folie qu’on ne pourrait pas gérer ensuite. On va doucement.
Vous participez toujours à Top Chef en Italie ?
Non, car l’émission a été arrêtée il y a deux ans. 
Du coup, vous allez rejoindre le Top Chef français, sur M6 ?
J’ai uniquement participé aux demi-finales sur M6 en tant que jury invité. En tout cas j’étais content de faire cette émission en Italie et pas en France, pour pouvoir me balader sans problème, et en toute discrétion. 
(1) Le chef Bernard Loiseau s’est suicidé le 24 février 2003, à l’âge de 52 ans, dans son logement de Saulieu. Dans son édition 2003, le Gault & Millau avait rétrogradé ce chef bourguignon de 19 à 17/20. Des rumeurs, relayées par Le Figaro, faisaient état d’une possible rétrogradation de trois à deux étoiles Michelin.
(2) Sébastien Bras, le chef du restaurant Le Suquet à Laguiole (Aveyron), avait décidé de restituer ses trois étoiles en 2018. Il réapparaît dans l’édition 2019 du guide rouge, avec deux macarons cette fois.