vendredi 19 avril 2024
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Ce qu’on ignore du tribunal du travail, les prud’hommes monégasques

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Déjà 76 ans que le tribunal du travail (prud’hommes) existe à Monaco, et cette juridiction s’avère parfois bien utile pour gérer, par le dialogue, des conflits entre salariés et employeurs, pas toujours au fait de la loi. Mais encore faut-il savoir comment fonctionne cette institution. Monaco Hebdo fait le point.

S’il fallait faire une comparaison avec la France, on pourrait dire que le tribunal du travail de Monaco est l’équivalent des prud’hommes. Le président de cette « grande dame » de 76 ans, Michel Gramaglia, ne voit d’ailleurs aucun inconvénient à la faire. Même chose pour son vice-président, Karim Tabchiche, qui cumule près de 30 ans d’expérience au sein de cette institution, avec son confrère. Et si leurs noms sont familiers, hors de l’univers judiciaire, c’est tout à fait normal : le tribunal du travail fait volontairement siéger dans ses rangs des personnes de la société civile, tout comme eux deux. Une particularité qui permet de faire travailler ensemble un président membre de la Fédération des entreprises monégasques (Fedem), et un vice-président élu secrétaire général adjoint de l’Union des syndicats de Monaco (USM), deux organisations souvent diamétralement opposées politiquement et idéologiquement. Mais, ici, le compromis est roi.

« On diabolise l’article 6, mais il est très utile pour les deux partis. Il peut même satisfaire les intérêts du salarié, dès lors qu’il reçoit les indemnités maximales. Ce n’est pas la carte mystère qu’on pose là pour se débarrasser d’un salarié »

Michel Gramaglia. Président du tribunal du travail

Peu de cas liés à l’article 6

La fonction du tribunal du travail, à l’instar du tribunal des prud’hommes en France, est de résoudre des conflits. Des conflits individuels, très souvent. Des conflits collectifs, très rarement. Et des conflits qui opposent exclusivement des employeurs à leurs salariés ou intérimaires, liés par un contrat de travail. Les cas de discordes sont donc souvent les mêmes : des recours abusifs aux contrats à durée déterminée (CDD), des problématiques de harcèlement et, spécificité monégasque, des applications non conformes du fameux article 6, qui permet à un employeur de licencier son salarié sans motif, ce qui n’est pas le cas en France : « On diabolise l’article 6, mais il est très utile pour les deux partis. Il peut même satisfaire les intérêts du salarié, dès lors qu’il reçoit les indemnités maximales. Et, comme tout article de loi, il impose une procédure à suivre. Ce n’est pas la carte mystère qu’on pose là pour se débarrasser d’un salarié », explique Michel Gramaglia. « Notre rôle n’est pas de juger l’article 6, mais de s’assurer qu’il est bien appliqué correctement », ajoute le vice président Karim Tabchiche, bien que l’USM soit farouchement opposé à son utilisation. Mais, comme le rappellent les deux hommes, la politique n’a pas sa place au sein du tribunal, et elle n’intervient pas dans le rendu des jugements. D’autant que, sur l’ensemble des affaires jugées, seul 10 à 15 % concernent cet article 6, selon les présidents et vice-présidents.

Pas de professionnels du droit

Pour gérer ces conflits liés à l’entreprise, rien de tel que des composants du monde de l’entreprise eux-mêmes. Le tribunal du travail n’est pas un organe de la direction des services judiciaires et, sur ses 48 membres au total, dits « assesseurs », 24 représentent les salariés et 24 les employeurs. Ce ne sont donc pas des juristes de formation, mais des membres issus de la société civile. « Cela permet d’avoir des relations entre personnes qui savent de quoi elles parlent pour régler un litige. Il est toujours préférable d’avoir un professionnel du terrain en face de soi, qui sait ce qu’est le métier en question. Nous essayons toujours de trouver des assesseurs qui exercent la même profession que le litige concerné, comme ça ils sauront comment appréhender les problèmes », note Michel Gramaglia. À noter que tous ces assesseurs exercent bénévolement, à côté de leurs fonctions respectives, sans percevoir la moindre indemnité. Et cela demande du temps, entre la plaidoirie, l’examen du dossier, le délibéré, et le rendu de jugement. En moyenne, une affaire met d’ailleurs deux ans pour aboutir. « Heureusement, le nouveau code de procédure civile va alléger le rendu du jugement, qui sera désormais consultable. Cela permettra de gagner un peu de temps », ajoute le président.

Michel Gramaglia. Président du tribunal du travail de Monaco. © Photo Clément Martinet / Monaco Hebdo.

Tous ces assesseurs exercent bénévolement, à côté de leurs fonctions respectives, sans percevoir la moindre indemnité. Et cela demande du temps, entre la plaidoirie, l’examen du dossier, le délibéré, et le rendu de jugement

La conciliation obligatoire

Pour résoudre le litige, une phase de conciliation est obligatoire à Monaco, contrairement à la France. Cela signifie que les deux partis vont d’abord devoir se rencontrer dans les locaux du tribunal, situé dans les bureaux du stade Louis II, dans le but de trouver un terrain d’entente, et éviter de passer en jugement au palais de justice. « C’est une particularité monégasque qu’il faut préserver, car il s’agit d’une phase précieuse pour trouver un accord. De façon générale, il ressort que les personnes ne connaissent pas toujours très bien le droit. Ils mettent souvent en avant ce fameux « c’est la loi », alors que ce sont les pièces du dossier qui font la différence, nous devons donc apporter une dimension sociale au litige », estime Karim Tabchiche. Il arrive ainsi régulièrement que les personnes en litige se présentent sans avocat à leurs côtés. Pour les cas les moins complexes, ce n’est pas un problème, et le contentieux peut se conclure lors de cette phase, en réglant une somme due par exemple, sans passer par le tribunal judiciaire. Mais, le plus souvent, les conflits se dénouent rarement par une conciliation. Pour la grande majorité des cas, selon les présidents et vice-présidents, les affaires finissent au palais de justice. L’affaire passe alors entre les mains d’un juge professionnel, le juge de paix, qui a lui seul la compétence pour présider le tribunal judiciaire. Et si ce jugement, en première instance, ne satisfait toujours pas l’un des partis, ou les deux, l’affaire peut également se poursuivre en Cour d’appel. Mais ce scénario est assez rare : « On se fait rarement « retoquer » jusqu’à la Cour d’appel. Cela prouve qu’on se débrouille pas trop mal, même sans être des juges professionnels », explique Michel Gramaglia. En effet, le rôle du juge de paix est de parvenir à un consensus, en mettant d’accord les deux personnes du collège salarié et les deux du collège patronal.

Pas d’affaires dépaysées

Monaco étant un petit territoire, la question du conflit d’intérêts et du secret d’instruction se pose. L’effet « village » de la principauté, voulant que tout le monde se connaisse, ou presque, nécessite-t-il de dépayser les dossiers, et de les transférer en France, pour garantir la neutralité de leur traitement ? « Non », répondent les présidents et vice-président du tribunal du travail : « Les gens s’inquiètent parfois au sujet du secret d’instruction, mais cela n’a pas lieu d’être. Nous avons refait un règlement intérieur et rédigé un code de déontologie, qui n’existait pas avant, pour dépoussiérer tout ça. Ainsi, nous jugeons avec équité. Et, quand une personne connaît le ou les partis, elle s’en va, pour laisser sa place à une autre personne », décrit Michel Gramaglia. « Ces cas de figure se présentent en France également, et il n’y a pas besoin de déloger l’affaire pour autant. Nous disposons d’assez d’assesseurs à Monaco pour éviter d’en arriver là. Et il ne faut pas oublier que nous prêtons serment quand nous sommes assesseurs. C’est un point important que nous prenons très au sérieux », ajoute Karim Tabchiche. À noter que, contrairement à la France, la rédaction des jugements est confiée à un juge professionnel et pas aux assesseurs, qui sont généralement des membres nommés par des syndicats. Cette particularité offre une meilleure neutralité de traitement, selon Michel Gramaglia et Karim Tabchiche. Et cela doit aussi garantir que le droit est réellement appliqué, dans le respect des textes. En 2021, 83 requêtes ont été enregistrées au total, pour 65 jugements rendus. Il reste encore 303 affaires en instance en stock en 2022 [Monaco Hebdo bouclait ce numéro le mardi 5 avril 2022 — NDLR].

Tribunal du travail : Pas d’effet Covid

Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, la crise sanitaire n’a pas engendré davantage de conflits entre les salariés et leurs employeurs. Du moins, cela ne s’est pas traduit par une recrudescence de recours devant le tribunal du travail. « C’est même l’inverse. Notre activité a plutôt diminué. Cela prouve que le gouvernement a bien géré la crise », assure Michel Gramaglia. Pour Karim Tabchiche, cette diminution s’explique par le fait que de nombreux salariés se sont vus proposer le chômage total temporaire renforcé (CTTR), dont le dispositif a pris fin le 31 mars 2022.