vendredi 19 avril 2024
AccueilActualitésJudiciaireMe Régis Bergonzi : « L’acte de juger est particulièrement noble et difficile »

Me Régis Bergonzi : « L’acte de juger est particulièrement noble et difficile »

Publié le

Suite au vote par les élus du Conseil national du projet de loi sur la magistrature, la réaction du bâtonnier de l’ordre des avocats de Monaco, Me Régis Bergonzi.

Le projet de loi sur la magistrature a été présenté le 30 juin 2020 comme une « pierre importante » contre la corruption par les élus du Conseil national : êtes-vous d’accord ?

Ce projet s’inscrit à la croisée de deux aspirations de notre société distinctes, mais aussi légitimes l’une que l’autre. La première consiste à renforcer toujours plus l’indépendance des magistrats dans l’exercice de leur fonction particulièrement essentielle, dans un État, qui est de trancher les litiges, à la fois dans le respect de la règle de droit et en toute impartialité. La seconde tend à rappeler l’importance cardinale des obligations déontologiques auxquelles ces mêmes magistrats sont tenus et qui tend, justement à préserver leur indépendance, mais aussi l’indispensable confiance des justiciables dans la justice. On rappellera, à ce titre, que le 26 novembre 2019, un recueil de principes éthiques et déontologiques à l’attention des magistrats était promulgué, couchant par écrit les règles qui régissaient déjà, depuis longtemps, leur profession. Ces évolutions ne peuvent qu’être saluées.

Grâce à ce texte le Haut conseil de la magistrature voit ses prérogatives augmenter ?

Naturellement, pour éviter toute dérive, le Haut conseil de la magistrature apparaît comme l’organe essentiel pour que les magistrats répondent de leurs éventuelles fautes disciplinaires, mais sans faire l’objet de pressions indues ou illégitimes. Dans cette optique, le projet adopté, en introduisant une possibilité d’auto-saisine ou en étendant les possibilités d’évaluations internes va dans le bon sens.

Ce projet de loi est pleinement satisfaisant ?

Si les recommandations X et XIV faites par le Groupe d’Etats contre la corruption du Conseil de l’Europe (Greco), semblent en partie suivies, la recommandation VII suggérait plusieurs avancées notables : à savoir que le Haut conseil de la magistrature devrait être composé d’une majorité de magistrats élus par leurs pairs, et que ses avis soient publiés. Or, ces questions sensibles ne sont pas abordées dans le projet de loi voté.

Que change ce texte, même indirectement, pour votre profession ?

Tout ce qui tend à renforcer l’indépendance, l’impartialité, mais aussi le respect des obligations déontologiques d’un juge ne peut qu’être salué par les avocats. Un lien de nécessaire confiance doit guider la relation magistrat-avocat.

Le projet de loi n° 1016 sur l’administration et l’organisation judiciaires détaille la nature des instructions que le directeur des services judiciaires peut adresser aux magistrats du ministère public : il y avait réellement un vide à combler ?

Dans sa précédente version, le texte était silencieux sur ce point et je ne peux parler de la ou des pratiques passées, car je n’avais fonctionnellement pas à y être associé. Toutefois, on peut penser que celles-ci dépendaient nécessairement des personnalités, fortes ou plus dociles en présence. J’ai d’ailleurs pu connaître des procureurs particulièrement indépendants dans leur esprit et leurs actes, malgré leur hiérarchisation statutaire, et des magistrats du sièges plus tentés de se laisser porter par le sens du vent. L’indépendance du magistrat n’est pas qu’une affaire de texte, c’est surtout une affaire d’état d’esprit : oser parfois s’affirmer contre le joug de la pensée unique, du politiquement correct, sans se soucier du « qu’en-dira-t-on », de son évolution de carrière, de son propre confort. L’acte de juger est particulièrement noble et difficile. Quoi qu’il en soit, cette réforme de la législation monégasque doit être saluée, car elle tend à renforcer la confiance des justiciables dans notre institution judiciaire, notamment si un classement par le parquet s’impose. Or, parfois, des classements sans suite doivent être opérés, notamment lorsqu’une plainte n’est absolument pas fondée, si ce n’est sur l’unique intention d’ennuyer son prochain…

L’indépendance opérationnelle du Haut conseil de la magistrature est-elle suffisamment renforcée, désormais ?

C’est précisément l’enjeu essentiel de la recommandation VII du Greco, à savoir que les magistrats élus par leurs pairs siègent en majorité au sein de cette importante institution. Je constate qu’aujourd’hui seuls deux membres du Haut conseil de la magistrature sur sept sont effectivement élus par leurs pairs ce qui, dans mon opinion, apparaît insuffisant. On pourra toujours arguer d’un risque de corporatisme, ou du fait que chaque juge connaît la totalité de ses collègues plus ou moins personnellement. Il n’en reste pas moins que cette représentativité doit être renforcée, les magistrats apparaissant, sauf très rares exceptions, aussi compétents que responsables, et généralement animés d’un fort esprit d’équité.

Le cycle d’évaluation du Greco a été décisif pour le vote de ce texte ou même sans l’intervention du Greco, Monaco aurait poussé pour que ce type de texte voit le jour ?

L’exposé des motifs l’indique clairement : le souhait de la principauté est de suivre certaines recommandations du Greco dans une optique de progrès. Pour d’autres suggestions, il faudra expliquer nos spécificités tenant compte de l’exiguïté de notre territoire. Pour avoir été élu depuis plus de 10 ans au sein d’un autre organe de “monitoring” du Conseil de l’Europe, le comité européen de prévention de la torture, je sais l’importance attachée à certains standards partagés par la plupart des nations européennes. En adhérent au Greco, la principauté a fait le choix d’accepter de recevoir ce type de suggestions tendant à renforcer toujours plus notre état de droit. Maintenant, il est normal que l’Etat considéré discute certaines des recommandations qui lui sont faites. Par exemple, le fait que l’indépendance du Haut conseil de la magistrature soit inscrite dans la Constitution ou dans la loi ne m’apparaît pas si déterminant. L’intérêt de ce type d’organisme est précisément de soulever, avec un regard extérieur, des questions et d’engendrer des réflexions. En l’état de l’exigüité de notre territoire, la question des conflits d’intérêts est un véritable sujet qui doit aboutir à une réflexion d’ensemble pour éliminer ceux-ci de manière aussi forte qu’il est possible.

© Photo DR

« La réforme monégasque proscrit textuellement qu’une affaire soit classée ou suspendue par le directeur des services judiciaires. Or, l’institution judiciaire doit rassurer les justiciables sur sa compétence, son indépendance et son impartialité »

La justice monégasque a été durement mise en cause ces derniers mois, via notamment l’affaire Rybolovlev-Bouvier : le vote de ce texte est-il aussi une forme de réponse à l’impact de cette affaire ?

Je ne pense pas que l’adoption de ce texte, à l’époque, aurait changé grand-chose à cette affaire. Les juges, notamment, d’instructions, ayant eu à connaître de ces dossiers ont tous bénéficié de très larges pouvoirs pour remplir leurs missions. Ceci dit, pour l’opinion, toute possibilité d’ingérence, aussi minime soit-elle, des pouvoirs publics dans le cours de la justice est toujours source de suspicion. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à se référer au retentissement des récentes déclarations de Madame Eliane Houlette dans l’affaire Fillon. La réforme monégasque proscrit textuellement qu’une affaire soit classée ou suspendue par le directeur des services judiciaires. Or, l’institution judiciaire doit rassurer les justiciables sur sa compétence, son indépendance et son impartialité. C’est aux pouvoirs publics de faire en sorte que l’institution judiciaire soit organisée de façon à ce que son fonctionnement ne prête plus le flanc à d’excessives critiques.

Le reportage-enquête Scandales à Monaco. Les révélations d’un juge, diffusé le 10 juin 2020 sur France 3 dans l’émission Pièces à conviction, et dans lequel le juge d’instruction français Edouard Levrault est revenu sur ses trois années d’enquête explosive sur l’oligarque russe Dmitri Rybolovlev, a eu quels effets en termes d’image pour Monaco ?

Comme la presse s’en est très largement faite l’écho, on rappellera que les hauts fonctionnaires de ce dossier mis en cause auraient « vendu leur âme » en contrepartie de quelques places de foot, ainsi qu’une théière russe… Est-ce vraiment l’affaire du siècle ? A titre personnel, j’avais une opinion plutôt positive de ce magistrat qui, dans l’image populaire, « osait y aller ». J’aurais d’ailleurs aimé connaitre les décisions qu’il aurait été amené à prendre en fin de dossier pour me faire une opinion plus précise de son objectivité. Qu’aurait-il décidé, si, après avoir retourné la principauté, la montagne n’accouchait que d’une souris ? Nous ne le saurons jamais, car ce sont d’autres que lui qui auront à statuer.

Qu’avez-vous ressenti d’autre en regardant cette émission ?

Ce qu’a révélé cette émission ne peut qu’être qualifié de regrettable et de révélateur : pourquoi se mettre en scène de la sorte ? Quid du devoir de discrétion et de réserve qu’il méconnaît ? Ne parlons même pas de la présomption d’innocence des mis en cause à la réputation jusqu’ici impeccable. Mais, c’est surtout la fin de ce reportage qui m’a marqué, lorsqu’on y apprend que ce magistrat avait passé sa dernière journée de fonction à rédiger des questions à poser au chef de l’Etat, pourtant proscrites par l’article 3 de notre Constitution. On ne peut que s’interroger sur cet acte de fin de course : est-ce un acte d’instruction qu’il effectuait, une vengeance ou un coup d’éclat médiatique ? Plus généralement, cette émission porte un coup injuste et regrettable aux réputations de la justice et de la police monégasques, et notamment à l’honneur des magistrats qui y travaillent chaque jour avec conscience et indépendance, mais sans céder à pareil sensationnalisme. Toutefois, les personnes avec qui j’en ai parlé ici comme à Paris ont d’eux-mêmes relevé que ce reportage n’était qu’à charge et partant, négligeable.

Maintenant que ce texte est voté, Monaco est-il davantage à l’abri de scandales judiciaires de ce type ?

Je ne le pense pas, car ce que vous qualifiez de scandale existe et existera dans tous les pays du monde tout simplement parce que nous parlons d’une justice d’hommes et que l’homme, par nature, n’est pas infaillible. Regardez en France le « scandale » Outreau qui doit tellement à un juge d’instruction particulièrement convaincu de son infaillibilité. L’affaire Balkany pour sa part ne doit rien à l’organisation judiciaire, que je sache. En revanche, il est essentiel que l’organisation judiciaire soit sans cesse améliorée pour ne plus prêter le flanc à la critique.

Monaco communique-t-il suffisamment autour des efforts réalisés pour garantir l’indépendance de sa justice ? Que faudrait-il faire de plus ?

Peut-être qu’il y aurait plus à dire. La justice monégasque fonctionne avec des moyens humains et matériels enviables, lesquels incitent nombre de magistrats français à demander leur détachement en principauté. A ma connaissance, cette tendance ne s’est pas inversée, ce qui prouve qu’ils savent pouvoir venir y exercer dans de bonnes conditions, notamment d’impartialité. Récemment, je plaidais le dossier de corruption dit de l’IAAF à Paris, aux dimensions réellement internationales. Or, sans les efforts conjugués de la justice et de la police monégasques, des aspects essentiels de cette affaire n’auraient pu être révélés. Quoi qu’il en soit, l’amélioration sans cesse de l’organisation et du fonctionnement des institutions judiciaires m’apparait comme le meilleur moyen de nous épargner à l’avenir ce genre de campagne de presse.

Pour lire la suite de notre dossier sur le projet de loi sur la magistrature cliquez ici.