jeudi 25 avril 2024
AccueilActualitésJudiciaire« Nous ne sommes pas une monarchie parlementaire »

« Nous ne sommes pas une monarchie parlementaire »

Publié le

Indépendance de la justice, séparation des pouvoirs… Philippe Narmino revient sur les débats qui ont marqué l’examen de la loi sur l’organisation judiciaire. Et après le choc du rapport de la commission de Venise, le directeur des services judiciaires défend la monarchie constitutionnelle monégasque. Interview relue.

ORGANISATION JUDICIAIRE
Monaco Hebdo : Quelle est la genèse de la loi sur l’organisation judiciaire ?
Philippe Narmino : Le prince Rainier III avait souhaité moderniser nos lois en matière de justice. Les textes étaient anciens, remontant pour certains à 1918. En 2000, le chef de l’Etat avait demandé à ce qu’un comité de juristes soit constitué pour plancher sur le statut de la magistrature et l’organisation judiciaire. Le statut de la magistrature a pu être adopté par le conseil national en 2009 et les débats n’ont pas été aussi doctrinaires que pour l’organisation judiciaire où on a focalisé sur la fonction de DSJ. Quant à l’organisation judiciaire, avant même de connaître tous les soubresauts auxquels on a pu assister au conseil national, ce texte est resté près de 5 ans sans être ouvert par le rapporteur, de 2005 à 2010. C’est ahurissant. On a perdu près de 5 ans. C’est bien que ce texte soit aujourd’hui inscrit dans la loi.

M.H. : Qu’apporte ce texte au justiciable, concrètement ?
P.N. : Concrètement, il n’y a pas grand chose de changé pour le justiciable. Les vacations sont raccourcies de 15 jours pour la cour d’appel. Désormais, pour toutes les juridictions, en particulier le tribunal et la cour d’appel, elles durent du 15 juillet au 30 septembre. Sachant que même pendant cette période, on traite les flagrants délits et les affaires urgentes, que ce soit au pénal ou au civil. Tous les 15 jours, il y a des audiences même si on ne fait pas venir le tout venant. Cette interruption de deux mois et demi est une coupure partielle nécessaire pour gérer le mois et demi de congés des magistrats. Cette loi était moins importante et sensible que le statut de la magistrature. Mais les soubresauts politiques sont nés du fait qu’on voulait amorcer un mouvement vers une responsabilité du DSJ devant le conseil national, dans le prolongement du rapport Renoux.

M.H. : Le rapport Renoux proposait que le DSJ rende des comptes sur le plan budgétaire et évoque devant les élus sa politique pénale. Philippe Clérissi a parlé de glissement vers la monarchie parlementaire. Vous partagez cette opinion ?
P.N. : Je me borne à constater les débats introduits sur un texte qui n’est ni technique ni compliqué. Ce texte a glissé sur un plan politique sur lequel les autorités ne voulaient pas s’engager et les débats ont fait ressortir de part et d’autre une conception différente des institutions.

M.H. : Comment ?
P.N. : A partir du moment où la Constitution dit que c’est le prince qui dispose du pouvoir de justice qu’il délègue aux cours et tribunaux, ce pouvoir, constitutionnellement, n’est pas partagé avec d’autres. Et il ne s’agissait pas de changer la donne avec la nouvelle loi. L’organisation de la DSJ est louée par un certain nombre de personnes à l’international. Pourquoi ? Aujourd’hui, dans un système parlementaire, un gouvernement est issu de la majorité qui a été élue. Le ministre de la justice est soumis à une discipline gouvernementale, voire de parti et à un premier ministre qui peut avoir des comptes à rendre au chef de l’Etat. Bref, c’est une chaîne de commandements qui fait que l’on peut douter de l’impartialité des décisions du ministre de la justice. Cela n’a rien à voir avec ce que Monaco a créé depuis 1917. En principauté, le ministre d’Etat est dépossédé depuis cette date du pouvoir d’administrer la justice et les prisons au profit d’un autre « ministre » qui, lui, voit son champ de compétence limité à la justice. Et même si certains ont regretté que l’on n’ait pas mieux présenté la DSJ dans la constitution de 1962, si on dit dans la constitution que le ministre d’Etat dirige les services exécutifs, c’est bien qu’il y a quelqu’un qui dirige les services judiciaires.

M.H. : Vous évoquez le débat sur la légitimité de la DSJ ?
P.N. : Oui. Le rapport Renoux avançait que la DSJ n’avait pas de légitimité. Je réfute à 100 % cette analyse. Et vous comprendrez que ce rapport ait faussé les rapports avec le conseil national. Comment continuer à discuter sur des bases de loyauté avec des gens qui portent ces idées ? Bref, aujourd’hui, ce débat-là est clarifié. Et avec la loi sur l’organisation judiciaire, on répond aux exigences du Greco – je vais d’ailleurs édicter un texte sur l’intégrité et l’impartialité des magistrats et membres des services judiciaires – et de la commission de Venise. Il est d’ailleurs inutile de rebattre des anciennes cartes.

M.H. : Pourquoi avoir choisi à l’origine de créer une DSJ et non un poste de ministre de la justice au sein du gouvernement ?
P.N. : En 1917, lorsqu’a été édicté le principe de séparation des fonctions, c’était finalement, un siècle et demi plus tard, l’influence de Montesquieu sur la séparation des pouvoirs. Monaco lui a donné une application plus pure : quand vous parlez de séparation des pouvoirs, il est naturel de placer ceux qui exercent le pouvoir judiciaire, c’est-à-dire les magistrats, à part. C’est une séparation à double détente. Vous avez la séparation première : ceux qui jugent sont séparés de ceux qui votent la loi et de ceux qui l’exécutent. Mais à Monaco, ceux qui administrent ceux qui jugent sont également placés à part.

INDEPENDANCE DE LA JUSTICE
M.H. : Vous dépendez tout de même de l’exécutif puisque vous dépendez du prince ?
P.N. : Je dépends du prince, c’est certain, mais le prince, outre ses pouvoirs exécutifs, a des pouvoirs législatifs et judiciaires. Pour autant, je dispose d’une autonomie enviable car il ne s’occupe pas des affaires de justice au quotidien. Combien de fois le palais princier m’a transféré des courriers de gens qui pensent encore que le prince est le seigneur qui rend la justice sous le chêne ? Au moins deux fois par mois, on me fait passer des lettres de gens qui s’adressent à lui alors même que leur situation est appréciée par les tribunaux. Les clichés perdurent et beaucoup pensent que si vous êtes en litige avec l’Etat, la SBM ou un Monégasque, vous avez perdu d’avance.

M.H. : Il est tout de même rare de gagner contre l’Etat ?
P.N. : Cela arrive dans 10 à 20 % du contentieux le concernant. Vu le niveau et la qualité des fonctionnaires, c’est normal que l’Etat ne fasse pas beaucoup d’erreurs. En pratique, j’ai vu des commerçants qui subissaient des travaux excessifs à quelques mètres de leur devanture obtenir de l’Etat d’importantes indemnisations. Ou des architectes évincés de manière hâtive d’un programme public obtenir à l’époque 70 millions de francs de dommages et intérêts. L’état de droit et l’indépendance de la justice, cela signifie quelque chose ! Les magistrats travaillent dans la sérénité, hors de toute pression. Même lorsque j’ai besoin d’information, je suis très attentif à ce que ma démarche ne soit pas mal interprétée. Si j’ai des choses à demander, je le demande au procureur général qui est mon interlocuteur. Lui-même sollicite les documents par écrit dans un cadre légal. Je ne fais pas de diplomatie de couloir ! Ça va de soi. Parfois, je reçois des plaintes de justiciables que je répercute aux juges concernés par voie hiérarchique. J’ai un rôle de surveillance de la bonne administration de la justice mais à l’égard des magistrats, je fais extrêmement attention et je ne souhaite aucunement influer sur leurs décisions.

M.H. : Dans l’affaire du sondage OpinionWay, on parle de règlement de comptes politiques et du rôle que vous auriez pu tenir ?
P.N. : Je ne veux pas parler de cette affaire en cours. Je m’exprimerai, lorsque cette affaire sera terminée pour mettre les choses au point.

M.H. : Que représente le budget de la justice que vous ne souhaitiez pas voir discuter devant le conseil national ?
P.N. : Le budget géré par les services judiciaires, y compris la maison d’arrêt, mais sans intégrer les traitements et salaires des magistrats et personnels, s’élève à 2 900 000 euros environ par an. Sur le plan budgétaire, il y a deux points sur lesquels je ne transige pas : d’abord les commissions d’offices et les assistances judiciaires. On répartit presque 300 000 euros aux avocats par an pour prêter leur concours à des gens qui n’ont pas les moyens. Pour ne pas être trop en décalage avec le niveau de vie des avocats, l’unité de valeur à Monaco est de 50 euros contre 22 ou 23 euros en France. Ensuite, ce sont les frais de justice (comprenant les traducteurs, les interprètes, les expertises), disposant d’un budget de 870 000 euros cette année. Ces deux postes représentent donc plus de 1 million d’euros. Mais ce n’est pas parce qu’on est autonome qu’on est autiste. J’adresse au ministre d’Etat mes propositions, il me donne un avis après avoir lui-même consulté ses services, et j’envoie les deux au cabinet princier. Je n’ai pas besoin de validation supplémentaire du conseil national à ce stade.

REFORME DE LA GARDE A VUE
M.H. : Pour vous, la loi sur la garde à vue est-elle une simple adaptation législative de la pratique actuelle ?
P.N. : On a écrit dans la loi ce qui avait été fixé par instructions du procureur. Les deux points importants sont le droit de se taire et l’assistance d’un avocat dès la première heure de la garde à vue. Il est vrai que le texte limite l’accès au dossier aux auditions de l’intéressé et au procès verbal de placement en garde à vue. Mais il faut bien constater qu’il s’agit à ce stade d’une phase d’enquête policière, et que nous ne sommes pas devant un tribunal. Il faut permettre aux policiers de travailler. Si on rend toujours plus ardue la tâche des policiers, il est alors trop facile de trouver des moyens de nullité. Cette loi est favorablement regardée par les magistrats qui étaient opposés de manière vigoureuse aux positions antérieures du conseil national.

M.H. : Un article de loi est particulièrement contesté par les avocats car il permet au procureur de lever toutes les garanties liées à la garde à vue. Qu’en pensez-vous ?
P.N. : Lorsque des raisons impérieuses le justifient, le procureur général ou le juge d’instruction peuvent en effet s’affranchir des garanties prescrites par la loi. Mais cette mesure ne peut être prise que lorsque des raisons impérieuses l’exigent, pour écarter un danger de mort ou de déperdition des preuves. Et elle ne peut être que temporaire et proportionnée au but poursuivi. Cela ne se fera jamais sauf dans les cas d’enlèvement ou de destruction volontaire de preuve ou dans les cas de torture, chantage avec détention d’un otage. Ce texte est intrinsèquement contentieux car son application sera toujours contestée ce qui appelle naturellement à la plus grande prudence. Un parquetier ou un juge d’instruction ne prendra jamais une décision d’utiliser ce texte si les conditions ne sont pas remplies.

M.H. : Les enfants sont désormais traités comme des adultes en matière de garde à vue. Pourquoi ?
P.N. : On a effectivement changé d’optique. Au départ, le gouvernement voulait soumettre les mineurs de plus de 13 ans à un régime particulier. Mais Monaco est la cible de bandes organisées. La plupart des cambriolages ont été commis par des jeunes filles, des gens du voyage et quand elles arrivent à 2 ou 3 elles cambriolent une douzaine d’appartements dans l’après-midi. Pour les moins de 13 ans, le régime est protecteur avec une garde à vue limitée. Sauf pour les crimes ou les délits punis de 5 ans d’emprisonnement, comme les vols aggravés ou les cambriolages. Dans ces cas, la garde à vue de 12 heures peut être prolongée pour la même durée.

COMMISSION DE VENISE
M.H. : Vous avez participé à la réunion de la commission de Venise durant laquelle le rapport sur Monaco a été adopté (voir encadré). Comment expliquez-vous que l’on soit passé d’un projet de rapport plutôt favorable à un rapport définitif évoquant le passage à une monarchie parlementaire, du jour au lendemain ?
P.N. : Les choses se sont passées de manière très curieuse. Les débats ont été conduits de manière partiale. S’il s’était agi d’un juge d’une juridiction, le président aurait été récusé dans les instants qui suivaient. On a voulu mettre en exergue des positions défavorables à Monaco dans le rapport et passer sous silence celles qui étaient favorables. Je l’ai fait savoir à Strasbourg car je ne comprends pas ce qui s’est passé. Initialement, le projet d’avis était bienveillant. On arrive le jeudi. Les représentants de Monaco à la commission de Venise nous apprennent que cela ne s’est pas bien passé à la sous-commission qui a précédé notre réunion. Les conclusions de l’avis ont été modifiées d’un jour à l’autre, sans cohérence avec le corps de l’avis et il a fallu lutter pied à pied pour parvenir à l’avis en définitive adopté par la commission.

M.H. : Jean-Claude Scholsem, représentant belge de la commission de Venise, interviewé par Monaco-Matin, va très loin dans son analyse. Pour lui, le régime parlementaire est un standard européen à appliquer. Votre avis ?
P.N. : Ce monsieur dit certaines choses qui n’ont rien à voir avec l’avis de la commission. Il est professeur de droit et je le respecte mais il ne représente que lui. Le procureur général de Monaco vient d’être désigné comme évaluateur de la Belgique en tant qu’expert du GRECO. Vous pensez qu’il aura une tribune dans un quotidien belge pour dire ce qu’il pense de la législation de la Belgique au regard des impératifs de la lutte contre la corruption ? Ce professeur donne son opinion personnelle. Pour lui, Monaco s’est arrêté en chemin alors que la monarchie parlementaire, avec une responsabilité du gouvernement devant un conseil national aux pouvoirs élargis, est la gare d’arrivée. Il sort complètement de son rôle, il est expert de la commission, pas son mandataire. Il n’a pas vocation à faire des déclarations personnelles. Mais il reste que cette interview est révélatrice.

M.H. : En quoi est-elle révélatrice ?
P.N. : Un certain nombre de personnes au conseil de l’Europe estiment qu’il doit y avoir des standards européens et rien d’autre. Selon eux, on ne peut pas tolérer qu’un pays qui a des spécificités et ne ressemble à aucun autre ne rentre pas dans des cases. Le modèle constitutionnel monégasque ne se coule pas dans le moule du conseil de l’Europe et pour ces personnes, ça ne va pas. Monaco est unique, un régime sui generis. Nous ne sommes pas une monarchie parlementaire. C’est net et assumé.

M.H. : Il y a déjà eu des signes précurseurs de cette sensibilité de la part de l’assemblée parlementaire du conseil de l’Europe ?
P.N. : C’est normal de la part de l’assemblée parlementaire, un parlement a naturellement tendance à vouloir augmenter ses pouvoirs. Mais je ne pense pas que ce soit une opinion largement partagée dans les instances européennes. Ainsi, à la CEDH ou dans d’autres organes, personne ne trouve à redire sur la démocratie monégasque. Les autorités, la population, tout le monde adhère à ce système. Pourquoi voudrait-on faire notre bonheur contre notre gré ?