vendredi 19 avril 2024
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Robert Gelli : « Face à cette épidémie
de Covid-19, il faut agir »

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Dans un entretien à Monaco Hebdo, le directeur des services judiciaires, Robert Gelli, explique comment le palais de justice va organiser sa période de déconfinement.

Quel bilan faites-vous de ces 7 semaines de confinement dû à l’épidémie de Covid-19 ?

Nous sommes fermés depuis le 16 mars 2020. Mais si nous étions fermés au public, cela ne signifie pas qu’il ne se passait plus rien. Le standard du palais de justice a toujours fonctionné. Outre les affaires urgentes, qui ont pu être traitées, cette période a permis de reprendre l’activité à partir du 5 mai 2020 en ayant traité tous nos dossiers. Par exemple, les magistrats ont rédigé des jugements qui étaient en délibéré, et qui étaient donc en stock. Le greffe les a ensuite mis en forme. Ce qui nous a permis d’arriver quasiment à un stock de 0, et de pouvoir rendre, dès le mois de mai 2020, 80 jugements du tribunal de première instance en matière civile, et une soixantaine d’arrêts de la cour d’appel, audience ou chambre du conseil. Cette période de confinement a donc été mise à profit. Je suis assez satisfait, parce que les personnels, et notamment le greffe qui s’est bien investi, ont beaucoup œuvré pour nous permettre d’être dans une situation favorable pour cette reprise.

Des permanences ont été assurées pendant le confinement ?

Une permanence a été assurée 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 par le personnel du parquet, qui était présent au palais de justice et depuis leurs domiciles. Quelques audiences ont pu se tenir. Notamment par la cour d’appel, pour statuer sur une question de détention, liée à une affaire d’extradition. Il y a aussi eu deux ou trois audiences de cabinet pour des affaires familiales. Des décisions ont aussi été prises sur ordonnance, et qui n’ont donc pas nécessité d’audience, en termes de protection des personnes, notamment des personnes âgées. La présidente du tribunal a également été amenée à statuer sur des demandes urgentes faites par des avocats pendant cette période. Il y a donc eu pendant ce confinement des réponses qui ont été apportées à des situations qui le méritaient.

Selon quelle logique allez-vous reprogrammer les audiences ?

Notre reprise sera bien évidemment progressive. Cela débouchera sur une reprise des audiences à partir du 25 mai 2020 et ce, dans tous les domaines.

Globalement, quelles conséquences auront eu ces 7 semaines de confinement ?

Comme je l’ai indiqué, nous en avons profité pour mettre à jour ce qui pouvait l’être. Les conséquences sont difficiles à quantifier. En matière civile, dans la mesure du possible, on a demandé aux avocats de continuer à échanger entre eux des conclusions. De façon à pouvoir, dès le 5 mai 2020 (1), évaluer la situation, afin de pouvoir fixer toutes les affaires. D’ailleurs, dès le 5 mai, il y aura une audience d’appel des causes, organisée par la première présidente de la cour d’appel. Elle va reprendre toutes les causes qui sont en instance pour leur donner une orientation. Soit elles peuvent être fixées pour être plaidées, soit elles peuvent nécessiter de nouveaux échanges. Nous aurons une évaluation plus globale de l’impact du confinement sur notre activité une fois que nous aurons repris notre activité.

Quelles tâches ne pouvaient absolument pas être réalisées pendant ce confinement ?

Par exemple, la signification des décisions. Nous avons suspendu la délivrance des grosses [copie exécutoire des décisions de justice — N.D.L.R.]. Car lorsqu’un jugement est rendu, la grosse doit être remise à l’avocat pour qu’il puisse faire signifier par huissier. Les grosses ne pouvaient pas être remises, dans la mesure où les huissiers ne pouvaient pas aller signifier aux gens, chez eux, parce qu’ils étaient confinés. Mais tout cela pourra être fait désormais, ce qui va enclencher des délais, d’appels, de recours, etc. Autre tâche décalée : les audiences non urgentes ont dû être repoussées. A partir du mois de mai jusqu’à juin 2020, les audiences seront composées de dossiers qui auraient dû être jugés en mars et avril dernier. Ces dossiers ont été repoussés et ont fait l’objet de nouvelles assignations, ou de nouvelles citations pour le pénal. Il y aura donc un décalage dans le temps de deux mois. Ce qui devait être jugé en mars-avril, le sera à partir de mai.

Pendant le confinement, comment les juges d’instruction ont-ils pu continuer à travailler ?

Il y a toujours eu un juge d’instruction de permanence au palais de justice. Les deux autres juges d’instruction travaillaient sur leurs dossiers de chez eux. Ce qui est positif, c’est que les deux nouveaux juges ont pu prendre connaissance de façon approfondie et détaillée de tous les dossiers qu’ils ont dans leurs cabinets. Ce temps leur a permis d’analyser et de définir la stratégie à suivre selon les affaires qu’ils traitent. En revanche, les auditions n’étaient pas possibles. Mais des enquêtes ont pu être envoyées aux services de police : même si ces enquêtes ne sont pas faites tout de suite, au moins, c’est enclenché. Des ordonnances de désignation d’experts ont pu être envoyées, même si les expertises n’ont pas pu réellement commencer. Aussi bien le parquet que les juges d’instruction ont pu mettre à profit cette période pour gérer des dossiers qui étaient en stock. Ces dossiers ont été réglés par le parquet, puis, les juges ont ensuite pu faire les ordonnances de renvoi, par exemple, devant le tribunal. Un travail de fond a donc pu être fait.

Cela signifie aussi que pour les gros dossiers, comme celui qui oppose le milliardaire russe et propriétaire de l’AS Monaco, Dmitri Rybolovlev au marchand d’art suisse, Yves Bouvier, ce confinement générera du retard ?

Oui. En tout cas, là au moins, les juges concernés auront eu du temps pour bien examiner l’ensemble des nombreux tomes que représente ce dossier Rybolovlev-Bouvier. Ce confinement leur a aussi donné l’opportunité de pouvoir réfléchir à des pistes, à des stratégies, mais aussi de se faire une idée plus précise de cette affaire et des ses enjeux. De toute façon, nous sommes dans l’attente du rendu des décisions de la chambre du conseil, concernant les nullités qui ont été soulevées.

© Photo Iulian Giurca – Monaco Hebdo.

« A cause du confinement, la femme victime de violences a du mal à signaler sa situation, parce qu’elle est confinée avec son mari ou son compagnon. Je pense que cela peut ressortir après, et que nous aurons des révélations sur ce sujet avec un temps de retard »

Le rendu de ces décisions pourrait intervenir à quelle date ?

Les décisions de la chambre du conseil devraient intervenir au mois de mai 2020, ou au plus tard juin 2020. On devrait donc y voir un peu plus clair à ce moment-là, même s’il existe toujours des possibilités de pourvoi en révision. S’ils l’estiment nécessaire, les juges seront en mesure de procéder à des actes, à des auditions, ou à des confrontations.

Vous aviez annoncé que les peines seraient aménagées à cause du confinement : quel bilan pouvez-vous faire ?

En prison, pour le moment, il n’y a pas eu de cas de Covid-19. C’était ce que l’on craignait le plus. Nous avons eu un surveillant qui a été testé positif dans ses relations extérieures à la prison, mais il a été tout de suite confiné, ainsi que ceux qui ont travaillé avec lui. Le nombre de détenus est plus faible qu’habituellement, car un certain nombre a pu être libéré. Mais surtout, quasiment personne n’a été incarcéré pendant cette période de confinement, parce que la délinquance a bien évidemment beaucoup baissé. Mais aussi parce que les peines fermes qui devaient être exécutées pour des gens qui étaient libres, ont été suspendues. Ces peines de prison ferme seront exécutées plus tard.

Le télétravail qui a été expérimenté pendant cette période de confinement, peut-il devenir une méthode de travail pour certains postes ?

Je distingue le télétravail du travail à distance. Les magistrats, notamment du siège, font du travail à distance, en rédigeant leurs décisions. Mais ce n’est pas du télétravail stricto sensu. Ils envoient ensuite ces décisions au greffe du tribunal, qui ensuite met en forme le tout. La difficulté, c’est d’organiser le travail à distance du greffe. D’abord parce que l’équipement n’a pas été très développé : nous avons peu d’ordinateurs et de logiciels qui permettent de travailler à distance.

Qu’allez-vous faire, du coup ?

J’ai décidé de m’engager sur un plan de développement de l’informatique au palais de justice. Mais l’autre problème que l’on a avec le télétravail, c’est que nous travaillons avec un certain nombre de données confidentielles ou couvertes par le secret qu’il est assez difficile d’exporter. J’ai donc mis en place un groupe de travail, avec le greffe et les magistrats pour lister les différentes matières qui peuvent être traitées à distance par le greffe, sans se heurter à des problèmes de confidentialité ou de sécurité informatique. Nous avons donc commencé à dégager un certain nombre de pistes.

Lesquelles ?

Le traitement de la comptabilité, la gestion du bureau de l’aide juridictionnelle, le traitement des expertises, la gestion des traitements d’un certain nombre de courriers qui peuvent être enregistrés depuis l’extérieur sur la base que nous avons au palais de justice… Tout ça est à bâtir. Nous avons profité du confinement pour expérimenter le déport de standard téléphonique sur certaines matières, à des fonctionnaires du greffe du tribunal, qui étaient chez eux. Ainsi, ils ont pu renseigner les justiciables. Au lieu d’avoir un standard unique, nous avons ainsi pu ouvrir des lignes spécialisées dans les accidents du travail ou les tutelles, par exemple. Souvent, sur ces sujets, les gens sont un peu angoissés et sans avocat, et il est donc important pour eux de pouvoir obtenir des informations. Cette expérience va d’ailleurs se prolonger après le déconfinement, tant que les enfants ne sont pas tous retournés à l’école. Et aussi parce que cela permet de limiter la présence au palais de justice.

© Photo Iulian Giurca – Monaco Hebdo.

« Avec les chefs de juridiction, nous avons décidé d’exploiter la deuxième quinzaine de juillet et la deuxième quinzaine de septembre pour y mettre des audiences supplémentaires »

Pendant le confinement, les femmes et les enfants victimes de violences ne peuvent souvent plus communiquer avec l’extérieur : malgré cela, avez-vous eu des plaintes ?

Nous avons mis en place avec les associations, la déléguée interministérielle pour le comité pour la promotion et la protection des droits des femmes, avec la police les modalités de remontée d’informations. Quelques cas de violences ont été traités par le parquet. Mais il n’y a pas eu un nombre très important de dossiers. A cause du confinement, la femme victime de violences a du mal à signaler sa situation, parce qu’elle est confinée avec son mari ou son compagnon. Je pense que cela peut ressortir après, et que nous aurons des révélations sur ce sujet avec un temps de retard.

Comment va se dérouler la réouverture progressive du palais de justice, à partir du 5 mai 2020 ?

Dès le 5 mai, on va ouvrir de façon différenciée. De 9 heures à 16 heures, avec une interruption de 13 heures à 14 heures, le palais sera ouvert à tous les professionnels de justice : huissiers, notaires, syndics, police… Ceci pour leur permettre de déposer leurs dossiers. En revanche, la circulation à l’intérieur du palais leur sera interdite car nous voulons limiter strictement cette circulation. Du coup, un poste avancé du greffe sera installé dans le hall du palais de justice. Ce poste réceptionnera et orientera tous les documents déposés par les professionnels de justice. En plein accord avec le bâtonnier de l’ordre des avocats, les professionnels devront contacter le greffe du tribunal pour prendre rendez-vous. Ceci afin d’éviter que tous les avocats arrivent à 9 heures du matin, par exemple.

Et les justiciables ?

Les justiciables munis d’une convocation en justice seront aussi accueillis entre 9 heures et 16 heures. De 14 heures à 16 heures, le public au sens large, sera reçu dans ce créneau. Demande de renseignements, obtention d’un casier judiciaire, apostille, dépôt de pièces… Nous répondrons à ces demandes-là.

Comment avez-vous imaginé le dispositif sanitaire au palais de justice ?

Pour établir ce dispositif sanitaire, j’ai organisé une première réunion dès le 16 mars 2020. Ensuite, chaque semaine, il y a eu au moins une réunion d’organisée avec l’ensemble des chefs de services pour voir comment fonctionner pendant le confinement, et pour voir aussi comment on allait anticiper la suite. J’ai dialogué avec l’ordre des avocats, les huissiers de justice, les notaires, le tribunal du travail, la cour de révision, le tribunal suprême…

Quel est le dispositif sanitaire qui a été décidé pour le palais de justice ?

Les règles de distanciation sociale seront appliquées, et le port du masque sera obligatoire dans l’espace où le public et les professionnels circulent, c’est-à-dire le hall d’accueil et les salles d’audience. Dans les bureaux, tout le monde a des masques, mais je ne rends pas obligatoire son port. Tout le monde utilise uniquement son matériel. D’ailleurs, la plupart des postes sont individuels, il n’y a pratiquement pas de poste partagé, que ce soit pour utiliser un ordinateur ou pour un téléphone. Dans les bureaux, du gel hydroalcoolique et des lingettes seront mis à disposition. Nous avons aussi installé des hygiaphones pour les différents postes d’accueil du palais de justice.

Vous avez consulté des experts médicaux ?

Avant de rouvrir, j’ai fait venir au palais de justice le médecin inspecteur de l’administration pour confronter le dispositif que l’on a imaginé à ses propres recommandations. Par exemple, pour le dépôt des dossiers, j’ai demandé à ce qu’ils soient entreposés pendant 72 heures dans un espace dédié, avant d’être remis au personnel du greffe et aux magistrats. Car les experts estiment que le Covid-19 peut vivre jusqu’à 72 heures sur le papier.

Et s’il faut consulter un dossier en urgence ?

On regardera le dossier, mais en prenant des précautions : lavage de mains, gel hydroalcoolique, avant, pendant et après la consultation.

Et dans les salles d’audience ?

Dans les salles d’audience, des hygiaphones ont été installés devant le président du tribunal et devant le parquet. Une jauge a été fixée pour limiter le nombre de personnes présentes dans les salles d’audience. De plus, nous convoquerons les personnes à des heures différentes pour éviter que tout le monde n’arrive le matin en même temps, à 9h.

Envisagez-vous que des audiences puissent se tenir à huis clos ?

Sauf exception, toutes les audiences civiles de plaidoirie sont supprimées pour être remplacées par un dépôt de pièces. Le jour de l’audience, les avocats déposeront leurs pièces au poste avancé du greffe. Les magistrats examineront ensuite ces pièces pour statuer ultérieurement. Avec les avocats, nous allons développer le plus possible la dématérialisation, en travaillant le plus possible par échanges d’e-mails. D’ici la fin du mois de mai 2020, nous aurons installé un cartonnier numérique, dans lequel chaque avocat pourra déposer les documents dématérialisés qu’il souhaite, dans la case qui lui sera réservée. Puis, le greffe déposera à son tour les convocations ou les jugements dématérialisés.

Et pour le pénal ?

Là, les personnes doivent être physiquement présentes. Les audiences pénales se tiendront, mais elles seront limitées aux personnes concernées par l’affaire et aux représentants de la presse. Selon la taille de la salle d’audience, la jauge sera limitée entre 9 et 15 personnes au maximum, sans compter les magistrats. Du coup, le nombre de bancs a été réduit dans les salles d’audience et nous avons placé des petits logos indiquant où les gens doivent s’asseoir afin de respecter une distance de 1,50 mètre entre chaque personne.

Vous avez associé les avocats à votre démarche de sécurisation sanitaire ?

Je note que tout le monde a conscience que, face à cette épidémie de Covid-19, il faut agir. J’ai associé le conseil de l’ordre des avocats à nos réflexions à travers deux réunions les 22 et 30 avril 2020. J’ai mis en place un comité de suivi avec le barreau, pour que nous puissions faire un point régulier, au moins une fois par mois, et chaque fois que nécessaire. Cela nous permettra de mettre sur la table tous les sujets qui posent éventuellement problème.

La mise en place de ces règles sanitaires va-t-elle ralentir la machine judiciaire ?

C’est une organisation différente. Entre la foire d’empoigne des débuts d’audience, où chacun essaie de passer avant l’autre, et une organisation plus stricte, mais disciplinée, je ne suis pas convaincu que l’on perde plus de temps. On peut même, peut-être, gagner du temps. Pour cela, il faudra que tout le monde joue le jeu et que les horaires soient respectés.

Le Covid-19 aura quel impact pour les vacations judiciaires ?

Avec les chefs de juridiction, nous avons décidé d’exploiter la deuxième quinzaine de juillet et la deuxième quinzaine de septembre pour y mettre des audiences supplémentaires.

Avez-vous aussi envisagé un scénario dans lequel un reconfinement serait décidé par le prince Albert II ?

Oui. Car c’est un scénario que personne n’exclut. Donc, on se réadaptera. Et on reprendra le dispositif que nous avons déjà appliqué pendant la période de confinement.

1) Cette interview a été réalisée le 30 avril 2020.

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