jeudi 25 avril 2024
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La Fedem attaque la loi sur les licenciements au Tribunal suprême

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La loi n° 1488 publiée au Journal officiel le 15 mai 2020, relative à l’interdiction de licencier et au télétravail obligatoire pendant la crise sanitaire a mis la Fédération des entreprises monégasques en colère. Cette dernière a déposé une requête en annulation de la loi, qui, selon eux « nuit à la bonne gestion des entreprises ».

Décidément, la loi n° 1488 interdisant les licenciements abusifs, rendant le télétravail obligatoire sur les postes le permettant et portant d’autres mesures pour faire face à l’épidémie de Covid-19, fait parler d’elle. Après la partie sur le télétravail, c’est désormais celle sur les licenciements qui prolonge le débat. Et ce, à la seule initiative de Philippe Ortelli, président de la Fédération des entreprises monégasques (Fedem), malgré les prises de position du prince, du gouvernement par la voix de Didier Gamerdinger, et du Conseil national, sur la question des licenciements sans motif intervenus pendant cette crise sanitaire. Lundi 18 mai 2020, Philippe Ortelli a déposé au nom de la Fedem (voir la réaction de Corinne Bertani ci-après), une requête en annulation de la loi auprès du tribunal suprême, conformément à l’article 90 de la Constitution. Dans le communiqué diffusé pour motiver ce recours, Philippe Ortelli estime que cette loi porte atteinte « à la liberté du travail, au droit de propriété, au principe de sécurité juridique, ainsi qu’au droit à la protection sociale ». Pour rappel, la loi prévoit cinq exceptions nécessitant un licenciement. Trop peu, selon la Fedem : « Ce texte limite de façon excessive et radicale les possibilités de licenciement, en les restreignant à seulement cinq cas (faute grave, licenciement économique initié avant la crise du Covid-19, décès de l’employeur, disparition de la cause du contrat de travail, et impossibilité de reclassement de salariés inaptes). » La Fedem reproche au législateur de s’attaquer au fameux article 6 de la loi n° 729 encadrant le contrat de travail, et qui permet à l’une des deux parties de rompre le contrat sans motif.

intervention de l’administration

Avec la loi n° 1488, objet du débat, les licenciements prononcés pendant la crise sanitaire seront soumis à l’approbation de l’inspection du travail, qui procèdera à une enquête contradictoire, afin de s’assurer du respect des principes de la loi. La Fedem y voit « une ingérence inédite de l’administration dans la gestion des entreprises, qui nous paraît totalement disproportionnée, et porte atteinte aux droits constitutionnels garantis, ce qui expose les entreprises à l’arbitraire de celle-ci ». En cas de non-respect de la loi, celle-ci prévoit des amendes comprises entre 2 250 euros et 9 000 euros. Ce que condamne la fédération patronale : « Le texte prévoit des sanctions pénales sévères en cas de méconnaissance par les employeurs de ces mesures, sanctions pénales qui nous paraissent disproportionnées par rapport à la faute éventuelle, inadmissibles et contestables. » Le recours juridique déposé par la FEDEM repose-t-il sur des questions de principe, étant donné le caractère temporaire de la loi ? « S’il est compréhensible et naturel que le gouvernement ait voulu à court terme protéger la santé de la population, et notamment celle des travailleurs, nous ne pouvons toutefois pas accepter, même provisoirement, que Monaco rentre dans cet engrenage que tous les pays d’Europe, même la France, dont le droit social est pourtant très protecteur des salariés, ont souhaité éviter, dans l’objectif justement de préserver en priorité les entreprises, pour éviter la casse sociale ensuite », fustige Philippe Ortelli. De plus, l’intervention de l’inspection du travail pour déterminer le bien-fondé du licenciement est pour lui inadmissible. « Une telle immixtion, même provisoire, dans le fonctionnement des entreprises est inacceptable, et ne relève en aucun cas des prérogatives de l’administration. Ils doivent donc être les seuls à pouvoir apprécier le bien-fondé d’un licenciement. Et ils le font généralement avec responsabilité et sagesse. En cas d’abus, les tribunaux sont compétents pour les sanctionner. […] Au-delà de la polémique stérile qui en a résulté, cette requête est une demande juridique et nous espérons que celle-ci convaincra les magistrats de la Cour suprême par son bien-fondé. »

© Photo DR

Pour la F2SM, « la Fedem aura peut-être juridiquement raison, mais, d’ores et déjà, elle a moralement tort »

Les centrales syndicales désapprouvent

Contactées, l’Union des syndicats de Monaco (USM) et la Fédération de syndicats de salariés de Monaco (F2SM), ont réagi négativement à la requête en annulation de la Fedem. La F2SM rappelle que l’État monégasque a largement aidé les entreprises, notamment via le recours au chômage partiel. Et trouve donc « normal » que le « soutien soit conditionnel ». Cette fédération syndicale critique « l’intégrisme » et le « dogmatisme juridique » de la Fedem dans cette action. Ainsi, la F2SM « estime ce recours inopportun dans la situation actuelle, qui exige l’engagement de tous les acteurs sociaux à l’effet de redresser l’économie ». Avant de conclure : « La Fedem aura peut-être juridiquement raison, mais, d’ores et déjà, elle a moralement tort. » De son côté, l’USM réprouve également la position qu’elle juge « infâme » de la Fedem : « On n’est pas surpris que la Fedem réagisse comme ça, elle l’a toujours fait de toute façon. Tous les conquis sociaux obtenus par les salariés ont toujours fait l’objet de contestations de la part de cette organisation. C’est un mépris vis-à-vis des travailleurs de ce pays. Ils dénoncent l’interdiction de licencier pendant la crise du Covid-19. Mais il est tout à fait normal de mettre en place des lois exceptionnelles, dans une situation exceptionnelle. Cette loi, elle sort d’où ? Elle sort des licenciements article 6 orchestrés par R-Logitech et Monaco Resources. Faisant fi de l’intervention du prince, dans laquelle il a dit qu’il était outré par ce type de licenciement, après l’intervention de M. Gamerdinger, qui a qualifié ces licenciements « d’inhumains », après la prise de position de certains élus du Conseil national, notamment de Mme Bertani qui siège à la Fedem, cette caste patronale attaque une loi qui est plus que normale. » Tant que les délais administratifs prévus dans la loi seront prorogés, il ne sera plus possible de rompre un contrat à durée déterminée (CDD) ou indéterminée (CDI) en principauté sans motifs autres que ceux exposés plus haut. Sauf si le tribunal suprême examine la requête en annulation de la Fedem avec une grande célérité. Et qu’il donne raison à la fédération patronale.

Edwin Malbœuf

Didier Gamerdinger : « Le recours à l’article 6 n’était pas une solution pertinente »

Interrogé par Monaco Hebdo, le conseiller-ministre pour les affaires sociales et la santé, Didier Gamerdinger, a accepté de réagir au recours déposé par la Fedem contre la loi n° 1488 interdisant notamment les licenciements abusifs : « Il y a lieu de rappeler que des employeurs de la principauté ont mis en œuvre au début de la crise Covid-19 des licenciements sans motif sur la base de l’article 6 de la loi sur le contrat de travail. Le gouvernement a considéré que cette attitude était illégitime dans la mesure où cette disposition législative ne peut être utilisée pour les licenciements économiques. De plus, le chômage total temporaire renforcé (CTTR) mis en place par les pouvoirs publics était précisément destiné à répondre aux préoccupations des employeurs confrontés à une baisse ou une disparition de leur chiffre d’affaires. Le recours à l’article 6 n’était donc pas une solution pertinente. Enfin, en cette période difficile, se séparer soudainement d’un salarié ne peut être accepté, car c’est une source d’angoisse pour le collaborateur concerné. Cette position étant également partagée par le Conseil national, les deux institutions ont souhaité limiter strictement les recours aux licenciements durant la période en cours. C’est le sens de la décision signée par le ministre d’État dès le 1er avril 2020. Ultérieurement, le Conseil national a déposé une proposition de loi dans le même sens, reprise sous forme de projet par le gouvernement et votée par l’assemblée. C’est cette loi que le recours de la Fedem conteste. Or, si certains employeurs de la principauté n’avaient pas eu recours à des licenciements en début de crise, alors que d’autres solutions simples maintenant l’emploi et plus humaines étaient à leur disposition, il n’aurait sans doute pas été nécessaire d’encadrer strictement ces ruptures du contrat de travail. Les pouvoirs publics ont pris leurs responsabilités pour éviter ces situations choquantes. Cela étant, dans un État de droit, tout justiciable est fondé à faire valoir ses arguments, s’il l’estime opportun, et à les présenter aux tribunaux. Il appartiendra à la justice de se prononcer à ce sujet. »

Primo Monaco « Un débat d’arrière-garde »

Corinne Bertani, Elue Primo!

« J’ai bien évidemment, comme tous les élus des Monégasques unanimes, voté en faveur de cette loi équilibrée, humaine et pragmatique. Bien que membre du bureau exécutif de la Fédération des entreprises monégasques (Fedem) [Corinne Bertani est secrétaire générale de la Fedem — N.D.L.R.], je n’ai été informée de la démarche de Philippe Ortelli qu’au moment même du dépôt de ce recours. J’assume pleinement mon rôle de conseillère nationale, travaillant avec l’ensemble de mes collègues à la défense de l’intérêt général et à la protection de la population et des salariés de la principauté. Ce texte permet aussi de sauvegarder de nombreuses entreprises de secteurs directement impactés, comme l’événementiel et le tourisme, grâce à des mesures de préservation de leurs trésoreries notamment. Je ne peux donc pas être solidaire de la position du président de la Fedem, n’ayant pas été consultée d’une part, et approuvant d’autre part sans réserve les dispositifs contenus dans la loi mise en cause plus par idéologie selon moi, que par volonté d’accompagner l’économie sur le chemin de la relance. »

Thomas Brezzo, Président de la commission de législation du Conseil national

« Ce projet de loi du gouvernement a repris une proposition de loi du Conseil national unanime, et a été promulgué par le prince souverain conformément à la Constitution. C’est bien la preuve de l’unité des institutions monégasques autour de ce texte protecteur pour les salariés, contrepartie naturelle du soutien de l’Etat apporté aux employeurs par le Chômage total temporaire renforcé (CTTR). Rappelons qu’à l’origine de ce texte, il y a eu des licenciements sans motif au début de la crise, qui ont choqué tout le monde. Ils mettaient les salariés concernés dans une situation critique et dans la quasi-impossibilité de retrouver un travail, alors que le CTTR pouvait pourtant prendre en charge pour les employeurs, l’intégralité du chômage des collaborateurs en cas de besoin. Licencier à ce moment-là était donc inutile économiquement et contraire aux valeurs sociales élémentaires. De plus, l’interdiction temporaire de licencier, justifiée par la crise, sera levée avec la fin de l’urgence sanitaire, le 18 juin 2020, comme cela est énoncé dans l’exposé des motifs du projet de loi. Le télétravail, quant à lui, a été facilité. Il n’est déjà plus obligatoire depuis la levée des restrictions des déplacements, qui a été publiée au Journal Officiel vendredi 15 mai 2020. Celui-ci a largement fait ses preuves et a permis la continuité de l’activité économique, tout en préservant la santé des salariés et des employeurs dans la lutte contre le Covid-19. Il n’est plus aujourd’hui que « fortement recommandé ». La mise en cause de ce point est donc un débat d’arrière-garde. Ce recours traduit manifestement une volonté de promouvoir une idéologie dogmatique au lieu de défendre de manière pragmatique l’ensemble des acteurs de notre économie, comme l’a fait le Conseil national à travers de nombreuses propositions ».

Raphaël Brun

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