vendredi 29 mars 2024
AccueilActualitésJudiciaire“Le phénomène mafieux prend une dimension préoccupante”

“Le phénomène mafieux prend une dimension préoccupante”

Publié le

Jean-Claude Guibal, député-maire de Menton
Jean-Claude Guibal, député-maire de Menton © Photo GOK.

Immobilier, restauration, ordures ménagères, œuvres d’art… Pour Jean-Claude Guibal, les tentatives d’incursions mafieuses s’intensifient sur la Côte d’Azur. Le député-maire de Menton souhaiterait avoir un référent judiciaire ou policier pour faire face au phénomène mafieux.

Monaco hebdo?: Vous dites subir une pression constante venue d’Italie. Comment se manifeste-t-elle??

Jean-Claude Guibal?: Les autorités italiennes ne cessent d’alerter leurs homologues français en les interpellant?: « Vous ne vous rendez pas compte que vous êtes en train de vous faire infiltrer?? » J’ai connu ça depuis le début des années 90 avec l’affaire du casino de Menton. Depuis deux ans, il me semble que les tentatives d’incursions mafieuses sont plus fréquentes. Notamment dans le domaine immobilier.

M.H.?: A quoi le voyez-vous??

J.C.G?: En tant que collectivités locales, nous avons compétence pour délivrer les permis de construire. Nous ne pouvons nous prononcer que sur la conformité du permis aux règles d’urbanisme et non enquêter sur l’origine des fonds. Pourtant, quand on est en contact avec les promoteurs ou leurs représentants, on a parfois peur d’accorder un permis de blanchir. Nous sommes obligés de bricoler pour ne pas délivrer de tels permis. Mais nous sommes aussi bloqués parce que le critère du prix est prépondérant pour l’attribution de marchés publics. Or les entreprises les plus louches proposent souvent les offres les moins disantes…

M.H.?: Quelle solution préconisez-vous??

J.C.G.?: Il serait important pour les élus d’avoir un correspondant au niveau de l’Etat, que ce soit aux douanes, à la police ou à Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins, la cellule anti-blanchiment française, ndlr) permettant de ne pas délivrer un permis de construire, quand on a un doute sur l’origine des fonds du demandeur. Dans notre région, plus sensible que la Creuse, par exemple, à ce genre de phénomène, il est indispensable que les maires aient un interlocuteur qui les éclaire sur l’origine des fonds pour les marchés publics ou sur l’octroi des permis de construire immobiliers. Il faut prendre conscience que le phénomène mafieux prend ici une dimension préoccupante.

M.H.?: Pourquoi ne pas saisir dès maintenant le Tracfin??

J.C.G.?: Il faut aujourd’hui 6 mois pour avoir une réponse alors que le permis de construire doit être délivré dans les deux mois. En cas de dépassement du délai, le permis est tacitement accordé.

M.H.?: Vous ne pouvez pas vous tourner vers la justice??

J.C.G.?: Depuis les affaires du casino de Menton, qui m’ont sensibilisé à ces questions, j’ai demandé au procureur de Nice de pouvoir le saisir quand il y avait des demandes d’investisseurs étrangers. Tant qu’il ne me donnait pas le feu vert, je ne délivrais pas le permis. Cela a fonctionné pendant de longues années jusqu’à ce qu’une demande de renseignement arrive avec 150 porteurs de parts. Le service m’a dit que non seulement en théorie on ne pouvait pas me renseigner mais qu’en plus, il n’en avait pas les moyens… En clair, on tourne en rond. C’est toujours une question de moyens financiers et juridiques. Il faut comprendre que le phénomène mafieux devient hyper professionnel et n’a plus rien à voir avec le folklore d’antan. On est plus devant des costumes trois pièces que devant des loubards en jeans.

M.H.?: Que s’est-il passé??

J.C.G.?: Une SCI de promotion a saisi le tribunal administratif, lequel n’a pas instruit le recours… Cela aurait été embarrassant de contraindre un maire à délivrer un permis alors qu’il avait des soupçons que ce n’était pas seulement un permis de construire…

M.H.?: Vous avez d’autres remontées d’infiltrations mafieuses à Menton??

J.C.G.?: Il y a des tas de restaurants et de bars dont vous vous apercevez que ceux qui les gèrent ne sont pas les propriétaires des murs ou du fonds de commerce mais des Italiens de grandes villes du Nord ou du Sud de l’Italie. On a eu des échos également de trafics d’ordures ménagères et d’œuvres d’art. Je dis bien juste des échos. Nous ne sommes pas équipés pour enquêter et ce n’est pas le job d’une mairie de le faire.

M.H.?: Revenons à l’affaire du casino de Menton. Quel souvenir en avez-vous aujourd’hui?? C’est le point de départ de ce qui se passe aujourd’hui??

J.C.G.?: Je ne vais pas rentrer dans les détails mais pour moi, cette affaire a représenté deux années de ma vie non stop, jours et nuits. A la fin des années 80, un jour est organisée à Menton une course à ski nautique, la diagonale du fou. Lors du dîner de gala, on me présente un fonctionnaire qui m’interroge sur le casino de Menton, qui vient d’être fermé, l’exploitant étant emprisonné pour baronnage. Je revois ce fonctionnaire qui est en réalité le directeur du Tracfin et qui souhaite mettre la main sur la figure emblématique de la camorra napolitaine sur la Côte d’Azur, Michele Zaza et son équipe dont Gianni Tagliamento, son homme lige. C’est là que j’apprends que ces hommes s’intéressent à ce casino via des sociétés écran. Voilà comment tout a commencé.

M.H.?: Vous ne vous y attendiez pas??

J.C.G.?: On venait d’être élus en 1989 et on ne connaissait rien au casino. Ça a été deux années de roman policier. Sauf que le roman était inférieur à la réalité. Comment pouvait-on imaginer sa R5 perdre la roue avant sur la bretelle d’autoroute?? Ou encore trouver des oiseaux morts et des sacs poubelles remplis de détritus dans son jardin?? S’entendre menacer les enfants au téléphone?? Le pire reste que j’ai entendu ces mêmes gens qui furent encabanés aux Baumettes déclarer que j’avais touché de l’argent. Le baiser du lépreux… Aujourd’hui, j’ai le sentiment que les strates restées dormantes et enterrées à l’époque ressortent au grand jour.

M.H.?: Dans l’enquête menée actuellement par la justice italienne, on parle d’un marché vérolé. De quoi parle-t-on??

J.C.G.?: Je ne sais pas trop. Mais c’est certainement un marché de travaux publics qui a été la proie de ces gens-là.

M.H.?: Vous connaissez les frères Pellegrino, dont l’un reconnaîtrait, selon la justice italienne, « avoir versé 700?000 euros à un intermédiaire pour l’obtention d’un marché sur la Côte d’Azur » (1) ?

J.C.G.?: Non. Je sais seulement qu’ils ont une entreprise de terrassement à Menton.

M.H.?: Avez-vous constaté des ramifications de ces affaires à Monaco??

J.C.G.?: Ce dont on me parle concerne uniquement la France. Et ce n’est pas brillant.

M.H.?: Autre sujet d’actualité?: le contrôle des flux migratoires. Vous prônez le rétablissement du contrôle aux frontières. C’est la seule solution selon vous??

J.C.G.?: Comment voulez-vous que l’Italie, avec ses 6?000 km de côtes, gère tous ces flux migratoires, émanant de la révolte de peuples contre le pouvoir autoritaire de certains pays?? 20?000 Tunisiens sont arrivés à Lampedusa. Pour moi, c’est un problème de l’espace européen et non seulement du pays d’accueil. Les 80 millions d’euros alloués à l’Italie ne suffiront pas à régler le problème. Il ne faut pas s’étonner aujourd’hui que l’Italie délivre des permis de séjour.

M.H.?: Votre solution??

J.C.G.?: Je suis partisan que l’Europe crée une brigade de police aux frontières, avec des policiers des différents pays de l’espace Schengen. C’est-à-dire que des fonctionnaires nationaux participent à cette brigade pour régler les problèmes difficiles concernant l’espace Schengen.

M.H.?: Vous comprenez les réticences politiques à ce sujet??

J.C.G.?: On avait bien rétabli le contrôle aux frontières pour la coupe du monde ou pour le sommet France-Afrique alors qu’il n’y avait pas plus de trouble à l’ordre public.

Ne confondons pas tout… Ce n’est pas un problème idéologique. S’il y a bien un pays dont nous sommes proches, c’est bien la Tunisie, un pays ami par excellence.

(1) Selon le témoignage du procureur en chef de San Remo, Roberto Cavallone, publié dans l’édition du 15 avril de Monaco-Matin. Une affaire qui a notamment débouché sur la destitution du conseil communal de Bordighera, décidée en conseil des ministres, « pour cause d’infiltration du crime organisé ».