jeudi 28 mars 2024
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Robert Calcagno : « Les explorations de Monaco servent à faire bouger les lignes »

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Alors que la 27ème conférence mondiale sur le climat se déroule depuis le 6 novembre et jusqu’au 18 novembre 2022 à Charm El-Cheikh en Egypte, les explorations de Monaco ont repris. Jusqu’au 27 novembre 2022, une grande mission scientifique se déroule dans l’océan Indien, entre les Seychelles, Maurice et La Réunion. Les explications de Robert Calcagno, directeur général de l’Institut océanographique de Monaco et administrateur délégué des explorations de Monaco.

En quoi consistent les explorations de Monaco ?

Les explorations de Monaco s’appuient sur trois piliers. D’abord, le pilier scientifique, car le credo de Monaco, c’est de s’appuyer sur des données scientifiques solides et irréfutables. Ensuite, il y a la question de l’influence auprès des gouvernements, soit en bilatéral, soit en multilatéral. L’objectif, c’est d’avancer sur la protection des océans. Enfin, le troisième aspect, c’est la médiation, c’est-à-dire la communication auprès du grand public et des entreprises, pour convaincre qu’il faut être beaucoup plus attentif à la nature et à l’océan.

Explorations de Monaco Robert Calcagno
« Je ne peux pas affirmer qu’il s’agit de la plus grande mission au monde en termes de nombre de scientifiques impliqués, mais elle fait très certainement partie des plus importantes. » Robert Calcagno. Directeur général de l’Institut océanographique de Monaco et administrateur délégué des explorations de Monaco. © Photo Nicolas Mathys / Zeppelin / Monaco Explorations

Pourquoi avoir misé sur des explorations ?

L’engagement du prince Albert II et de son gouvernement en faveur de la protection de la nature et de l’océan est connu, notamment à travers la fondation prince Albert II ou le musée océanographique. Mais il est toujours important pour le prince d’aller sur le terrain, afin de se rendre compte sur place, d’échanger avec les scientifiques et les explorateurs sur place, et de pouvoir ainsi parler avec le moins de filtres possible des faits et des éléments constatés.

Robert Calcagno Explorations de Monaco
« Pour cette mission dans l’océan Indien, un grand bateau d’exploration scientifique a été choisi : il s’agit de l’Agulhas  II. C’est très certainement l’un des plus grands au monde, voire le plus grand en termes de capacités d’accueil pour les scientifiques, puisqu’il peut accueillir jusqu’à 100 personnes. » Robert Calcagno. Directeur général de l’Institut océanographique de Monaco et administrateur délégué des explorations de Monaco. © Photo Nicolas Mathys / Zeppelin / Monaco Explorations

Quel est le budget consacré à ces explorations ?

Le budget consacré à ces explorations est très variable, parce qu’il n’y a pas de mission d’exploration tous les ans. Quand aucune exploration n’est programmée, le budget est donc très limité. Il y a toujours un travail de préparation ou de suites, car les missions s’enchaînent et il y a toujours des missions en préparation. Quant aux anciennes missions, elles sont toujours à mettre en valeur et à exploiter. Pour 2022, le budget est aux environs de 3 millions d’euros.

Depuis le 3 octobre 2022 et jusqu’au 27 novembre 2022, une mission scientifique mobilise plus d’une centaine de personnes dans l’océan Indien, dans une zone qui englobe les Seychelles, l’île de la Réunion, et l’île Maurice : cette fois, le Yersin a été abandonné pour un autre bateau, l’Agulhas II, qui est parti le 3 octobre 2022 de son port d’attache de Cape Town ?

Explorations de Monaco
© Photo Nicolas Mathys / Zeppelin / Monaco Explorations

Le Yersin nous a accompagnés pendant un moment, mais, de toute façon, il ne pouvait pas répondre à toutes les demandes. De son côté, le propriétaire du Yersin a redonné une vie à ce bateau, en dehors des explorations de Monaco. De plus, le choix des explorations de Monaco est de ne pas avoir son propre bateau pour travailler, mais, au contraire, de toujours choisir le bateau qui est le plus approprié pour mener chaque mission. Pour cette mission dans l’océan Indien, un grand bateau d’exploration scientifique a été choisi : il s’agit de l’Agulhas II. C’est très certainement l’un des plus grands au monde, voire le plus grand en termes de capacités d’accueil pour les scientifiques, puisqu’il peut accueillir jusqu’à 100 personnes.

Qui est propriétaire de ce bateau ?

Ce bateau a été développé par le gouvernement d’Afrique du Sud, et il est utilisé pour le ravitaillement de bases situées en Antarctique et dans l’océan austral. L’Agulhas II peut aussi être mis à disposition de certaines équipes de recherche. C’est ce qui a été fait avec les explorations de Monaco.

Explorations de Monaco
© Photo Nicolas Mathys / Zeppelin / Monaco Explorations

Qui sont les scientifiques présents sur place ?

Il y a plus d’une douzaine de nationalités parmi les scientifiques présents au sein de cette mission. À bord, il y a des scientifiques seychellois et de Maurice. Et bien sûr, il y a des Monégasques. Mais aussi des Français, des Allemands, des Anglais, et des Italiens pour la partie européenne. Nous avons également des Sud-Africains, des Australiens, des Américains, un Péruvien, un Coréen, une chercheuse de Hong Kong… Bref, c’est très large.

Comment ont été choisis ces scientifiques ?

Nous travaillons pour préparer cette mission depuis quatre ou cinq ans. Nous avons lancé un grand appel à projets international, et nous avons reçu de très nombreuses réponses. Un “international advisory commitee”, c’est-à-dire un groupe qui rassemble douze scientifiques et leaders internationaux de la protection de l’océan, a analysé ces projets. Ils ont fait un choix. Et cette sélection a été entérinée par le conseil d’administration de la société des explorations de Monaco. Ce conseil d’administration est présidé par le ministre d’État, Pierre Dartout.

Comment est structurée cette mission ?

Globalement, il y a deux grandes phases dans cette mission. La phase aller d’abord, pendant laquelle le bateau se dirige vers le nord, en partant de l’Afrique du Sud jusqu’aux Seychelles. Pour cette phase, nous avions jusqu’à une centaine de personnes à bord de l’Agulhas II : 60 scientifiques, 30 étudiants scientifiques, avec notamment des étudiants des Seychelles et de Maurice, et une dizaine de personnes pour les équipes de pilotage, de prise de photos, de films, et la fabrication de reportages. Ensuite, la phase retour débutera, pendant laquelle le bateau prendra la direction du sud pour retrouver son port d’attache, à Cape Town, en Afrique du Sud.

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Quels sont les objectifs de cette mission ?

Le travail de ces 60 chercheurs est très varié, donc il est très difficile de répondre à cette question en seulement quelques mots. Il y a sept grands projets internationaux dans cette mission. Chacun de ces projets réunit un consortium d’universités et de laboratoires internationaux. Plus de douze nationalités sont présentes sur l’Agulhas II. Je qualifie d’ailleurs souvent cette mission de « darwinienne » dans son ambition. Il existe une véritable volonté d’une compréhension large et holistique des questions de l’océan Indien. Cela dit, on peut se focaliser sur deux régions spécifiques de l’océan Indien qui ont pour cette mission des problématiques totalement différentes.

« On s’est d’abord intéressé à l’atoll d’Aldabra, qui est un atoll des Seychelles situé dans l’ouest de l’océan Indien. C’est un atoll corallien, qui est l’un des plus grands du monde, avec une longueur de 35 kilomètres »

Quelles sont ces régions et ces problématiques ?

On s’est d’abord intéressé à l’atoll d’Aldabra, qui est un atoll des Seychelles situé dans l’ouest de l’océan Indien. C’est un atoll corallien, qui est l’un des plus grands du monde, avec une longueur de 35 kilomètres. Depuis très longtemps, il est connu pour être un haut lieu de la biodiversité mondiale. En 2022, on célèbre les 50 ans de la protection de cet atoll d’Aldabra. Pendant ces 50 années, de nombreux travaux de recherche ont été effectués. D’ailleurs, une base de recherche permanente est installée sur place. Un ensemble d’actions en faveur de la biodiversité ont été lancées pendant cette période. Il s’agit d’actions à la fois terrestres, mais aussi marines dans et autour de cet atoll. Les explorations de Monaco sont là pour apporter une aide supplémentaire à ces 50 années de recherche scientifique.

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C’est-à-dire ?

Beaucoup de connaissances sur l’atoll d’Aldabra ont été emmagasinées. Mais ces recherches se faisaient avec la douzaine de scientifiques installés sur cet atoll, avec des moyens technologiques relativement limités, et avec des technologies éprouvées, mais un peu anciennes. Pendant quelques jours, les explorations de Monaco ont apporté un grand bol d’oxygène et d’adrénaline à cette base de recherche, en leur apportant ce qu’il se fait de mieux aujourd’hui dans les techniques d’analyse. Sur Aldabra, la volonté est de comprendre et d’analyser ce qui a été fait depuis 50 ans, et d’apporter un complément et un soutien de recherche aux équipes locales. Tout en discutant avec le gouvernement des Seychelles sur la poursuite de la protection de cet atoll.

« La deuxième région est étudiée en ce moment, et pour une durée de 16 jours. Nous explorons le banc de Saya de Malha. Il s’agit d’un banc qui fait juridiquement parlant partie de la haute mer. C’est une zone extrêmement peu connue. Mais elle est riche, avec une profondeur qui varie de 7 mètres à 200 mètres, et de vastes herbiers aquatiques »

Quelle est la deuxième région étudiée ?

La deuxième région est étudiée en ce moment [cette interview a été réalisée le 4 novembre 2022 — NDLR], et pour une durée de 16 jours. Nous explorons le banc de Saya de Malha. Il s’agit d’un banc qui fait juridiquement parlant partie de la haute mer. C’est une zone extrêmement peu connue. Mais elle est riche, avec une profondeur qui varie de 7 mètres à 200 mètres, et de vastes herbiers aquatiques. Ce banc de Saya de Malha est potentiellement très riche pour la biodiversité. Mais personne ne peut l’affirmer, car c’est un lieu très peu exploré. Pendant un peu plus de deux semaines, avec une équipe de scientifiques très large pilotée par l’Institut de recherche pour le développement (IRD), nous aurons une compréhension de ce lieu, du fond à la surface. Des espèces pélagiques, de la faune, en passant par la flore, nous allons essayer de comprendre ce vaste plateau de 40 000 km2.

Explorations de Monaco
© Photo Nicolas Mathys / Zeppelin / Monaco Explorations

Et ensuite ?

Ensuite, nous discuterons avec les gouvernements locaux qui ont une certaine autorité sur le banc de Saya de Malha, à savoir le gouvernement de la république de Maurice, et le gouvernement de la république des Seychelles. Mais aussi avec les gouvernements régionaux de l’océan Indien oriental qui sont intéressés par ce banc de Saya de Malha. Et puis, de façon multilatérale, nous échangerons avec les Nations Unies, à New York, et avec l’Unesco à Paris, pour envisager un mode de gestion, et peut-être de protection, de cette zone qui soit approprié. Interdire totalement l’accès à cette zone n’est sans doute pas la solution. Il faudrait mettre en place un management spatial de ce lieu.

C’est la plus grande exploration lancée par Monaco, plus grande que celles menées par le prince Albert Ier (1875-1934) ou le commandant Cousteau (1910-1997) ?

Les comparaisons sont toujours dangereuses. Ce qu’a fait Albert Ier en son temps était très important. Ce qu’a fait Cousteau à bord de la Calypso, c’était remarquable aussi, et cela a eu un impact mondial très profond. Mais si on s’intéresse au nombre d’experts embarqués à bord de l’Agulhas II, c’est la mission conduite par Monaco qui a fait travailler le plus de scientifiques. Je ne peux pas affirmer qu’il s’agit de la plus grande mission au monde en termes de nombre de scientifiques impliqués, mais elle fait très certainement partie des plus importantes.

« Au fur et à mesure de la publication de ces résultats, nous poursuivrons leur exploitation politique, puisque nous continuerons à avoir des échanges avec les gouvernements locaux, régionaux, internationaux, et même des échanges multilatéraux »

Les résultats de ces études seront communiqués quand et comment ?

Les résultats de ces études scientifiques sont un grand continuum. Le 27 octobre 2022, le prince Albert II a rencontré le président de la République des Seychelles, Wavel Ramkalawan. Plusieurs réunions de travail ont eu lieu. Le prince a déjà fait part de quelques constatations. Par exemple, nous avons une équipe de recherche qui analyse et qui mesure le nombre de débris en plastique sur la colonne d’eau. Nous avons constaté qu’aujourd’hui la pollution par micro plastiques se répand partout, mais pas avec la même intensité. Plus généralement, les données recueillies seront partagées avec les gouvernements locaux des Seychelles et de l’île Maurice, mais aussi avec la communauté internationale. Ensuite, au fil des semaines, des mois, et même des années, ces résultats de recherche vont s’égrener.

Les résultats de ces recherches auront aussi un usage plus politique ?

Au fur et à mesure de la publication de ces résultats, nous poursuivrons leur exploitation politique, puisque nous continuerons à avoir des échanges avec les gouvernements locaux, régionaux, internationaux, et même des échanges multilatéraux. L’objectif sera, par exemple, d’envisager de nouvelles actions de protection sur Aldabra. Et peut-être de lancer les toutes premières mesures de gestion spatiale et de protection sur le banc de Saya de Malha.

Explorations de Monaco
© Photo Nicolas Mathys / Zeppelin / Monaco Explorations

« L’objectif sera, par exemple, d’envisager de nouvelles actions de protection sur Aldabra. Et peut-être de lancer les toutes premières mesures de gestion spatiale et de protection sur le banc de Saya de Malha »

Le lobbying scientifique financé par un État comme Monaco, est-il vraiment efficace en 2022, car, depuis cinquante ans, malgré des centaines de sommets, des conférences, des traités et des conventions, les dérèglements planétaires continuent de s’aggraver ?

Il ne faut pas être manichéen. Il n’y a pas un moment où tout est bien, et un autre moment où tout est mal. Je ne vais pas vous dire qu’aujourd’hui tout est bien, parce qu’il y a encore énormément de choses à corriger. Depuis 2005, j’assiste le prince Albert II sur ces questions. J’ai travaillé au sein de son cabinet en 2005 et 2006. Avec Bernard Fautrier, en juin 2006, je l’ai aidé à créer la fondation prince Albert II. À partir de 2006, j’ai été administrateur de l’Institut océanographique. Avec le prince, en 2010, nous avons mis en place la première Monaco Blue Initiative. Et, effectivement, en 2010, il était extrêmement difficile de mobiliser qui que ce soit autour des problématiques de l’océan. C’était alors la moindre des préoccupations des gouvernements, des entreprises, voire des individus. On parlait des océans, mais c’était quelque chose de lointain, de grand, et il y avait tellement de problèmes à régler sur terre que personne ne se préoccupait de l’océan.

Quelle évolution avez-vous pu constater ?

Depuis 2005, cela fait donc 17 ans, la situation a beaucoup changé. Sous l’impulsion et sous l’égide du prince Albert II qui est reconnu comme le grand « champion » de la protection de l’océan, il y a eu une vraie prise de conscience à tous les niveaux.

Comment ce changement s’est-il opéré ?

On s’est d’abord appuyé sur les scientifiques qui eux, étaient convaincus, car ils avaient les informations nécessaires. Mais il fallait tout de même chercher à convaincre dans ce milieu scientifique. En effet, en 2005, les gens du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) n’étudiaient pas, ou presque pas, l’océan. C’est à la demande du prince Albert II qu’il y a eu un rapport sur le climat, l’océan, et la cryosphère [désigne toutes les portions de la surface des mers ou des terres émergées, où l’eau est présente à l’état solide — NDLR]. Nous avons donc incité les scientifiques à travailler sur les liens entre atmosphère et climat, mais aussi sur la biodiversité marine. Le prince Albert II a réussi à convaincre les gouvernements. Et aujourd’hui, les plus grands gouvernements du monde sont présents à la Monaco Blue Initiative. En 2021, John Kerry était là pour représenter les États-Unis, et le ministre de l’environnement chinois, Chen Jining, est venu pour la Chine. Ce n’était pas le cas en 2010.

« En 2005, les gens du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) n’étudiaient pas, ou presque pas, l’océan. C’est à la demande du prince Albert II qu’il y a eu un rapport sur le climat, l’océan, et la cryosphère »

Quel est le moteur de cette évolution ?

Progressivement, nous avons bâti ce troisième pilier, qui est la médiation. Nous avons, je crois, réussi à convaincre une bonne partie du grand public. Et surtout, depuis trois ou quatre ans, nous avons convaincu les grandes entreprises qu’elles doivent absolument se préoccuper de l’océan, avec la mise en place du développement d’une économie bleue durable, avec la création d’obligations bleues.

Un exemple ?

Par exemple, notre fidèle partenaire CFM Indosuez groupe Crédit Agricole, vient juste de terminer le placement de toute une série d’obligations bleues : il s’agit d’argent qui sera prêté à des entrepreneurs qui développent des solutions pour gérer durablement l’océan. Aujourd’hui, on travaille sur la mise en place de fonds d’investissements en capital bleu. On voit donc maintenant que les entreprises, les banques, et les investisseurs se mobilisent dans ce domaine.

Mais pourtant, lors de chaque conférence mondiale sur le climat, le constat reste invariablement accablant ?

Bien sûr, il reste, et il restera certainement toujours beaucoup de travail à faire. Mais il y a tout de même beaucoup d’actions qui ont été engagées. Ces moments forts que sont les explorations de Monaco, et la mission océan Indien en ce moment, servent vraiment à faire bouger les lignes, à faire sauter les barrages, à faire découvrir des problématiques nouvelles, et à mettre en place des actions et des politiques nouvelles.

Vous restez optimiste ?

Je reste concentré, travailleur, et dans l’action. Être derrière mon bureau et me désoler de toutes les choses qui vont mal dans ce monde ne servirait pas à grand-chose. J’ai une place, où comme beaucoup d’entre nous, je peux faire un petit quelque chose. Nous continuons à le faire avec énergie, avec vigueur, et avec engagement.