samedi 20 avril 2024
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Lutte anti-blanchiment du Conseil de l’Europe : « Il y a des manques »

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Le 23 janvier 2023, suite à la publication de son dernier rapport, Moneyval, l’organe de lutte anti-blanchiment du Conseil de l’Europe, a placé Monaco en procédure de « suivi renforcé » (1). Pourquoi une telle décision ? Quelles sont les recommandations faites par Moneyval à la principauté ? Que risque Monaco ? Pour le savoir, Monaco Hebdo a interrogé Irina Talianu, cheffe d’unité « évaluations et typologies » Moneyval et coordinatrice de l’équipe d’évaluation de Monaco.

Comment se déroulent les évaluations réalisées par Moneyval ?

Pour tous les pays, les évaluations se déroulent par un cycle d’évaluations, selon une méthodologie universelle. Tous les pays sont donc évalués à partir de la même méthodologie. Le rapport d’évaluation est présenté en plusieurs chapitres. La partie « efficacité » est la plus importante. C’est le corps principal du rapport d’évaluation. Ensuite, il y a une annexe technique, qui comprend les mesures législatives et réglementaires mises en place par les pays. Dans la partie « efficacité », il y a plusieurs chapitres, qui permettent d’aborder différents sujets. Ces chapitres sont appelés les « résultats immédiats ». Dans chacun des chapitres, les évaluateurs procèdent à une analyse détaillée. Par exemple, dans « résultat immédiat 1 », on parle de la compréhension des risques. Dans « résultat immédiat 7 », on parle des mesures répressives, avec notamment la police, le système judiciaire, le juge d’instruction, le procureur… Au total, il y a 11 chapitres, avec 11 « résultats immédiats ». Chacun de ces chapitres reçoit une note.

D’une façon générale, pourquoi Moneyval demande-t-il à Monaco de renforcer ses mesures de lutte contre le blanchiment de capitaux et contre le financement du terrorisme ?

Parce qu’il y a des manques, notamment concernant les enquêtes, les poursuites, et les condamnations pour le blanchiment de capitaux. Mais aussi pour les confiscations. Ces deux éléments ont donc reçu une note faible.

« Les ressources humaines du pôle de supervision du SICCFIN doivent être renforcées de manière conséquente, et des outils informatiques adaptés et performants doivent être mis à sa disposition »

Votre rapport évoque la « nécessité » d’améliorer largement la transparence des personnes morales, ainsi que les enquêtes concernant le financement du terrorisme : qu’est-ce qui pose problème sur ces sujets ?

Concernant la transparence des personnes morales, le rapport souligne plusieurs défaillances. L’une porte sur la transparence du « bénéficiaire effectif ». A Monaco, il existe un registre des bénéficiaires effectifs qui n’est pas suffisamment complet. Il est actuellement en train d’être complété, mais il l’était à seulement 30 % au moment où ce rapport a été bouclé [ce rapport a été approuvé à l’occasion de la séance plénière de Moneyval, le 9 décembre 2022 — NDLR]. En cas d’enquête, les autres informations à la disposition de la police peuvent être récupérées seulement auprès du secteur privé.

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Strasbourg, du 18 au 22 mai 2022 : le Comité d’experts sur l’évaluation des mesures de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (Moneyval) a tenu sa 63ème session plénière. © Photo Conseil de l’Europe

Quoi d’autre ?

Moneyval a aussi relevé une problématique liée à la compréhension des risques par les autorités monégasques concernant le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme par les entreprises. Par exemple, leurs connaissances sont assez limitées en ce qui concerne la manière dont les personnes morales sont, ou peuvent être utilisées pour le blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme.

« Concernant la transparence du « bénéficiaire effectif », à Monaco, il existe un registre des bénéficiaires effectifs qui n’est pas suffisamment complet. Il est actuellement en train d’être complété, mais il l’était à seulement 30 % au moment où ce rapport a été bouclé »

Et pour la confiscation, le gel et la saisie des avoirs ?

A Monaco, le recouvrement effectif des avoirs confisqués est très faible. Il faut savoir que la mesure de confiscation est définitive. En revanche, le gel et la saisie sont des mesures provisoires, mais elles sont appliquées de façon modeste par la principauté. Cela résulte principalement de l’absence des pouvoirs coercitifs du parquet général, ce qui entraîne des difficultés, et des retards, dans l’identification et la localisation des avoirs.

Lire aussi : Lutte anti-blanchiment – Jean Castellini : « Le défi est réel »

Moneyval estime aussi que la cellule de renseignement financier monégasque, le Service d’Information et de Contrôle sur les Circuits Financiers (SICCFIN), manque de moyens humains et techniques ?

Le SICCFIN ne dispose pas de logiciels pour effectuer des analyses financières complexes. Ils font tout manuellement. Ils disposent seulement d’une base de données. Alors que d’autres cellules de renseignement financier, comme le Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin) par exemple, dispose de moyens techniques beaucoup plus sophistiqués, lui permettant de réaliser des analyses plus complexes. A Monaco, les rapports de transactions suspectes sont reçus par courrier postal, alors qu’une grande majorité de cellules de renseignement financier travaillent de façon électronique. Les ressources humaines du SICCFIN sont aussi trop limitées. Il n’y a pas assez de personnel.

Moneyval relève également dans son rapport que les analyses produites par le SICCFIN ne sont pas « pleinement utilisées » par les autorités chargées des enquêtes ?

Les autorités d’application de la loi n’ont pas la capacité pour exploiter pleinement les informations financières liées à d’éventuelles infractions financières. En général, les policiers, les procureurs, et les juges d’instruction ont une formation en droit. Or, mener une enquête financière, c’est presque un autre métier, qui nécessite des compétences très spécialisées.

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© Photo Conseil de l’Europe

Votre rapport évoque aussi des « lacunes particulières » concernant les affaires complexes de blanchiment de capitaux, avec un nombre de condamnations et de confiscations qui est jugé trop faible ?

Sur les six ou sept dernières années, il y a eu cinq condamnations pour blanchiment de capitaux. Bien sûr, il n’y a pas de norme pour les chiffres. Mais Monaco est un centre financier régional, avec des flux financiers très importants qui traversent la principauté. C’est un pays avec une exposition aux risques assez élevée, ce que la principauté reconnaît d’ailleurs. Du point de vue financier, la principauté n’est pas un pays anodin. On peut comparer Monaco avec le Liechtenstein, qui présente à peu près la même population et le même PIB. Or, le Liechtenstein affiche 48 condamnations, c’est-à-dire environ dix fois plus que la principauté. Après, bien évidemment, ce n’est pas mathématique. Il n’y a pas de grille. Mais Moneyval s’appuie sur des personnes qui travaillent très régulièrement sur ce genre de sujet. Les évaluateurs sont donc informés sur ce qui se déroule au niveau international, par rapport à ce type d’appréciations chiffrées.

« On peut comparer Monaco avec le Liechtenstein, qui présente à peu près la même population et le même PIB. Or, le Liechtenstein affiche 48 condamnations, c’est-à-dire environ dix fois plus que la principauté »

Moneyval indique que Monaco doit « fondamentalement » améliorer son système de supervision ?

Dans le cadre de la demande d’autorisation pour s’installer à Monaco, les contrôles d’honorabilité doivent être étendus. Tous les acteurs du marché financier, et non financier, doivent recevoir une autorisation. Ensuite, le superviseur doit mettre en place des contrôles d’honorabilité pour s’assurer que les banques ne sont pas détenues par des criminels ou par leurs associés. Or, sur ce sujet, il y a des manquements. A Monaco, tous les dirigeants, et les personnes en charge des fonctions clés, ne sont pas soumis à ces contrôles. Les bénéficiaires effectifs, dans le sens défini par le Groupe d’action financière (GAFI), ne sont pas assujettis aux contrôles. De plus, comme je l’ai souligné, les ressources humaines du pôle de supervision du SICCFIN doivent être renforcées de manière conséquente, et des outils informatiques adaptés et performants doivent être mis à sa disposition. D’une façon générale, le système de sanctions de la principauté est un peu lourd. Du coup, il ne permet pas d’appliquer des sanctions d’une manière suffisamment efficace et rapide.

Le nombre de déclarations de soupçons de la part des banques est jugé « assez satisfaisant », et en revanche trop faible du côté des casinos et des bijoutiers ?

Le casino est un « produit phare » de Monaco, qui attire beaucoup de très riches joueurs. Or, les évaluateurs n’ont pas jugé proportionnel le nombre de déclarations de soupçons transmises. Pour les bijoutiers, c’est aussi un domaine important à Monaco, avec la présence de beaucoup de maisons de luxe.

Votre rapport souligne aussi l’absence de poursuites ou de condamnation pour « financement du terrorisme » à Monaco ?

Effectivement, il n’y a eu ni poursuite, ni condamnation pour des faits de financement du terrorisme. Contrairement au blanchiment de capitaux, où il existe clairement un risque à Monaco, le risque de financement du terrorisme est moindre, ce qui fait que l’absence de condamnation n’est pas forcément contraire au profil de risques de la principauté. Voilà pourquoi, même en l’absence de condamnation, la notation sur le chapitre consacré aux mesures répressives concernant le financement du terrorisme est meilleure que celle sur le blanchiment du capitaux. Ici, la problématique repose sur le fait que les autorités monégasques n’ont pas une compréhension adéquate des risques. En effet, cette compréhension n’est pas suffisamment approfondie. Cela ne leur permet donc pas de prendre la mesure réelle du risque.

En résumé, quels sont les points sur lesquels Monaco doit encore faire des efforts ?

Les trois chapitres notés « faibles » sont les enquêtes, les poursuites, et les condamnations pour le blanchiment de capitaux, puis le système de saisies, de gel, et de confiscation des avoirs criminels, et enfin, la supervision du système financier et des professions désignées.

Depuis sa précédente évaluation réalisée par Moneyval, sur quels sujets Monaco a-t-il le plus progressé ?

Monaco a progressé sur la compréhension globale des risques. La notation est « modérée », donc la compréhension est à améliorer. Conformément à la méthodologie du GAFI, « modérée », c’est mieux que « faible ». Il y a aussi la question des sanctions internationales ciblées. Il s’agit des listes qui concernent des terroristes sur la base desquelles les institutions financières doivent appliquer des mesures de gel immédiat, ainsi que le système de gel des fonds potentiellement liés au financement de la prolifération des armes de destruction massive. Aujourd’hui, la situation est plus positive pour Monaco en ce qui concerne le mécanisme de gel de fonds des personnes listées par les Nations Unies pour le financement du terrorisme, ainsi que pour le financement de la prolifération des armes de destruction massive.

Le 23 janvier 2023, Moneyval a placé Monaco sous « suivi renforcé » : que va-t-il se passer, désormais ?

Effectivement, le 23 janvier 2023, la principauté a été placée en « suivi renforcé », c’est-à-dire que Monaco est invité à revenir en décembre 2024 pour informer des résultats obtenus suite aux recommandations de ce rapport. Ensuite, une appréciation sera donnée par Moneyval, lors de sa réunion plénière, qui réunit tous les pays membres de Moneyval. Ces pays s’exprimeront sur l’efficacité et sur les progrès accomplis par Monaco, ainsi que par les autres pays.

Si Monaco ne satisfait pas à l’ensemble des demandes de Moneyval selon le calendrier fixé, quelles sanctions risque la principauté ?

Il y a deux choses. Il y a d’abord le processus de suivi au sein de Moneyval. Après le premier rapport de suivi, donc après 2024, si la réunion plénière de Moneyval considère que la principauté n’a pas réussi à atteindre un niveau d’efficacité convenable, elle peut lancer une procédure de « conformité renforcée ». Les étapes qui suivent dans ce processus de « non conformité » débutent ainsi : d’abord Moneyval invite le secrétaire général du Conseil de l’Europe à envoyer une lettre au ministre compétent de l’Etat ou du territoire concerné, pour attirer son attention sur les documents de référence de Moneyval. Suite à cette démarche, si les réponses apportées sont insuffisantes, une deuxième étape a lieu. Une mission à haut niveau est organisée dans l’Etat qui se trouve en situation de « non conformité » pour rencontrer les ministres et les hauts fonctionnaires concernés. L’objectif est de donner davantage de poids au message de Moneyval.

Quelle est la troisième étape ?

Lors de la troisième étape, Moneyval peut faire une déclaration publique officielle sur son site Internet, qui annonce que l’Etat, ou le territoire en question, n’est pas suffisamment fidèle aux normes. Enfin, la quatrième étape, qui est la plus dure, consiste à renvoyer l’affaire pour un examen éventuel dans le cadre de la procédure de groupe d’examen de la coopération internationale du GAFI. C’est l’antichambre de la fameuse « liste grise » des pays non coopératifs, élaborée par l’OCDE.

Monaco est encore loin de cette « liste grise » ?

Le GAFI dispose d’un autre système, qui n’est pas celui de Moneyval. Il est donc difficile de dire avec précision si Monaco est proche ou éloigné de la « liste grise ».

1) A ce sujet, lire notre article Anti-blanchiment : Monaco sous le contrôle de Moneyval, publié dans Monaco Hebdo n° 1271.