mardi 28 mars 2023
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Guerres et crises énergétiques – Gilles Kepel : « On rejoue l’opposition entre Est et Ouest »

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Le politologue Gilles Kepel, directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerrannée à l’École Normale Supérieure, a tenu une conférence-débat avec Alexandre Devecchio, directeur des rédactions du Figaro, le 1er février 2023. Organisé par la Monaco Méditerranée Foundation (MMF), cet événement questionnait l’équilibre géopolitique, entre guerres et crises énergétiques. Interview.

Un an après le déclenchement de la guerre en Ukraine, n’avait-on pas oublié que « Polemos est le père de toutes choses » (1), et que la guerre est l’une des composantes des relations internationales, même en Europe ?

Nous l’avions oublié, notamment en Europe. C’est d’ailleurs en ce sens que mon dernier livre, Enfant de Bohème (2), assez différent de ce que j’écris d’habitude, retrace l’itinéraire de mon grand-père, celui qui n’est pas de Gorbio, mais de la Bohême. Il est arrivé en France en 1908, comme sujet de l’empire austro-hongrois, puis il a vécu la Première Guerre mondiale à Paris, où il a été l’un des créateurs de la Tchécoslovaquie. Il a ensuite vécu l’entre-deux-guerres à travers la société des nations à Genève, où l’on voyait la montée en puissance du nazisme. Puis, il a vu son pays conquis, à Munich, par les nazis. Il a fui en Angleterre pendant la Seconde Guerre mondiale, avant de revenir pour retrouver son pays communiste. Il est resté en France, ce qui fait que je suis ici. Depuis, nous avons vécu en Europe dans une époque pacifiée, et nous l’avons oublié.

L’Europe a aussi été traversée par un communisme belliqueux, après la Seconde guerre ?

Ce communisme était un « Polemos » barricadé. Tout un bout de l’Europe n’était plus visible, il nous manquait toute une partie de nous-mêmes, notamment pour ceux qui, comme moi, y avaient des attaches. Néanmoins, le terrain de conflit se trouvait au Vietnam, en Indochine, à Cuba et en Afghanistan, puisque c’est là où le communisme est tombé. Mais ce conflit ne se jouait pas sur le théâtre européen, qui était protégé par un système anti-missiles et un bouclier.

« Poutine a engagé à la fois cette guerre contre l’Ukraine pour un motif nationaliste, considérant que ce pays était en réalité une partie d’elle-même, tout en créant un antagonisme qui ressoude l’Otan »

Cet état de paix n’est plus garanti, aujourd’hui ?

Aujourd’hui, on voit que la décomposition de l’ancienne URSS a eu pour conséquence que la Russie de Poutine, souhaitant redevenir une grande puissance, rejoue l’opposition entre Est et Ouest. Cela a commencé en Syrie, où je me suis rendu à la demande du président de la République précédent [François Hollande — NDLR].

Gilles Kepel Monaco Méditerranée Foundation
© Photo MMF

Que s’est-il joué pour la Russie, en Syrie ?

Pour l’anecdote, l’un des conseillers de Poutine, en Syrie, m’avait expliqué pourquoi l’équilibre de ce pays était si important. Il permettait à la Russie de redevenir une grande puissance, alors que son produit intérieur brut (PIB) se situait entre celui de l’Espagne et de l’Italie. Cette dimension de grande puissance se construit sur un nationalisme et une quête d’identité des origines, qui fait penser à la Serbie et au Kosovo, et à la bataille du « champ des Merles » [la bataille de Kosovo qui opposa l’Empire ottoman à une coalition chrétienne des Balkans, le 15 juin 1389 est une date fondamentale dans l’histoire de la Serbie et de l’Europe — NDLR]. À partir de là, on rejoue l’opposition entre Est et Ouest.

L’Otan devient le nouvel envahisseur, aux yeux de l’administration Poutine ?

L’Otan avait pourtant cessé d’être l’Otan. Elle intervenait en Libye et en Iraq, mais ce n’était pas sa vocation. Elle s’était plutôt transformée en sorte d’organisme antiterroriste international, mais elle se retrouve à nouveau Otan, gonflée par tous les pays de l’Europe centrale, jusqu’à l’Ukraine, sous le poids de cette guerre. Seule la Biélorussie reste encore en retrait.

« Cette guerre en Ukraine, qui est européenne, s’inscrit dans cette grande désagrégation des empires qu’a connue mon grand-père. Elle est très ancrée dans le passé, même si elle est contemporaine »

Poutine a donc ressoudé l’Otan, malgré lui ?

Poutine a en effet engagé à la fois cette guerre contre l’Ukraine pour un motif nationaliste, considérant que ce pays était en réalité une partie d’elle-même, tout en créant un antagonisme qui ressoude l’Otan. On a même vu la Finlande et la Suède, habituellement neutres, entrer dans l’Otan.

Ces nouvelles alliances rebattent les cartes diplomatiques ?

Suite à la demande de la Suède et de la Finlande de rejoindre l’Otan, la Turquie, membre de l’Otan elle aussi, a fait du chantage concernant ses propres enjeux, à propos des Kurdes présents en Suède. Le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, avait donc menacé d’opposer son veto à leur entrée. Aux États-Unis, en réaction, le sénateur Chris Van Hollen a fait savoir que son pays ne livrerait pas ses avions de chasse F16 à la Turquie si elle opposait son véto. Le Sénat a bloqué et on voit bien comment tout l’équilibre se recrée. Cette guerre en Ukraine, qui est européenne, s’inscrit dans cette grande désagrégation des empires qu’a connue mon grand-père. Elle est très ancrée dans le passé, même si elle est contemporaine.

« On oublie trop que la Mer noire fait partie du système de la Méditerranée, et que la Crimée et l’Ukraine sont sur la Mer noire. La Turquie y joue un rôle déterminant, puisque c’est elle qui contrôle les Détroits du Bosphore et des Dardanelles »

Cette guerre en Ukraine est donc une rémanence des anciennes guerres de tranchée ?

La France vient d’annoncer la livraison de douze canons Caesar à l’Ukraine [comme l’a annoncé le ministre français de la défense, Sébastien Lecornu, le 31 janvier 2023 — NDLR], car les chars d’assaut M1 Abrams livrés par les Américains sont très gourmands en énergie, et ils ont besoin d’être complétés. On voit donc, en effet, une rémanence de la guerre des tranchées et de la guerre de 1940, qui se couple à celle de l’électronique. Elon Musk, par exemple, fournit aux Ukrainiens les moyens d’obtenir des satellites espions. Cet espèce de mélange s’étend jusqu’à des mouvements de populations ukrainiennes, qui concernent même Monaco et sa périphérie.

Cette guerre rebat également les cartes en Mer noire et au Moyen-Orient ?

C’est très important de le rappeler, car on oublie trop que la mer Noire fait partie du système de la Méditerranée, et que la Crimée et l’Ukraine sont sur la mer Noire. La Turquie y joue un rôle déterminant, puisque c’est elle qui contrôle les détroits du Bosphore et des Dardanelles, et qui a négocié le passage des céréales ukrainiennes sans lesquelles l’Egypte crève de faim, tout en imputant la Tunisie et l’Algérie. Et si son rôle est déterminant, il est aussi très ambigu au sein de l’Otan, où elle joue un rôle double, comme La Chauve-souris et les deux Belettes de Jean de La Fontaine (1621-1695) : « Je suis oiseau ; voyez mes ailes. Je suis souris ; vivent les rats ».

Gilles Kepel Monaco Méditerranée Foundation
© Photo MMF

Le rôle est également ambigu avec Israël, dont les anti-drones servent de levier de négociation avec la Russie, vis-à-vis de l’Iran ?

Le cas d’Israël est encore plus intéressant que le cas turc, parce que, traditionnellement, Israël est liée à la Russie. Le premier ministre Benyamin Netanyahu n’a jamais critiqué l’annexion de la Crimée par ses mandats passés. Il n’a pas, non plus, accepté les sanctions occidentales contre la Russie. Tous les 9 mai, il continuait à aller sur la Place rouge à la parade, avec Poutine, en train de regarder les tanks qu’il livrait à la Russie.

Pourquoi ?

Parce que les Russes contrôlent l’espace aérien syrien et ils empêchent les Iraniens [ennemis politiques d’Israël — NDRL] d’y faire ce qu’ils veulent. C’est la raison pour laquelle Dimitri Medvedev, premier vice-président du gouvernement russe, a prévenu avec force Israël que, si jamais elle livrait son système anti-missile à l’Ukraine, la Russie se vengerait en Syrie. Il y a un véritable champ de compensation entre le Moyen-Orient et Kiev. Il y a d’ailleurs énormément de Russes et d’oligarques qui sont juifs, mais aussi énormément de juifs ukrainiens, l’Ukraine ayant été l’un des berceaux du hassidisme. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, est juif lui aussi, même s’il n’a gardé que très peu de liens communautaires, puisque sa femme ne l’est pas. Et l’ambassadeur d’Ukraine en Israël a accès à un certain nombre d’électeurs non négligeables, ce qui peut peser dans les élections.

C’est également au Moyen-Orient que se joue l’avenir énergétique de l’Europe : les accords d’Abraham (3) [signés le 15 septembre 2020 — NDLR] sont-ils une chance pour les énergies renouvelables et l’hydrogène vert ?

Dans le grand projet saoudien, baptisé « Neom », avec la construction de la ville futuriste The Line dans le Nord-Ouest du royaume d’Arabie saoudite, il serait question de produire de l’hydrogène vert, en utilisant essentiellement l’éolien, alors que les Émirats en produiraient plutôt à partir du nucléaire. Mais, l’hydrogène vert, nous n’y sommes pas encore. C’est quelque chose qui remet en plan tous les projets qui ont été mis de côté, comme celui du gazoduc turc [censé aider l’Union européenne (UE) à réduire sa dépendance au gaz russe — NDLR]. On pensait que ça ne valait pas le coup de miser sur l’hydrogène, car le gaz naturel liquéfié (GNL) est très onéreux, puisqu’il faut dégazéifier, puis regazéifier, ce qui consomme beaucoup d’énergie. Mais nous sommes maintenant en train d’y songer à nouveau.

« L’idée russe selon laquelle l’Europe allait être à genoux et la supplier en grelotant ne s’est pas produite, car le marché du gaz s’est rétabli »

Ces nouveaux circuits d’énergie impliquent de nouvelles ententes entre certains États, pas toujours amis ?

Si le Qatar et l’Arabie Saoudite se rabibochent complètement, un gazoduc pourrait aller du Qatar vers Israël, en passant par l’Arabie Saoudite, pour arriver ensuite vers Chypre, le Péloponnèse, puis l’Europe, la France, et Monaco. Mais cela implique beaucoup d’entente entre des États qui sont tantôt un peu copains, et qui, tantôt, se tapent dessus. Et la Turquie ne veut pas de ce projet qui traverserait son territoire. C’est pourquoi Erdogan a inventé que la Turquie partageait une zone économique avec la Libye en Cyrénaïque [une région traditionnelle de Libye, dont le nom est inspiré de la Cyrénaïque antique, une province romaine installée autour de l’ancienne cité grecque de Cyrène — NDLR], qui coupait la Méditerranée en deux.

Dans ce contexte, l’Europe est-elle encore vouée à dépendre du gaz russe ?

On s’attendait à crever de froid cet hiver et ce n’est pas le cas, pour l’instant. L’idée russe selon laquelle l’Europe allait être à genoux et la supplier en grelotant ne s’est pas produite car le marché du gaz s’est rétabli. Notamment avec l’Algérie, qui se détache de la Russie. Reste à savoir jusqu’où l’Algérie souhaite aller dans ce rapprochement avec la France, désormais. C’est une réorganisation complète du marché qui s’opère, et la Russie va servir de station-service aux autres pays qui se sont détachés de l’Occident. La Chine, l’Inde, le Maroc, et d’autres pays d’Afrique francophone multiplient, par exemple, des formes de distanciation par rapport aux anciennes puissances coloniales françaises. Elles rebattent très largement les cartes. Quand on voit les votes à l’ONU, c’est assez clair.

1) Cette citation du philosophe Héraclite (vers 544 av J.-C. – vers 480 av. J-C.) veut que « le combat est père de toute chose, de toutes les lois ; les uns, il les porte à la lumière comme dieux, les autres comme hommes ; les uns, il les fait esclaves, les autres, libres. »

2) Enfant de Bohême de Gilles Keppel (Gallimard, 2022), 400 pages, 22 euros.

3) Signés à Washington le 15 septembre 2020 par les Émirats arabes unis, Bahreïn, et Israël, les accords d’Abraham sont une série de protocoles visant à normaliser les relations diplomatiques entre Israël et ces deux États arabes. Le Soudan et le Maroc l’ont également rejoint.

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