samedi 20 avril 2024
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A la conquête de Moscou

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Des banques aux agences immobilières, en passant par les sociétés de conseil, les entreprises monégasques ont bien compris qu’il était temps d’attaquer le marché russe. Elles l’ont fait en marge du voyage officiel d’Albert II, du 3 au 5 octobre.

Avec un marché à conquérir de 143 millions de consommateurs et une croissance de 3 % pour 2014 selon le FMI, la Russie a de quoi séduire bon nombre d’entrepreneurs. C’est pourquoi du 3 au 5 octobre, la mission économique de la CDE a fait le plein. Une délégation record de 80 acteurs économiques (soit 54 entreprises) a suivi le voyage officiel du prince Albert au Kremlin. Barclay’s, Safra, laboratoires Macanthy, CHPG, IM2S… Même la société Cyberdodo, qui propose un outil global de communication dédié aux droits de l’enfant, était venue proposer ses services à un pays en général dans la ligne de mire des organismes de protection des droits de l’homme…

Monaco Day
A la Chambre de développement économique, basée à l’Athos Palace à Fontvieille, l’idée trottait depuis un moment dans la tête de son président Michel Dotta d’emmener les entreprises monégasques à Moscou. L’organisation du déplacement officiel du prince a déclenché la mise en branle de la mission. Pour Michel Dotta, « l’objectif était double. La CDE a assumé son rôle de représentation générale d’un Monaco qui travaille. Il s’agissait aussi de mieux connaître le pays pour ceux qui souhaitent décrocher des partenariats sur place. » Il s’agissait aussi de vanter les atouts monégasques. Comme l’ont fait, par exemple, les cadres de l’ordre des experts-comptables. « Nous avons expliqué les conditions de résidence, comment développer la gestion de patrimoine, l’avantage de la neutralité en matière de trading », détaille son président Jean-Paul Samba. Avant d’ajouter, sourire en coin : « Si c’est bien de vivre à Monaco, c’est encore mieux d’y mourir. Il n’y a pas de droits de succession ! »
Pendant deux jours pleins, organisés autour des thématiques « Monaco Day » et Russia Day », et de workshops, les Monégasques ont échangé les cartes de visite. Banquiers, agents immobiliers, sociétés de logistique ou d’événementiels, ils ont tous compris l’opportunité de faire le déplacement pour rencontrer des prospects ou échafauder des projets d’avenir. Dans tous les registres. « Un banquier m’a par exemple parlé des possibilités de développement en Sibérie », en matière d’infrastructures, relève Michel Dotta. Tout était question de bouche à oreille. Lors des cocktails organisés en présence du prince, on notait ainsi la présence de Michel Rey, un administrateur de la Société des bains de mer, qui s’occupe aujourd’hui de la remise en état du Métropole, l’un des joyaux de Moscou. En tant que président du conseil d’administration de l’établissement, il avait fait venir ses propriétaires russes. Dans la salle de réception, on pouvait aussi croiser l’ancien conseiller de Dmitri Medvedev, Eric Jurgens, LE contact clé à Moscou pour les Monégasques. L’ambassadeur Claude Giordan et Michel Bouquier avaient quant à eux attiré des “private label” russes. Des grosses fortunes, notamment rabattues par un cabinet d’avocats de la place.

Contacts mystérieux
A deux pas de la Place Rouge, chacun a dragué les représentants des family office et d’entreprises venus rencontrer les boîtes monégasques. Et pour cause. Avec sa société Monaco Services Relocation, Daniel Concas s’occupe de l’installation des nouveaux résidents de A à Z. Aujourd’hui 35 % de son chiffre d’affaires vient de cette clientèle russe. « Le pourcentage a augmenté en très peu de temps. Grace, là aussi, au bouche à oreille. Les Russes, ce sont des clans, des clubs privés. Quand on a pénétré un club, on décroche le sésame. » Lui s’est occupé du président de la fédération automobile russe et de ses proches. Au Hyatt, au-delà des investisseurs et family office, certains russes lui ont glissé une carte de visite sommaire, mentionnant seulement un nom et un numéro de téléphone. « Le Russe est un peu mystérieux. C’est culturel. Des générations entières ont vécu en ne disant jamais ce qu’ils pensaient… »

Personnel russophone
Pour conquérir cette clientèle qui fait aujourd’hui les beaux jours de Monaco, beaucoup de sociétés ont misé sur un personnel russophone. C’est le cas de Rosemont Consulting, très spécialisée dans l’assistance lors de l’acquisition de biens immobiliers. « Etant donné que 50 à 60 % de nos clients viennent d’Europe de l’Est, j’ai recruté un conseiller fiscal et juridique, une assistante personnelle et commerciale, un comptable gérant les SCI de langue maternelle russe. Ainsi, de la phase de prospection à l’acquisition immobilière, toute la chaîne fournie est en russe », souligne la gérante Cécile Acolas. Très fortunés, ses clients sont discrets. « Bon nombre ne veulent pas apparaître ou avoir de comptes bancaires à leur nom. Je leur explique comment faire dans le cadre des schémas légaux », ajoute la jeune femme.
Janna Lagain, vice-présidente de la banque Coutts Monaco, est russe. Elle connaît parfaitement le triangle que forme Monaco avec Genève et Londres. La banque Coutts, qui fait partie de la World Bank of Scotland, banque historique de la famille royale d’Angleterre, a une forte clientèle russe. « Cette clientèle représente une grosse partie des portefeuilles des banques privées à Monaco. Beaucoup d’hommes d’affaires russes, basés à Londres ou en Suisse, délocalisent leur centre familial à Monaco ou sur la Riviera. » Leur motivation ? La sécurité. « Avec une imposition sur le revenu de 13 % et de 9 % pour les sociétés, les motivations fiscales sont inexistantes… »

Axe de développement des banques
S’il est impossible de connaître le volume des avoirs russes gérés à Monaco, pour Bernard Rousselot, président de la commission pour la promotion de la place financière à l’AMAF, c’est un marché qui compte de plus en plus. « Aujourd’hui, c’est même un des axes privilégiés de développement pour chaque établissement. » Beaucoup cherchent à concurrencer les banques suisses (Crédit suisse, UBS, Julius Bär, qui vient de racheter Meryll Lynch) et anglaises (Barclays, HSBC), bien placées sur le créneau du Middle East. Les capitaux russes ont contribué à faire grimper les avoirs gérés à Monaco à 94 milliards d’euros. Au point qu’à Moscou, le représentant de l’AMAF a envoyé un message à ses homologues russes. « Les banques russes familiales ou régionales n’ont pas de relais sur Monaco. Il pourrait y avoir un regroupement de ces établissements pour avoir des accords de partenariat, et plus si affinités. » L’intérêt ? Pour les banques russes, ne pas perdre leur clientèle partant à l’étranger et véhiculer des informations privilégiées sur les clients. Ce qui faciliterait les contrôles sur l’origine des fonds à Monaco.

Origine des fonds
Jusqu’à présent, cette obligation de vigilance et de « due diligence » avait d’ailleurs freiné l’appétence de certains financiers. « Sur le 1,2 milliard d’euros que nous gérons, nous n’avons pas de clientèle russe. Auparavant, il fallait faire attention par rapport à l’origine des capitaux. Notre réputation est notre atout capital. Il fallait être prudent, indique Aleco Keusseoglou, président de la société de gestion 2PM. Le contexte est aujourd’hui différent qu’il y a 6-7 ans. Maintenant que tout est mieux réglementé, notre position a changé. » Ce qui doit être le cas de nombreuses sociétés, marquées par la forte présence des Russes à Monaco. Y compris par le flot de touristes russophones.

Congrès en perspective
Guillaume Rose est reparti de Moscou sourire aux lèvres. Avec la perspective de décrocher 100 nuitées pour la place ainsi qu’un contact pour l’organisation d’un congrès à Monaco pour les laboratoires pharmaceutiques Bayer. Car jusqu’à présent, Monaco attirait surtout les touristes particuliers. Avec des chiffres canons.
« La clientèle russophone est la quatrième nationalité avec 62 000 nuitées en 2012 et on espère faire mieux en 2013. Au mois d’août, elle représentait la première nationalité qui a dormi dans nos hôtels. C’est aussi la deuxième plus dépensière, juste après les gens du Golfe et avant les Australiens », rappelle le directeur du tourisme. C’est pourquoi il était logique de démarcher désormais les sociétés. « Notre chaînon manquant, c’est le tourisme d’affaires russe. C’est l’objectif numéro 1 des équipes de la DTC à Moscou, qui ont prospecté en 2013 plus d’une centaine de sociétés susceptibles d’organiser des congrès et plus de 300 en 3 ans. » Un objectif qui laisse entendre que la présence russe à Monaco ne risque pas de s’arrêter en si bon chemin…

Les Russes en chiffres

• En 10 ans, la population russe à Monaco a été multipliée par 6. Au 1er janvier, la Principauté comptait 240 résidents de plus de 16 ans de nationalité russe contre 38 en 2002. Soit 0,7 % de la population totale de Monaco.
• Au 31 décembre 2012, la Fédération de Russie se trouve en 16ème position pour le nombre de salariés du secteur privé.
• Les salariés russes se répartissent en 39 hommes et 87 femmes pour un total de 126 personnes.
• Au 28 mars 2013, 47 personnes de nationalité russe étaient enregistrées au registre du commerce de la Principauté
• Superficie : 17 millions de km²
• Capitale : Moscou (11,5 millions d’habitants)
• Villes principales : Saint-Pétersbourg (4,8 M), Novossibirsk (1,5 M), Ekaterinbourg (1,3 M), Nijni Novgorod (1,2 M)
• Langue officielle : russe
• Monnaie : rouble
(1 euro : environ 41 roubles)
• Fête nationale : 12 juin
• Population : 143 millions d’habitants
• Densité : 8 habitants/km²
• Espérance de vie : 69 ans
• Taux d’alphabétisation : 100 %
• Indice de développement humain : 0,76 (66ème place sur 187 – PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2011)

Les success stories monégasques à Moscou

Certaines sociétés se sont déjà implantées en Russie. Focus.

Albert-II-Mirco-Albisetti
© Photo Eric Mathon/Palais Princier.

Une Radio Monte-Carlo qui tourne en boucle dans les échoppes de la Place Rouge, un Beef Bar signé Giraudi dans un grand hôtel moscovite… Certains signes ne trompent pas : on peut humer l’air de la principauté dans l’ancien empire soviétique.
Certaines sociétés monégasques sont même basées à Moscou depuis près de 30 ans. Le fournisseur de viandes et poissons congelés Frimo a commencé à travailler en URSS en 1988. Son président délégué Mirco Albisetti a tout connu. La faillite du système, les privatisations sous Eltsine… Après avoir goûté au système étatique, il a démarché des clients privés au port de marchandises de Saint-Pétersbourg. Frappe à la bonne porte, rencontre Tatiana Bitko. « Notre associé était responsable pour le ministère du commerce de toutes les discussions sur les produits alimentaires. On a fait notre société sur la base d’une participation à 50 % », détaille l’Italien. Tout s’enchaîne alors. La construction d’un centre de distribution dans la banlieue de Moscou, la licence d’importation pour 25 000 tonnes… Aujourd’hui Frimo est le 2ème importateur de viande de bœuf en Russie et développe un chiffre d’affaires de 150 millions de dollars. Cette société, qui fait partie du groupe Inalca Cremonini (leader européen avec 3,5 milliards d’euros de CA), participe à des projets financés par le gouvernement dans le domaine agricole. « On travaille sur la génétique du bétail et nous sommes associés à créer des règles d’importation comparables aux règles européennes ».

Filiale russe
On souhaite à Agriland une telle success story. A Moscou, lors de la mission de la CDE, son président délégué général a officialisé la création de sa filiale russe. Agriland Russie s’occupera de la distribution des produits chocolatiers haut de gamme sur le marché russe et en particulier à Moscou. Agriland, qui existe depuis 1990, distribue en Russie depuis le début des années 2000. « Aujourd’hui, notre cible, ce sont les beaux hôtels et restaurants, mais aussi les artisans pâtissiers et chocolatiers », affirme Enrico Bardini. L’importateur compte bien essaimer toute la place moscovite et saint-pétersbourgeoise, sensible aux produits de luxe, avant de conquérir d’autres régions de la Russie. « Pour le moment, nous exportons quelques tonnes de produits pour 100 000 euros de chiffre d’affaires », ajoute-t-il modestement. L’homme a un plan de développement à 5 ans ambitieux. « Aujourd’hui, notre chiffre d’affaires est de 7 millions d’euros. Dans 5 ans, on envisage de le doubler. Le marché russe est celui sur lequel on mise le plus. » Et si, paraît-il, les meilleurs restaurants italiens de Moscou utilisent déjà ses produits, la nouvelle filiale d’Agriland lui permettrait de viser la grande distribution sélective. « On a déjà eu des contacts avec le Gum », souffle le chef d’entreprise. Soit la chaîne de produits de luxe ultra-chic qui règne déjà sur la Place Rouge…