mardi 16 avril 2024
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Emmanuel Pilon : « Il faut se faire plaisir, et faire plaisir »

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L’information a été officialisée le 9 juin 2022. Emmanuel Pilon est devenu le nouveau chef du Louis XV. Il a remplacé Dominique Lory, qui a succédé à Franck Cerutti au poste de chef exécutif de l’ensemble de la restauration de l’hôtel de Paris. Pour Monaco Hebdo, Emmanuel Pilon raconte son parcours, et livre sa vision de ce restaurant triplement étoilé par le Michelin. Interview.

Qui vous a fait découvrir le monde de la cuisine ?

Mon arrière-grand-père était cuisinier. Mon grand-père était cuisinier. Et mon père était cuisinier. Mais, honnêtement, au début, je n’étais pas passionné par la cuisine. J’ai débuté dans ce métier un petit peu par facilité, et je n’ai pas accroché plus que ça. Et puis, au fil du temps et des stages que j’ai pu faire, je me suis pris de passion. Et, à partir de 16-17 ans, ce métier est devenu un objectif.

Votre parcours professionnel ?

J’ai d’abord fait deux ans d’études à Saint-Chamond, en internat, près de Saint-Etienne. C’est là que j’ai fait mon BEP. Puis, j’ai obtenu un bac professionnel à Vénissieux. Ensuite, j’ai commencé ma carrière à Lyon, de 2005 à 2006, au poste de commis, chez Christian Têtedoie et Davy Tissot. Ensuite, j’ai été demi-chef de partie à la Villa Florentine, de 2006 à 2009.

Qu’avez-vous appris durant cette période 2005-2009 ?

Avec Christian Têtedoie, c’était difficile, parce que je sortais de l’école et qu’on m’avait tout de suite donné un poste à responsabilité. Du coup, cela m’a permis de me forger un caractère. J’ai énormément appris. Ensuite, je suis parti à la Villa Florentine. C’était plus structuré, plus technique. C’était une cuisine de meilleur ouvrier de France, avec une équipe extraordinaire et très solide. C’était très formateur. Pendant trois ans, j’ai pu apprendre les techniques.

Emmanuel Pilon Le Louis XV
© Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo

« Honnêtement, au début, je n’étais pas passionné par la cuisine. J’ai débuté dans ce métier un petit peu par facilité et je n’ai pas accroché plus que ça »

Et ensuite ?

À Lyon, on m’a dit que ça serait bien d’aller au Louis XV pour apprendre à travailler les produits. J’ai accepté, et j’ai donc rejoint Alain Ducasse en 2009, comme chef de partie. Lorsque je suis arrivé en principauté, Pascal Bardet était chef. C’était un autre univers. Une grosse brigade, avec trois étoiles au Michelin, des produits incroyables… J’ai vraiment accroché. Dominique Lory est arrivé, ainsi qu’une nouvelle cuisine. Je suis devenu sous-chef et je m’amusais bien. Je suis donc resté cinq ans, jusqu’en 2014. Ensuite, j’ai voulu aller à Paris, parce que c’est là que tout se passe. Alain Ducasse m’a proposé de faire l’ouverture du Plaza Athénée, avec le chef Romain Meder, en tant que chef adjoint.

Que retenez-vous de ces années au Plaza Athénée avec Romain Meder ?

Ça a été une expérience extraordinaire. Nous avons travaillé sur le concept de « naturalité » (1), une nouvelle vision de la cuisine imaginée par Alain Ducasse. J’ai aussi développé une attache particulière avec Romain Meder. C’était une relation vraiment très particulière que nous avions. On s’est totalement lâché, on s’est mis aucune barrière. Nous avons travaillé sur l’anti-gaspillage, sur de nouvelles techniques de cuisson et de conservation… On s’est lâché.

Emmanuel Pilon Le Louis XV
« Au Louis XV, il n’y a pas de rythme pour le changement de carte. Donc, on fait des essais tous les jours. Surtout, on fonctionne en fonction des saisons. Du coup, on sait que certains produits ne seront bientôt plus disponibles. Or, c’est le produit qui décide. » Emmanuel Pilon. Chef du Louis XV. © Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo

Vraiment ?

Nous avons réfléchi sur des produits comme l’anémone ou le concombre de mer, qui sont très difficiles à travailler. L’anémone ou le concombre de mer étaient plus importants que du caviar. Pour nous, le végétal était plus noble que la protéine.

« Lorsque l’expérience ADMO s’est terminée le 3 mars 2022, après cent jours d’ouverture, Alain Ducasse m’a demandé si j’étais prêt. Dans un tel cas de figure, on ne réfléchit pas longtemps »

Avant d’être contacté pour ce poste à Monaco, vous étiez avec les chefs Albert Adrià  (2), Romain Meder, et Jessica Préalpato (3) aux Ombres, dans le cadre du restaurant éphémère Adrià Ducasse Meder aux Ombres (ADMO), installé sur le toit-terrasse du musée du quai Branly ?

Ça a été une expérience de dingue. Cela m’a permis de travailler avec le chef espagnol Albert Adrià, qui est un technicien hors pair. Nous lui avons apporté le côté produits et saisonnalité. Avec sa technique, il a fait des choses incroyables. On s’est nourri mutuellement et, pendant quatre mois très intenses, ça a été très enrichissant.

Emmanuel Pilon Le Louis XV
© Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo

Quand est-ce qu’on vous a proposé de prendre la tête des cuisines du Louis XV ?

Lorsque l’expérience ADMO s’est terminée le 3 mars 2022, après cent jours d’ouverture, Alain Ducasse m’a demandé si j’étais prêt. Dans un tel cas de figure, on ne réfléchit pas longtemps. Si Alain Ducasse estime que je suis la bonne personne, j’y vais, et j’essaie de lui rendre la confiance qu’il me donne.

Que représente le Louis XV pour vous ?

J’ai déjà travaillé au Louis XV, mais je me suis jamais dit que j’allais revenir pour être chef. Ce restaurant est l’une des plus belles maisons du monde. La salle est extraordinaire, la cuisine propose un outil de travail incroyable, et les équipes le sont tout autant. Nous sommes 17 en cuisine et 4 en pâtisserie.

Vous ressentez de la pression, alors que, désormais, vous dirigez les cuisines d’un restaurant devenu une institution depuis son ouverture, en mai 1987 ?

Il y a toujours de la pression. Mais il faut l’absorber. Il faut arriver à faire abstraction, sinon on n’avance pas, et on ne cuisine pas librement. La pression doit nous nourrir. Il faut que ce soit une pression saine, qui nous pousse.

« Aujourd’hui, il faut être flexible. Il est important d’arriver à conjuguer vie professionnelle et vie personnelle. C’est primordial. On essaie donc d’appuyer là-dessus »

Quelle cuisine aimeriez-vous proposer ?

J’aimerais garder l’identité du Louis XV et amener ma touche, qui est marquée par les voyages et les différentes expériences que j’ai pu avoir, que ce soit chez les chefs Dan Barber, ou Paul Pairet par exemple.

Lorsque vous construisez la carte du Louis XV, quelle est votre marge de liberté ?

Je ne m’interdis rien. Je fais des propositions, et, quand Alain Ducasse est là, il goûte. Le chef a confiance en moi.

Quels sont les plats indéboulonnables sur la carte du Louis XV ?

On peut citer les légumes des jardins de Provence à la truffe noire. Mais au fond, rien n’est indéboulonnable. On peut tout s’approprier et retravailler. C’est même le but. On peut faire évoluer les plats.

Comment travaillez-vous, afin de faire évoluer votre carte ?

Au Louis XV, il n’y a pas de rythme pour le changement de carte. Donc, on fait des essais tous les jours. Surtout, on fonctionne en fonction des saisons. Du coup, on sait que certains produits ne seront bientôt plus disponibles. Or, c’est le produit qui décide. Et cela nous amène à travailler sur de nouveaux plats. Notre carte est vivante et évolutive.

Quelles ont été vos premières décisions en arrivant ?

J’ai commencé par apprendre à connaître les gens et les équipes. Il est important que l’on avance tous ensemble, et dans le même sens.

Chaque été, la Société des bains de mer (SBM) emploie environ 700 saisonniers, et 30 à 40 manquaient pour cet été 2022, a annoncé en mai 2022 le président-délégué de la SBM, Jean-Luc Biamonti : le Louis XV peine aussi à recruter ?

Au Louis XV, ce n’est pas que nous ne sommes pas concernés, mais nous faisons attention à nos équipes. Il faut les impliquer, il faut les intéresser. Il faut aussi être présent auprès d’eux, et les accompagner. On fait beaucoup moins d’heures de travail qu’avant. Les techniques de travail sont adaptées. Aujourd’hui, il faut être flexible. Il est important d’arriver à conjuguer vie professionnelle et vie personnelle. C’est primordial. On essaie donc d’appuyer là-dessus.

Emmanuel Pilon Le Louis XV
« Qu’est-ce qu’un plat trois étoiles Michelin ? Pour moi, c’est une expérience globale. » Emmanuel Pilon. Chef du Louis XV. © Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo

Vos équipes sont au complet ?

Ça va, on ne se plaint pas.

Cela signifie que les métiers de la restauration ne sont plus attractifs, parce que c’est trop difficile, trop exigeant ?

Non. Les métiers de la restauration ne sont pas devenus trop durs. Ce phénomène de manque de personnel n’est pas lié qu’à la restauration. C’est général. Le bâtiment est aussi concerné, ainsi que le commerce.

Aujourd’hui, beaucoup de chefs mettent en avant le côté « santé » des aliments : vous allez faire la même chose ?

On vient naturellement sur le végétal. On fait plus attention, on met moins de sel, moins de gras, moins de sucre…

« Les étoiles Michelin sont une très belle reconnaissance. C’est une consécration. Mais il faut aussi penser à satisfaire les clients. C’est un ensemble. L’un se nourrit de l’autre »

D’où viennent les produits qui sont servis au Louis XV ?

Essentiellement de France et d’Italie. Deux fois par semaine, je me déplace. Le jeudi, je vais en Italie, à Vintimille. Juste au dessus de cette ville italienne se trouvent les maraîchers avec lesquels nous avons établi une relation. On trouve là-bas des légumes, des fruits, des plantes sauvages… Le samedi, on va au cours Saleya, à Nice. J’ai créé un lien avec des paysans, à qui je fais des demandes particulières, comme de la figue verte, des branches de cassissier, ou même des pois chiches verts, par exemple. Au total, nous avons plusieurs dizaines de fournisseurs. On sait qui fait quoi, et à qui demander quoi.

Les pratiques “antigaspi” sont encore peu adoptées parfois, dans certains palaces : allez-vous mettre l’accent sur ce sujet au Louis XV ?

Les pratiques antigaspillages sont très importantes pour moi. Quand je vois qu’avant les poubelles étaient pleines d’épluchures… Aujourd’hui, au lieu de commander des légumes entiers pour faire un bouillon, on va prendre les épluchures, et ce sera tout aussi bon. Sur le poisson, on récupère tout pour faire de la charcuterie de la mer. Bref, on peut imaginer plein de choses. Cela pousse à réfléchir à de nouvelles utilisations, et à de nouvelles recettes.

Emmanuel Pilon Le Louis XV
© Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo

Un exemple ?

Plutôt que de mettre à la poubelle une tête de poisson, on va la cuire. Ensuite, on va récupérer toutes les chairs. Avec les arêtes, on fait un bouillon, que l’on fait réduire. Ensuite, on mélange les chairs avec ce bouillon réduit. Et on ajoute des herbes, des échalotes.

Certains plats servis au Louis XV répondent déjà à cette volonté de lutte contre le gaspillage ?

Bien sûr. On peut citer le loup tomate. Pour réaliser ce plat, je cuis la tomate entière. Comme elle est confite entière, il n’y a pas de pertes. Pour le loup, la tête et les arêtes sont récupérées pour faire le jus avec. Donc, le collagène de la tête et des arêtes lient mon jus, avec des tomates moins belles. Bref, je conserve tout. Aujourd’hui, les produits sont chers. Derrière ces produits, il y a des gens qui travaillent. Il faut donc les respecter, comme il faut respecter le produit. Donc tout utiliser dans un produit, pour moi, c’est rendre ce respect.

L’écologie passe aussi parfois par renoncer à cuisiner certains poissons, parce qu’ils sont en voie d’extinction ?

Exactement. Il faut parfois renoncer à certains poissons, parce qu’il faut faire attention à nos ressources. La saisonnalité est aussi très importante.

« J’aime aussi aller manger chez les collègues. Mais sans pression. On ne se juge pas, c’est « à la cool ». Nous ne sommes que des cuisiniers… »

Que représentent les étoiles Michelin pour vous ?

Les étoiles Michelin sont une très belle reconnaissance. C’est une consécration. Mais il faut aussi penser à satisfaire les clients. C’est un ensemble. L’un se nourrit de l’autre.

Décrocher une étoile au Michelin donne aussi davantage de visibilité, ce qui permet d’attirer plus de clients ?

Le Michelin donne de la visibilité. Mais aujourd’hui, il y a aussi les réseaux sociaux, le 50 Best, la Liste, les émissions de télévision… Tout cela participe au rayonnement de nos métiers. Mais il ne faut pas penser : « Je cuisine pour trois étoiles, je cuisine pour deux étoiles, je veux aller chercher une deuxième étoile… ». Il faut se faire plaisir, et faire plaisir avant tout. C’est primordial.

Emmanuel Pilon Le Louis XV
© Photo Iulian Giurca / Monaco Hebdo

Surtout quand on a trois étoiles au Michelin, qu’on ne peut pas en avoir quatre, et que le risque, c’est de redescendre à deux ou un macaron ?

Il faut garder ça en tête. Mais il ne faut pas être obsédé par ça. Il faut garder la rigueur que l’on a. Quand je fais un plat, je ne me dis pas : « Est-ce que je vais perdre une étoile avec ça ? ». Les retours que me font les clients me permettent de savoir si c’est un plat digne d’un trois étoiles ou pas. Parce que les clients du Louis XV sont souvent des habitués des plus grands restaurants dans le monde.

Finalement, c’est quoi un plat trois étoiles Michelin ?

Si on va manger chez le chef Alexandre Mazzia à Marseille, sa cuisine trois étoiles Michelin est différente de celle de Frédéric Anton, qui a, lui aussi, trois macarons. Si on va manger à l’Ambroisie, la cuisine du chef Bernard Pacaud est plus classique, tout comme chez Georges Blanc. Et au Louis XV, c’est encore différent. Alors qu’est-ce qu’un plat trois étoiles Michelin ? Pour moi, c’est une expérience globale. Et même s’il y a toujours un plat qui va se démarquer, cela reste propre aux goûts de chacun.

En dehors de la cuisine, quels sont vos loisirs ?

J’ai besoin de m’évader. Donc je fais du sport, notamment de la course à pied et du foot. Il y a aussi ma famille, les voyages… Mon dernier voyage, c’était avant le confinement. Je suis allé au Canada. Et puis, j’aime aussi aller manger chez les collègues. Mais sans pression. On ne se juge pas, c’est « à la cool ». Nous ne sommes que des cuisiniers…

1) A ce sujet, lire l’interview d’Alain Ducasse publiée dans Monaco Hebdo n° 1092 : « Il faut arrêter de manger idiot ».

2) Albert Adrià a été le chef pâtissier d’El Bulli, élu cinq fois meilleur restaurant du monde. Il est actuellement chef cuisinier de Tickets, un restaurant une étoile Michelin à Barcelone.

3) A ce sujet, lire l’interview de Jessica Préalpato : « Je ne suis pas une fanatique de pâtisserie », publiée dans Monaco Hebdo n° 1112.